Le conflit intergénérationnel  2 min Ma grand-mère, la génération selfie et moi

Vieille photo. Dans un bureau, aux murs tapissés d'étagères, six personnes sont dans la pièce. En bas à gauche deux personnes regardent la scène. De gauche à droite : un jeune homme en costume après avoir soutenu sa thèse de doctorat, à côté de lui un homme âgé en costume, lui remettant une médaille. A droite une femme assise sur une chaise avec un bébé sur ses genoux. ©particulier

Si la jeunesse qui n’est pas issue de l’immigration est suspectée de chercher à se singulariser, s’insurger et s’émanciper de la tradition et des conventions, alors à plus forte raison la jeunesse métissée. Celle dont les parents viennent de loin qui est née et a grandi en Europe. Ma génération.

Mes parents sont nés en Palestine. À la fin des années 1960, mon père est venu à l’âge de 19 ans étudier en Allemagne. Ma mère l’a rejoint après. Tous deux sont originaires du même village. Dans la famille, j’appartiens à la deuxième génération arabo-germanique, et mon fils, qui aura bientôt un an, à la troisième.
 
Je me rappelle quand nous participions à Brême à des cercles de discussion. Un vieil Égyptien se trouvait au centre d’un groupe de jeunes Allemands d’origine arabe. J’étais alors très jeune et me souviens parfaitement qu’une adolescente a dit à l’homme qu’on n’allait plus chercher son/sa partenaire dans le pays d’origine de ses parents. Je revois clairement sa mine stupéfaite et ses hochements de tête désapprobateurs dont nous nous fichions pas mal.
Quatre personnes sur une route rocailleuse en Palestine en 1968. De gauche à droite : Un homme d'âge moyen avec un costume et un couvre-chef traditionnel tenant un colis, au centre deux femmes portant des vêtements, l'une tenant un sac, l'autre du pain. A droite des femmes portant une longue robe noire et un long hijab blanc.
En partant de la gauche : Awad, le grand-oncle, les tantes Sofia et Fawzia, avec ma grand-mère Tamam à Naplouse, Palestine 1968 | ©particulier
Nous étions au cœur d’un conflit générationnel estampillé par l’histoire de nos familles, de leurs attentes, de leurs peurs et de leurs vécus. Car le monde dans lequel nos parents ont grandi n’est pas celui dans lequel nous vivons.
 
Mes parents sont originaires d’un petit village palestinien qui a disparu il y a soixante ans. Et même s’ils ont eux-mêmes grandi dans une grande ville, mes grands-parents leur ont transmis leurs valeurs et leurs traditions, et notamment la valeur de la grande famille : plusieurs générations vivent sous un même toit ou côte à côte ; les enfants sont élevés dans la déférence et le respect de leurs aînés. La nouvelle génération est garante de celle qui l’a précédée. Dans ce système social, l’État joue un rôle mineur. Et quand les parents laissaient partir leurs enfants, c’était avec la certitude qu’ils reviendraient un jour.
 
Le monde dans lequel j’ai grandi se compose de familles nucléaires. Je n’ai pas grandi entouré de mes grands-parents, oncles et tantes. Je ne me souviens pas non plus d’avoir connu quelqu’un ayant grandi dans une grande famille.
 
Le monde dans lequel j’ai grandi enseigne l’indépendance aux jeunes générations. Prépare dès le plus jeune âge à décider par soi-même. À quitter tôt le cocon familial, à faire de nouvelles connaissances, à vivre en colocation. À prendre un job pour être autonome. Autant d’étapes par lesquelles il faut passer pour avancer dans le monde dans lequel j’ai grandi : l’autodétermination y est le bien le plus cher.
 
En psychologie culturelle, on qualifie d’interdépendantes les structures sociales dans lesquelles les rapports familiaux et la communauté occupent une place de premier ordre ; et d’indépendantes les structures qui reposent plus fortement sur l’individu. Toutes deux recouvrent des conceptions opposées de la vie qui ont été portées par différentes générations dans ma propre famille.

 
Un homme portant une chemise blanche et des lunettes de soleil, une pipe à la bouche se tient devant la porte de Brandebourg à Berlin en 1967. Devant la porte, le mur de Berlin.
Mon père, Diab Abed, devant la porte de Brandebourg à Berlin en 1967 | ©particulier
Pour des migrants comme l’ont été mes parents, ma fratrie ne correspond pas exactement à la descendance qu’ils auraient voulue. Nous ne voulions pas spécialement apprendre l’arabe à l’école, nous vadrouillions les week-ends jusque tard dans la nuit. Et, pour nos parents, nous ne nous sommes sûrement pas montrés assez respectueux à leur égard.
 
Mais la question est de savoir s’il s’agit là d’un conflit de générations seulement parce que nos familles sont issues de l’immigration. Suffit-il de tout ramener à la culture et à l’origine ? À moins que la Palestine, l’Égypte, la Turquie et tous les autres pays d’origine aient aussi changé depuis longtemps ?
 
Quand, pendant les vacances d’été, mon père passait en taxi devant la maison de sa mère, des douzaines de personnes le saluaient. Tout le monde se connaissait. Quand on ne trouvait pas la maison d’un.e ami.e, il suffisait de demander au premier voisin venu. Les grandes fêtes étaient l’occasion de se retrouver pour cuisiner tous ensemble. On partageait les repas et s’occupait de son prochain.
 
Deux jeunes enfants assis sur un canapé avec des broderies florales dans la maison de leurs grands-parents dans la ville de Gaza, Palestine, 1989.
Ma cousine Nour (à gauche) et moi chez les grands-parents à Gaza, Palestine, 1989 | ©particulier
Tout cela n’est plus. La vie et les gens que nos parents ont quittés en quittant leur pays ont changé. Nombre de familles ne vivent plus côte à côte ou sous le même toit pour des raisons personnelles ou économiques. La vie s’est anonymisée ; les relations sociales ne se limitent pas au seul village. Le partage, les rapports de voisinage, les rituels communs, beaucoup de choses ont changé.
 
D’autre part, cela fait déjà des décennies que les conflits générationnels existent. Pendant des semaines, mon grand-père n’a pas parlé à mon oncle qui, dans les années 1970, s’était fait pousser les cheveux comme ABBA.
 
Quelques années auparavant, mon père avait déçu les attentes de ses parents en partant étudier à l’étranger, ce que mes grands-parents n’ont jamais pu accepter. Pour eux, nourrir les poules valait mieux que vivre loin d’eux.
 
Ma grand-mère maternelle de 82 ans a dû s’habituer à tous les selfies de ses petits-enfants. Et mon oncle aux longs cheveux a depuis un fils un peu particulier qui, en dépit des remarques de ses parents, laisse pousser ses cheveux et sa barbe comme un vrai hipster.
 
Je suis sûre que je ne comprendrai pas tout ce que fera mon fils dans quinze ans. J’accueillerai sûrement beaucoup de choses par un hochement de tête, peu importe où il grandit et comment je l’éduque. Cela fait longtemps par exemple que la mode du selfie m’est passée, ce qui me rapproche de ma grand-mère. Dans dix ou vingt ans, mon fils se tournera vers de nouveaux médias et de nouvelles tendances qui me resteront étrangères.
 
Je suis d’avis que le conflit ou, pour être plus précise, le dialogue entre les générations a toujours existé. Il sert finalement à l’évolution tant de l’individu que de la société.
 

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