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Raconter des histoires
L’histoire de Hannah Arendt (en dix mots)

What’s the story with Hannah Arendt? (in ten words)
© Patrick Tomasso

Ken Krimstein, auteur du roman graphique « Les Trois Vies de Hannah Arendt », explique comment les histoires de la philosophe permettent à son lectorat de mieux comprendre sa pensée.

De Ken Krimstein

Lorsque j’ai entrepris de créer une biographie graphique de Hannah Arendt, j’avoue que j’étais intimidé. Naturellement, lorsque j’ai proposé le projet à mon éditeur, je lui ai dit que je n’avais aucune inquiétude. Mais lorsque je me suis assis à ma table à dessin, face à la page blanche, j’ai eu le choc soudain de la reconnaissance, la prise de conscience effrayante que ma préparation en tant que caricaturiste pour le New Yorker et mes études en histoire ne suffiraient pas pour atteindre les hauteurs intellectuelles du « Mont Arendt ».

Or, quelque chose de remarquable s’est produit, comme cela s’est produit tant de fois au cours des deux années et demie qu’il m’a fallu pour rechercher, écrire et dessiner Les Trois Vies de Hannah Arendt. La voix de Hannah Arendt semblait sortir du monde souterrain pour me guider. Je suis tombé sur ses mots que j’ai collés sur le mur en face de ma planche à dessin :

L’art de conter dévoile le sens sans commettre l’erreur de le définir.

Hannah Arendt, Vies politiques Paris : Gallimard, 1974

Avec cette phrase, Arendt m’a donné la permission d’explorer sa vie, les incidents et les actions qui la composent, petits et grands, et de laisser son histoire me guider vers sa pensée, et non l’inverse.

Ces dix mots m’ont ouvert à un monde de découvertes, à la primauté de l’action et à un regard sur la vie de Hannah Arendt que j’avais hâte de partager. Sa pensée est devenue active. Ses luttes, ses triomphes et ses échecs sont devenus des signes et des indices tangibles que je pouvais faire vivre en mots et en images pour créer une expérience — son histoire.

Au risque de sombrer dans le cliché (un péché suprême pour Arendt), je propose, dans les quelque 3200 caractères qui suivent, d’éclaircir ces dix mots et de montrer comment ils ont fourni une feuille de route pour à peu près tout ce que la vie et la pensée de Hannah Arendt représentent aujourd’hui pour moi.

Premier mot : Conter. Nous vivons dans le temps. À bien des égards, nous existons en tant qu’individus isolés les uns des autres. Derrière nos deux yeux, nous regardons et nous écoutons. Nous écoutons comme si nos vies en dépendaient, car décidément, elles en dépendent. Nous avons une grande soif de savoir qui nous sommes. Et la seule façon de s’en faire une idée, selon Arendt, est d’écouter les histoires que les autres racontent à notre sujet pour reconstituer une partie de notre identité. Ces histoires concernent notre famille, notre pays, notre espèce, et, quel que soit le sujet, nous les écoutons avec voracité, car elles nous donnent des indices. Ces indices nous donnent des indications sur la façon dont les autres agissent, sur la façon dont ils nous voient, et nous offrent des scénarios, des possibilités et des conjonctions que nous pouvons stocker. Ils nous fournissent les ressources auxquelles nous nous référons et une feuille de route pour savoir comment nous comporter lorsque des choses nous arrivent (contingence). Ainsi, l’art de conter, au lieu d’être considéré comme quelque chose de « doux », « léger » et « réservé aux enfants », devient un élément clé de notre constitution au même titre que les protons, les neutrons, les électrons, la gravité et tout ce que les scientifiques peuvent imaginer.

En bref, nous sommes faits d’histoires.

Deuxième mot : Dévoiler. Il s’agit d’un gros mot. Nous ne faisons pas semblant et nous n’inventons rien. La « matière » des histoires et l’« action » qu’elles accomplissent ne sont pas un tour de passe-passe ou une transformation superficielle. Il s’agit plutôt du contraire. Les histoires creusent jusqu’aux fondations (les « planches » comme je le dis dans mon livre) et distillent une vérité plus profonde qui devient une « révélation ». Il s’agit d’une distinction importante dans la façon dont les histoires travaillent pour mettre chacun d’entre nous en contact avec quelque chose de fondamental que nous partageons avec les autres. C’est dans ce précieux espace « intermédiaire » ou « liminal » que se trouve notre monde humain.

Troisième mot : Sens. Un autre mot monumental. Arendt ne plaisantait pas lorsqu’elle l’a écrit. Le sens témoigne d’une compréhension profonde qui transcende le langage; il est la source d’énergie fondamentale qui guide nos actions et notre comportement — même si ce qu’il nous dit de faire n’est pas complètement rationnel. On pense, par exemple, à la notion de courir dans un bâtiment en feu pour tirer quelqu’un du danger. Ou de tomber amoureux d’une certaine personne. Ou d’acheter une nouvelle raquette de tennis. Pour citer le directeur de création publicitaire et philanthrope du milieu du XXe siècle, Bill Bernbach, « les faits ne suffisent pas », car le vrai sens relève des poètes, et non des comptables. En travaillant sur mon livre, j’ai maintes fois constaté que malgré son regard souvent froid sur le monde qu’elle habitait, Arendt, par ses actions, choisissait de le filtrer à travers la réalité des poètes.

Les cinq mots suivants : Sans commettre l’erreur de. Voici la clause d’avertissement. Elle affirme que, oui, il y a des principes, il y a des jugements justes et des jugements faux. Arendt nous encourage à penser « sans rampe », et montre à maintes reprises par ses actions qu’« il n’existe pas de pensée dangereuse, pour la simple raison que le fait de penser est en lui-même une entreprise très dangereuse ».

Ce danger ne nous dispense pas de la tâche, comme elle le dit, de « bien réfléchir ».

Comment bien réfléchir? Par « bien réfléchir », elle renvoie au fait de ne pas commettre d’erreur. Plus je lisais la « vie dans les temps sombres » de Hannah Arendt, plus je comprenais que la pensée (qui signifie une action, bien qu’elle ne se produise que dans la matière grise) a des conséquences. Et quel est le fil-piège, le signal d’alarme, le « ou bien », que la pensée défectueuse exhibe, que la narration empêche…

Deux derniers mots : Le définir. Arendt le réalise avec brio. La vie entre, au milieu de, et parmi les gens, dans un monde partagé, n’offre pas seulement une « VÉRITÉ » qui peut être définie avec un exemple et gravée dans la pierre. Au contraire, la vie commune dans notre monde partagé offre une myriade de « VÉRITÉS » qui rivalisent, se disputent et se bousculent dans l’espace public, révélant le sens comme un processus continu qui doit être élaboré entre nous, collectivement, conjointement et constamment. Ainsi, bien que l’histoire « 2 + 2 = 4 » soit incontestablement puissante, elle fait bien pâle figure en comparaison à l’histoire « Cendrillon, ses demi-sœurs, sa citrouille, ses pantoufles de verre et son prince, qui mènent à ce que je peux ressentir à propos de la famille, de l’amour et de la trahison… »

Tout se résume au pouvoir et à l’urgence de l’histoire et à la façon dont nous la racontons.

Aujourd’hui, après un livre et un troisième en cours de rédaction, le ruban adhésif qui retient ces dix mots de Hannah Arendt au-dessus de ma planche à dessin tient toujours bon.

Heureusement.