Le festival du film allemand reprend enfin son cours normal. Ahmed Shawky rend compte des attentes, des changements organisationnels et culturels de la 73e Berlinale.
Il y a trois ans, nous étions arrivés à Berlin pour assister à la soixante-dixième session de la Berlinale au milieu de nouvelles éparses sur un nouveau virus, apparu en Chine, qui se propageait, et de simples conseils sanitaires se limitaient alors à l’utilisation du désinfectant pour les mains et boire de l'eau constamment. Les discussions sur le virus se sont amplifiées pendant les journées du festival avec l'émergence de cas dans le nord de l'Italie puis l'arrivée de nouvelles de la fermeture complète de la région. Cela ne faisait que quelques jours depuis que nous sommes rentrés au Caire à la fin du festival quand la pandémie a été officiellement annoncée, les aéroports fermés et le monde entier mis en quarantaine pour la première fois de l'histoire.Cette fermeture sans précédent a touché tous aspects de la vie, notamment une activité qui est systématiquement associée à la rencontre d'un grand nombre de personnes, comme regarder des films. Depuis l'invention du cinéma, il n'y a jamais eu un jour où toutes les salles du monde ont fermé leurs portes, même durant les jours les plus sombres des guerres mondiales. La Berlinale – le festival qui se targue d'être le plus attractif pour le public en Europe – a dû tenir deux sessions d'affilée avec des mesures sanitaires strictes.
Enfin, le festival reprend son cours tout à fait normal, sans mesures sanitaires obligatoires. Une période durant laquelle l'actualité de la pandémie est mise de côté, ouvrant la voie à la discussion sur le cinéma, l'art et les préoccupations contemporaines posées par les films de la Berlinale qui proviennent du monde entier, lors de la 73e édition qui se tient du 16 au 26 février.
Compétition internationale… diversité de formats
Bien sûr, l'attention se tourne vers la compétition officielle, où 19 films sont en lice pour le prestigieux Ours d'or. La liste des films sélectionnés par le festival pour la compétition a suscité de nombreux commentaires de la part des adeptes, à la fois négatifs et positifs. C'est une bonne chose que deux films d'animation aient été sélectionnés pour la compétition pour la première fois de l'histoire, à savoir le film chinois « Art College 1994 » de Lu Jian, et le film japonais « Suzume Suzume » de Makoto Shinkai. Le film, qui est sorti dans les salles de cinéma au Japon en novembre dernier et a récolté un chiffre d'affaires de 13,5 millions de dollars, faisant de lui l'un des films les plus réussis de l'histoire du pays. Le choix d'un film commercialisé est assez inhabituel, il montre à quel point les programmateurs du festival ont aimé le film.Le festival a également manifesté son intérêt pour la représentation du cinéma féminin dans la compétition
L'expérience la plus étrange choisie pour la compétition est le film portugais « Bad Living » de Joao Canijo, qui est un film ordinaire sur cinq femmes qui dirigent un vieil hôtel où arrive une fille qui fait rouvrir de vieilles blessures que tout le monde pensait refermées à jamais. Mais un autre film de Canijo, intitulé « Living Bad », est projeté simultanément dans la compétition « Encounters » de la Berlinale. Un film qui, selon le dossier de presse – ainsi que le titre – est l'inverse du premier, et dans lequel le réalisateur raconte l'histoire sous un angle différent, lui donnant d'autres dimensions.
Le festival a également manifesté son intérêt pour la représentation du cinéma féminin dans la compétition, en sélectionnant 6 films de réalisatrices ; ce qui représente plus de 30%, un taux qui dépasse clairement la présence de films de réalisatrices dans les compétitions de grands festivals tels que Cannes.
Notes sur la représentation géographique
Contrairement à la diversité de genre et à l'augmentation de la présence des femmes, la compétition s'accompagne d'une moindre diversité géographique et représentation du cinéma mondial, sélectionnant 11 films européens, tous appartenant à l'ouest du continent (Allemagne, France, Italie, Espagne et Grande-Bretagne), tandis que, le cinéma d'Europe de l'Est est totalement absent de la compétition ; ce qui constitue un précédent. La compétition manque également de films arabes ou africains, et pour toute œuvre représentant le cinéma hollywoodien, le seul film américain participant à la compétition est un film indépendant dépourvu de stars, « Past Lives » de la réalisatrice d'origine coréenne Céline Song, qui a été montré il y a des semaines au Festival de Sundance et a été accueilli avec une ovation critique.Peut-être que le manque d'équilibre géographique est de bon augure, la direction du festival ne mettant que le goût artistique comme critère pour sélectionner des films, loin des calculs politiques et du désir de plaire à tout le monde, mais c'est certainement une situation frustrante pour de nombreux cinéastes des pays du tiers monde, dont Berlin a longtemps été la fenêtre la plus accueillante pour leurs œuvres.
Par exemple, pour le cinéma arabe, pour la première fois, aucun long métrage, récit ou documentaire arabe n’est présent dans la section Forum, elle qui montrait plusieurs films arabes chaque année. La présence arabe à la Berlinale sera limitée à deux longs métrages dans la section Panorama, deux membres du jury et deux œuvres dans la section Forum élargi.
La présence arabe à la Berlinale
Au premier plan de la participation arabe vient l'apparition du cinéma yéménite pour la première fois à la Berlinale, avec la projection du film « Les Accablés » du réalisateur Amr Jamal dans la section Panorama. Histoire d'une famille vivant les pressions économiques étouffantes du Yémen d'après-guerre, l'épouse découvre qu'elle porte un nouvel enfant et décide avec le père de se débarrasser du fœtus, découvrant que la mise en œuvre de la décision n'est pas facile, même s'il s'agit d'une décision logique visant à protéger un enfant de la souffrance et une famille de plus de douleur.Le deuxième long métrage arabe à la Berlinale s'intitule « Sous le ciel de Damas », un documentaire coréalisé par Heba Khaled, Ali Wajeeh et Talal Derki (dont le précédent film « A propos de Pères et de Fils » a été nominé pour un Oscar). Un travail inhabituel qui nous emmène du côté obscur de l'industrie de l'art en Syrie, à travers le parcours d'un groupe d'actrices qui, au cours de leur carrière, ont été soumises à des cas de harcèlement et d'abus physiques associés non seulement à la masculinité mais à la hiérarchie du pouvoir au sein des œuvres d'art en général.
Quant au programme Berlinale Talents, cette année sept talents arabes ont été sélectionnés pour participer
La section Forum élargi a sélectionné deux œuvres égyptiennes : une exhibition vidéo qui mélange des photographies et des vidéos du réalisateur Tamer El-Said intitulée « Emprunter un album de famille », et un court métrage d'Asem Hindawi intitulé « Simia: Stratagem for Undestining », les deux étant conformes à la nature de la section qui mélange différentes formes d'arts visuels et de littérature.
Quant au programme Berlinale Talents, cette année sept talents arabes ont été sélectionnés pour participer: l'acteur palestinien Samer Bisharat, le réalisateur irakien Ali Karim, la réalisatrice et photographe algérienne Zoulikha Tahar, le producteur et réalisateur tunisien Bilal Othmini, la réalisatrice et auteure tunisienne Charlie Koca, le productrice égyptienne Kassemet El Sayed, et le réalisateur égyptien Sameh Alaa, qui a reçu la Palme d'or au festival de Cannes pour son court métrage « Stasher ».
Deux changements dans l’organisation
Outre les sélections en compétition et la participation arabe, la Berlinale reste un rendez-vous incontournable de l'agenda annuel du cinéma. Un rendez-vous ayant son propre « club » de visiteurs réguliers du festival, des critiques, des journalistes et des professionnels de l'industrie, parmi lesquels les conversations se sont multipliées ces derniers jours sur leurs attentes quant au format du nouveau cycle du festival. Comme nous l'avons expliqué, c'est le premier cycle à se dérouler sous un format classique avec pleine capacité et sans restrictions sanitaires, mais il sera également témoin de deux changements majeurs dans l'expérience d'assister au festival, chacun a commencé au cours des deux cycles post-pandémie, mais cette année ils seront vécus complètement par tout le monde.Le premier changement est le passage du système d'émission de billets papier et d'inscription aux spectacles de presse avec une présence prioritaire pour les détenteurs de la carte du festival, pour assister à toutes les représentations, notamment les spectacles de presse et les spectacles de l'industrie, à la réservation des billets électroniques à l'avance. Cela a été initiée par le festival de Cannes à l'été 2021 et a provoqué des impressions contradictoires. La mesure réglemente le nombre de participants et leur économise l’effort des longues files d'attente qui se terminent parfois par certains d’eux ne trouvant pas de place dans la salle. Mais cela pose également des problèmes pour les participants plus âgés qui ne sont pas habitués à la réservation électronique. Sans parler de la pression croissante des utilisateurs sur le site de réservation au début de chaque journée.
Le deuxième changement est la perte des salles CineStar, qui constituaient un point central pour les projections de films. La décision de les fermer a changé la carte des projections de presse et des projections de l’industrie, obligeant chacun à faire de nouveaux plans pour regarder des films en fonction de ce changement.
Tout ce qui précède pare l'attente du nouveau cycle de la Berlinale d’un mélange contradictoire d'émotions : un désir de profiter d'une version dans le format classique du festival et une attente de changements dans l'expérience et les sélections de films. Alors, quel sera le résultat final de cette combinaison ? c'est ce que nous découvrirons dans quelques jours.
Février 2023