Liban

Feb. 2018

Le conflit intergénérationnel  4 min « Si on ne le fait pas, qui le fera ? »

Un groupe de personnes dans une rue de Beyrouth brandissant des affiches critiquant la mauvaise gestion du gouvernement et la crise des ordures ménagères en 2015. ©Antoine Abou-Diwan

Quelque chose d’exceptionnel a vu le jour à Beyrouth. L’incurie du gouvernement conjuguée à la crise des ordures de 2015 a décidé une jeunesse libanaise galvanisée à demander des comptes à ses dirigeants. Tout a commencé après la fermeture de la décharge saturée de Naamé.

Chapitre I : Des monticules de déchets

 
Juin 2015 : Même si les politiciens savaient pertinemment que la déchèterie de Naamé allait fermer, ils n’ont jamais cherché à élaborer de plan durable de gestion des déchets pour Beyrouth. Et quand la déchèterie a fermé sans solution de rechange, le syndicat d’éboueurs s’est mis en grève.
 
Après quelques heures seulement, les déchets débordaient dans les rues de Beyrouth.

 
Les déchets s’amoncellent à Beyrouth, Liban 2015
Les déchets s’amoncellent à Beyrouth, Liban 2015 | ©Antoine Abou-Diwan

 Les trottoirs étaient impraticables après une journée ; les voitures ne pouvaient plus rouler au bout de quelques jours. Qu’a fait le gouvernement ? Au lieu d’apporter une solution, la ville de Beyrouth a saupoudré les déchets de carbonate de calcium pour empêcher les rats et autres nuisibles d’envahir les rues et d’éventrer les poubelles.
 
La situation a dégénéré. Les habitants se sont mis à brûler leurs déchets. L’odeur des poubelles exposées au soleil n’était plus supportable. Les gens portaient des masques. Il devenait impossible d’ouvrir les fenêtres sans faire entrer la puanteur et la fumée. Photos et vidéos de poubelles en flammes ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux. L’indignation grondait. Je me rappelle les discussions en famille. Si l’indignation était unanime, mes parents et oncles craignaient que les appels à protestation et l’inaction du gouvernement ne débouchent sur l’instabilité politique et sociale, deux points qui ne quittent jamais l’esprit des Libanais.es.
 
On brûle les poubelles dans les rues de Beyrouth, Liban 2015
On brûle les poubelles dans les rues de Beyrouth, Liban 2015 | ©Antoine Abou-Diwan

Leur inquiétude était compréhensible. Mes parents sont passés par 25 ans d’une guerre civile qui a coûté la vie à plus de 150 000 personnes et déplacé plus d’un million. Moi, de l’autre côté, j’espérais que la crise des déchets pousse les gens à se mobiliser pour exiger un meilleur système politique et économique.
 
Je passais un soir devant un monticule de déchets en train de brûler. Je garais ma voiture cent mètres plus loin pour prendre une photo. Mais à peine avais-je ouvert la portière que la puanteur m’avait submergé.
 

Chapitre II : Les premières étincelles

 
Ayant l’impression que le gouvernement n’avait que faire que nous puissions crouler sous les ordures, la jeunesse est sortie dans la rue. Tout a commencé par des petites marches et des rassemblements d’une douzaine de personnes tout au plus brandissant pancartes et mégaphones, scandant des slogans contre le gouvernement et appelant à la manifestation. Et l’appel fut entendu.
 
Que ces premiers groupes fussent à l’origine du mouvement de masse ou non, une chose était sûre : il n’était dès lors plus seulement question de crise des déchets. Les gens en avaient marre de l’incurie du gouvernement, de la corruption et de l’inaction des pouvoirs publics.

 
Poubelles en feu et barricades dans les rues de Beyrouth, Liban 2015
Poubelles en feu et barricades dans les rues de Beyrouth, Liban 2015 | ©Antoine Abou-Diwan
 
La place des Martyres au centre de Beyrouth accueillit bientôt un plus grand rassemblement. Il y avait de la musique et des doléances. On rapportait la crise des déchets à la corruption économique et au manque de transparence des dépenses publiques.
 
L’attention des médias sur les jeunes activistes grandissait parallèlement aux foules dans les rues. Quand j’en parlais à mes parents, voire aux personnes plus âgées en marge des cortèges, c’est toujours la même crainte qui venait à s’exprimer : « Et si on débouchait sur l’instabilité et de plus graves problèmes ? » Le souvenir de la guerre civile entre chrétiens et musulmans, socialistes et nationalistes, etc., était toujours aussi vivace. Mais la crise des déchets n’avait rien de comparable. Les monticules de poubelles en putréfaction ne touchaient pas juste une des dix-huit confessions libanaises. Elles touchaient tout le monde. Et les jeunes qui ne connaissaient pas la guerre en avaient assez. Ils ne pouvaient pas juste rester sans rien dire et maintenir le statu quo comme leurs parents.
 
J’ai pris part à beaucoup de manifestations au Liban, pour les motivations les plus diverses : la laïcité, la prorogation illégale des mandats parlementaires, la loi contre les violences conjugales, les droits LGBTQ, et j’en passe. Mais là, c’était différent.
 
Pour la première fois depuis des années, le pays tout entier, traversé par des lignes de partage confessionnelles et politiques, s’accordait sur une chose. Non pas une cause chrétienne ou musulmane, religieuse ou laïque. Mais contre la corruption et l’échec de nos dirigeants. Une chose qui mettait tous les Libanais d’accord.
 
La rage explosa contre un gouvernement indifférent aux préoccupations des citoyens.
Si les poubelles n’en étaient qu’une cause parmi d’autres, elle était tout en haut de la liste. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres.
 

Chapitre III : L’ouverture des vannes

 
Au Liban, le mouvement finit par s’essouffler quand la police réprime une protestation ou que le gouvernement ferme les yeux assez longtemps. Cette fois, c’était différent. Quand la police a sorti les canons à eau, tiré des balles en caoutchouc et opéré des arrestations massives, les gens sont descendus dans la rue pour se joindre à la foule. La police jetait des bombes lacrymo et les manifestants les renvoyaient. Et, bien sûr, les gens revenaient le lendemain en plus grand nombre. Le mouvement avait commencé.
 
Quand je demandais aux manifestants s’ils n’avaient pas peur des violences policières et des arrestations, ils me répondaient qu’il leur fallait être dans la rue. « Si on ne le fait pas, qui le fera ? » me répondaient-ils.
 
Les médias nationaux et étrangers couvraient les événements, Beyrouth était sous les feux des projecteurs. Des gens de toute origine rejoignaient les jeunes manifestants au chant de : « Le peuple exige la chute du régime. »
 
Cette génération n’avait pas perdu tout espoir comme l’autre. Quinze ans de guerre civile vous broient. La majorité des manifestants militaient pour une vie meilleure et voulaient se prendre en main. Là où nos parents cherchaient avant tout la stabilité, de peur que la guerre ne revienne, la nouvelle voulait autre chose. Si des personnes âgées sont descendues dans la rue, la plupart se sont limitées à soutenir la protestation à distance. Et beaucoup regardaient les événements sans trop bien savoir quoi en penser.
 
Les manifestations ont eu un effet boule de neige. Les protestants répondaient aux déclarations des autorités et des dirigeants politiques par un regain de manifestations d’appels à la démission.
 
Ma génération n’ayant pas connu la guerre, je peux comprendre en quoi ma famille pouvait craindre une escalade. En tant que journaliste qui couvrait la protestation, je luttais pour contenir mon excitation.

 

Chapitre IV : L’escalade

La répression policière fut féroce : les balles de caoutchouc tirées presque à bout portant, coups qui s’abattent sur les manifestants cherchant à fuir, charges des journalistes et de quiconque portant secours à autrui. Mohammad Kassir, un camarade étudiant à quelques mois de décrocher son diplôme d’ingénieur, fut touché à l’arrière du crâne et a sombré dans le coma. Il a survécu, mais sa vie ne sera plus jamais la même.
 
L’événement a traumatisé mes parents et les parents d’amis. Ils ont demandé à moi et à d’autres, qui couvrions les manifestations ou manifestions, d’arrêter, de rester à la maison, car ça n’en valait pas la peine selon eux.
 
Au plus fort des affrontements, on entendait toutes les cinq minutes une ambulance de la Croix rouge libanaise foncer sirènes hurlant à l’hôpital le plus proche.
 
La protestation durait toute la journée et toute la nuit. La nuit, l’insurrection s’intensifiait. La protestation s’arrêtait uniquement quand les gens se dispersaient ou que leur sécurité était en jeu, dans une ambulance ou un camion de police. Les heurts entre manifestants et police étaient devenus quotidiens.
 
 

Chapitre V : Transformation

 
La guerre civile avait ravagé le centre-ville de Beyrouth. Il fut reconstruit sans âme pour devenir un lieu cher où il n’y avait que des banques, des bureaux et de jolies façades cachant des bâtiments vides. Beyrouth sans le peuple.
 
Les manifestations ont ramené la vie au centre-ville de Beyrouth. Pendant un bref laps de temps, le centre était rempli de gens, jeunes comme âgés. On y parlait, riait, faisait des selfies, taguait, se délestait de ses frustrations et affrontait la police.
 
Cet été-là, le champ des possibles s’était rouvert. Un autre Liban était possible.
 
Quand la police érigea un mur en béton, des artistes le recouvrirent de fresques contestataires au bout de quelques minutes. Les gens se rassemblaient à l’ombre du mur pour poursuivre leurs discussions.

Le centre de Beyrouth redevenait l’espace d’un moment ce qu’il avait été avant-guerre et ce qu’il devait redevenir : un lieu où les gens de la capitale et de tout le pays peuvent se retrouver, un espace public. Même de petits vendeurs d’eau fraîche s’y étaient installés. Il était devenu la base démocratique qui faisait défaut au Liban pendant des années.
 

Chapitre VI : Que reste-t-il ? Et après?

Les poubelles ont été enlevées des rues. La plupart des barricades ont été abattues, presque tous les graffitis ont été effacés.
 
Beyrouth n’a toujours pas de plan pour gérer durablement ses déchets. Le gouvernement n’a fait qu’ouvrir de nouvelles déchèteries sans mener de véritable étude – s’il en a mené seulement une – quant à l’impact environnemental, et il fait comme si tout allait pour le mieux.
 
Une chose est certaine : les gens sont devenus sensibles aux questions locales, notamment lorsqu’il en va de l’espace public libanais qui se réduit comme peau de chagrin. Deux listes indépendantes se sont présentées en 2016 aux élections municipales de Beyrouth. Aucune n’a gagné.
 
Le grand public est plus vigilant et sensible à la politique locale. La génération de mes parents est lasse. Mais la nouvelle est en colère. Les dirigeants libanais l’ont déçue. Cette nouvelle génération a encore de belles années devant elle et ne compte pas minimiser les problèmes comme la génération précédente.
 
Pourquoi n’aurions-nous pas un plan de gestion des déchets comme dans les autres pays ? Pourquoi l’approvisionnement en eau et électricité n’est-il pas aussi fiable qu’ailleurs ? L’Internet au Liban est si lent qu’envoyer ce reportage à la campagne s’avérerait problématique. Est-ce acceptable ?
 
Alors, et après ? Je n’en sais rien. Tout peut arriver. Les meneurs de la protestation d’hier seront-ils nos dirigeants de demain ?

Une chose est sûre : le Liban assiste à l’émergence d’une génération qui refuse de rester gentiment à sa place, et ça fait naître de l’espoir.

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