Avant de venir, je pensais que l’Algérie était un pays ouvert, où les gens vivaient bien ensemble. Mais dès mon arrivée à l’aéroport, j’ai été choquée. Ils nous dévisageaient, nous pointaient du doigt et quelqu’un a crié : « welcome to Algeria, kahloucha ! » Je me rappelle très bien de ce mot, je ne savais pas encore que c’était une insulte.
Le jour de mon arrivée à la Cité U, c’était pareil, on nous huait. Plus tard, dans la rue, j’étais coiffée en afro, un jeune m’a mis une cigarette dans les cheveux. Ça les a brulés et ça a fait un trou. Une vieille dame est venue m’aider à stopper la flamme. Tout le monde rigolait. Je suis rentrée en courant, je pleurais. C’est alors que quelques filles sympas m’ont appris à insulter en algérien.
Plus je sortais dehors, plus je me faisais agresser, insulter ou frapper. Tout le temps, c’était : « kahloucha » (la Noire, péjoratif), « kahloucha zobbi » (la Noire ma bite), « nik mok » (nique ta mère), roh bledek (retourne dans ton pays). J’avais toujours une crainte, une boule au ventre. Il n’y a jamais eu de journée sans qu’on m’agresse, qu’on me frappe ou qu’on me tire les cheveux. Je suis rentrée dans une dépression terrible, le début de la folie. Je me promenais avec des bâtons pour me défendre.
Une fille n’a pas supporté la vie ici, elle n’arrivait même pas à sortir de sa chambre et dès la première année, elle a fait une tentative de suicide. Une semaine après, sa famille est venue la chercher. Moi, je ne pouvais pas rentrer, car j’avais honte que ma société me voit comme incapable de faire mes études, ils ne savent pas ce qu’il se passe ici.
Constantine est une ville particulièrement conservatrice, c’est bien pire qu’à Alger ou Bejaïa. Les garçons nous agressent constamment. S’ils voient une fille seule dans la rue, ils deviennent fous. Ils te lancent des cailloux, ils te lapident. J’avais l’impression que tout le monde voulait me faire du mal. Donc j’ai commencé à répondre par la violence. Ils me frappent, je les frappe, ils me cognent, je les cogne. Toutes mes années scolaires, c’était bagarres matin, midi et soir. Je ne savais même pas que j’avais autant de violence en moi, mais en Algérie, ça a tout fait sortir.
A la Cité U, certaines filles me disaient que j’étais belle, mais c’était pour se moquer de moi. D’autres étaient tellement choquées de voir une Noire, qu’elles restaient figées ou criaient et partaient en courant. Parfois, certaines venaient s’excuser par la suite. Je me suis fait des amies aussi, qui ont vraiment été là pour moi et m’ont invitée dans leur famille. Ces amitiés, c’est ce que je garde de plus beau de mes années à Constantine.
Grâce à moi, beaucoup de choses ont changé à la fac. Au début, les étudiants étrangers parlaient très peu avec les Algériens, ils gardaient leurs écouteurs pour ne pas être dérangés. Ils n’avaient aucun moyen de se défendre, pas d’endroit où aller se plaindre. Mais moi, à chaque fois que quelqu’un m’insultait, je me bagarrais et j’allais voir l’administration. C’est à partir de là que les étudiants noirs ont commencé à être respectés. Un jour, une fille m’a dit : « Grâce à toi, maintenant, je peux enlever mes écouteurs, on ne m’insulte même plus. » C’est avec la violence que je me suis fait respectée.
Entre étudiantes noires, on a donc créé comme une famille, avec beaucoup de solidarité. Les anciennes s’occupaient des nouvelles. Dès qu’une d’entre nous avait un problème, on était toutes là.
L’administration dit qu’elle est là pour nous. En effet, on peut porter plainte contre ceux qui nous agressent et l’administration les sanctionne jusqu’à un an d’exclusion. Mais elle ne fait rien pour sensibiliser les étudiants, à part nous partager par groupe de travail pour qu’on se mélange aux Algériens. Elle veut qu’on s’intègre, mais eux ne veulent pas d’intégration. Beaucoup de filles ont vécu du racisme même avec les profs. Une enseignante a demandé à une fille : « tu es un homme ou une femme ? Pour les Noirs, je n’arrive pas à faire la différence ».
La société algérienne, je la vois renfermée et raciste. Les Noirs sont encore vus par beaucoup comme des esclaves, comme une race inférieure. Ici, les images qu’on montre de l’Afrique noire, c’est la maladie, la famine, des gens qui vivent dans des villages éloignés sans aucune civilisation. Peu de documentaires passent sur l’Afrique, l’histoire africaine n’est pas enseignée, et les Algériens ne se considèrent pas comme Africains. Il faudrait leur enseigner que les gens qui viennent, appartiennent à de grands pays et qu’eux aussi sont africains. Ils ne connaissent rien de leur histoire, juste la révolution algérienne et la décennie noire, donc comment peuvent-ils respecter les Noirs ? La société les a abrutis. Ils sont comme des moutons, pendant que ceux au pouvoir s’enrichissent.
Lorsque je suis rentrée chez moi, ma mère s’attendait à me revoir religieuse, avec le hidjab. J’avais le crâne rasé, comme une star de rock n’roll. La pauvre, à l’aéroport, elle a failli avoir un arrêt cardiaque. Elle m’a dit : « tu étais où ? - Bah, j’étais en Algérie ! – mais, qu’est-ce qui est arrivé à tes cheveux ? – tes Algériens, tes bons musulmans là, ils ont brûlé mes cheveux ! ».
Photographe Leïla Saadna
Leïla Saadna est réalisatrice de films documentaires et artiste visuelle, elle vit et travaille depuis deux an à Alger. Après des études en arts plastiques à Paris, elle s'est orientée vers des projets filmiques et artistiques documentaires engagés et poétiques. Ses thèmes de travail et de recherche sont les histoires migratoires postcoloniales, la parole et les luttes des personnes concernées par des formes d’oppressions intersectionnelles comme le racisme et le sexisme, et plus particulièrement les vécus de femmes dans un contexte post-colonial.
Septembre 2018