À un certain moment - de la fin des années 50 aux années 80 - ce sont effectivement les Américains qui donnaient du pain au petit-déjeuner aux enfants tunisiens. La politique d'aide alimentaire - connue sous le nom de PL-480 et « Food for Peace » - était conçue comme humanitaire. mais il a été mis en œuvre dans un souci de rendement. Une histoire de destruction de la culture alimentaire traditionnelle.
Dans le quartier de Jbel Lahmar, juste en bas de la route où Taoufik Khedri vend aujourd’hui des baguettes, se trouve la maison d’une dame qui lui en servait à la cantine de son école pour le petit-déjeuner. Une mémoire.“Fatma, bénie soit-elle, elle venait le matin à neuf heures et apportait le pain, le beurre et tout ce qui va avec. Du chocolat et du lait chocolaté, c’était tayara, mish normal (i.e. incroyable)”, se souvient l’homme de 62 ans, assis dans sa boulangerie, les fours tout juste éteints. C’étaient des “petits pains”, dit-il, me corrigeant après avoir employé le mot “baguette” pour décrire les pains que lui apportait Fatma.
Pourtant, ça ressemblait fortement à des baguettes. “Tu prends ça, tu le coupes et tu en fais un petit pain, comme un sandwich”, a-t-il expliqué en pointant du doigt la baguette blanche sur l’étagère derrière lui pour faire sa démonstration. “Ils mettent du beurre dessus, et du fromage. C’est les américains qui nous les apportaient”.
À une certaine période - de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1980 - ce sont en effet les américains qui donnaient du pain aux enfants tunisiens pour le petit-déjeuner. Au départ, cette initiative résultait d’un excédent national de blé : à mesure que le secteur s’industrialisait, les agriculteurs américains en produisaient énormément. L’État maintenait les prix en achetant et en conservant les excédents. Conserver ces stocks aurait conduit à une pression à la baisse sur les prix, certains politiciens avaient de plus grandes ambitions pour le grain. Le discours était peu subtil, avec des déclarations politiques telles que : “Avec une bonne gestion, ces excédents peuvent devenir un moyen plus efficace que la bombe à hydrogène pour lutter contre la propagation du communisme”.
La politique d’aide alimentaire - connue sous les noms de PL-480 et de “Food for Peace (Nourriture pour la Paix) était présentée comme une aide humanitaire. Pourtant, comme le démontre un document officiel du programme, sa mise en application n’était pas sans l’attente de résultats mercantiles : “les enfants qui développent aujourd’hui un goût pour le pain, le lait, la farine de maïs et la nourriture américaine sont les clients potentiels de demain”. “Cela faisait partie d’une campagne de propagande qui venait du haut vers le bas”, m’expliqua Max Ajl lorsqu’il séjournait à Tunis en début d’année. Max Ajl est un chercheur postdoctoral à l’Université de Wageningen aux Pays-Bas. Son travail gravite autour des questions de libération nationale, du développement postcolonial et de la réforme agraire. Le discours était simple : le blé tendre est bon ; l’orge mauvais´- on disait aux enfants que l’orge était ‘de la nourriture pour animaux’. Le couscous ne figurait pas dans les manuels de nutrition des années 60. À partir du milieu des années 1980, à Nefza, plus personne ne mangeait de sorgho.
À Douz, une ville du sud de la Tunisie, tous les écoliers recevaient du pain, l’accompagnement quant à lui variait en fonction de la classe sociale. “Il y avait deux catégories”, me dit Mohamed Fekih Chedly, un menuisier de 64 ans, dans son atelier situé sur l’artère principale de la ville. “Les étudiants de la classe moyenne recevaient du pain avec de l’huile et parfois du fromage, il y avait des table pour eux. Quant à nous, on nous donnait un quart de khobza et parfois du lait, puis on nous demandait de partir”. Il est peu probable que la politique PL-480 ait donné l’instruction aux écoles tunisiennes de faire de la discrimination entre les élèves, mais l’envoi de blé à la Tunisie était un moyen de contenter la classe des propriétaires terriens de moyenne et grande taille, tout en évitant le malaise social. Au cours de la période qui a suivi l’indépendance de la République, le gouvernement tunisien a fait le choix de se désintéresser des grandes exploitations - dont certaines dépassaient les 10 000 hectares et étaient encore la propriété des Français- au lieu de redistribuer les terres, explique M. Ajl. En 1960, note-t-il à titre d’exemple, la Tunisie a reçu 72 000 tonnes de blé dans le cadre du programme PL-480.
Le programme américain “Food for Peace” a été conçu comme un plan temporaire, avec ses objectifs. Il a permis d’éviter la révolution et aujourd’hui, son absence est perçue comme une privation supplémentaire.
“Le gouvernement tunisien doit faire un choix fondamental. Si vous ne souhaitez pas redistribuer les terres pour faire face à la population affamée”, explique Ajl. “Que faites-vous ? Vous ne pouvez pas simplement laisser les gens avoir faim parce que les affamés ont une certaine propension à perturber l’ordre social, ils [les membres du gouvernement tunisien] étaient très inquiets d’une potentielle révolution ”.
Dans les années 1950 à l’âge de 18 ans, le père de Khedri immigra de Matmata, dans le sud du pays, vers Tunis à la recherche d’un travail. C’est dans le pain qu’il trouva, avant de retourner dans sa ville natale pour se marier. Sa femme, qui revint avec lui à Tunis, poursuivit la conception de pain traditionnel à la maison pendant qu’il installait sa boulangerie, vendant des baguettes aux flux de travailleurs qui débarquaient en ville et souhaitaient des repas sur le pouce.
Enfant, Khedri mangeait la tabouna traditionnelle de sa mère à la maison, elle était faite de farine de semoule, qu’il préférait au petit pain de farine de blé tendre. “Le pain à la maison était meilleur, ma mère le faisait avec de l’huile et elle y mettait des oeufs, puis c’était avec de la semoule. C’est pas pareil, c’est qualité plus ”, me dit-il. Puis il tape dans sa main: “C’est fini ! Bye bye. Les temps ont changé. En 15 minutes, vous pouvez faire 300 baguettes ! Il y a une énorme différence”.
À cinq minutes de route de la boulangerie de Khedri, Halima, 57 ans, fabrique toujours de la tabouna chez elle qu’elle vend pour gagner sa vie. Elle me fait remarquer que la tabouna est meilleure que le pain blanc, car personne ne la gaspille comme on le fait avec la baguette. Pourtant, quand elle repense au petit pain de l’école, ses yeux s’illuminent. “C’était avec de la farine mais je le mangeais et c’était savoureux, du pain savoureux et du lait chaud !”. Le petit pain a déserté les écoles.
Le programme américain “Food for Peace” a été conçu comme un plan temporaire, avec ses objectifs. Il a permis d’éviter la révolution et aujourd’hui, son absence est perçue comme une privation supplémentaire. “Dorénavant, ils ne leur donnent ni lait ni pain à l’école, rien”, déplore Halima. “Ils ne leur offrent même pas d’eau”.
Cet article a été initialement publié dans Broudou Magazine.
Novembre 2023