Parler des femmes dans les espaces publics algériens c’est nécessairement aborder la question des rôles et des rapports sociaux genrés. La société algérienne fait face aujourd’hui à plusieurs changements. Elle est traversée constamment par divers mouvements socio-politiques.
Le conservatisme répandu et la résistance face au changement laissent place à des inégalités basées sur le genre souvent banalisées et justifiées dans les espaces publics et privés. L’espace privé, tout comme l’espace public, continuent à être liés à des identités sexuelles dans l’imaginaire collectif. L’espace privé est passé à travers l’histoire d’un espace de refuge à un espace d’exercice de rôle social féminin. Tandis que l’espace public reste un espace de domination masculine par excellence, bien qu’on note qu’il est de plus en plus investi par les femmes de tous âges.Les restrictions qui conditionnent l’accession des femmes aux espaces publics rappellent le contrôle collectif de la société sur les corps des femmes, la famille, le patriarcat, le religieux…
Durant le projet « Un jeu pour notre place » (Voir l’Info Box ci-dessous), les questions liées au corps sont souvent évoquées dès qu’il s’agit de la place des femmes dans l’espace public : qu’est-ce qu’elles portent ? pourquoi ? comment et où elles le portent ? Ces débats ont souvent permis aux opposants à la présence des femmes dans les espaces publics d’exprimer la crainte du risque de la perte du contrôle collectif des corps des femmes. En contrepartie, plusieurs femmes qui ont participé au jeu ont exprimé leurs sentiments d’insécurité dans les espaces publics.
De génération en génération, ça change
Il suffit de comparer les réalités et les vécus des différentes générations de femmes pour réaliser que l’accès aux espaces publics a très vite évolué, sûrement suite aux acquis de la scolarisation mixte, l’accès à l’éducation gratuite et au monde du travail.Bien que plusieurs acteurs et actrices de la société civile ainsi que certaines citoyennes interviewées considèrent que certaines évolutions sont une régression, ces jugements se basent sur des constats superficiels en référence à des archives photographiques des années 1970 mettant en scène des femmes en tailleurs et sans voile.
Il est utile ici de nuancer le propos en précisant que ces modèles ne représentaient qu’une minorité de femmes ayant accès à l’espace public, alors qu’aujourd’hui, bien qu’étant couvertes, les femmes sont plus nombreuses à l’extérieur, elles le sont dans toutes les régions, de tous âges et classes sociales confondus. Ce genre de constat répandus sont notamment le résultat du déni de la réalité de ces corps de femmes qui n’ont jamais été libres et qui continuent à lutter pour reprendre ce qui leur revient de droit.
Ces évolutions signifient aussi l’évolution de la visibilité des femmes dans l’espace public. Elles sont d’ailleurs présentes dans différents espaces et domaines : sport, politique, art, espaces revendicatifs, espaces médiatiques, le monde du travail rémunéré, etc.
Il faut avoir une raison valable pour légitimer sa présence dans l’espace public
Dans la majorité des témoignages et des ateliers organisés dans le cadre du projet « Un jeu pour notre place », les femmes parlent de la nécessité d’avoir des raisons qui légitiment leur présence dans l’espace public. Pour résister, les intervenantes parlent entre autres des alibis et des prétextes, ainsi que des astuces auxquelles elles font recours pour pouvoir sortir de chez elles. La visibilité des femmes dans l’espace public a permis d’analyser les acquis, les changements et les mutations qui ont traversé la société algérienne. Ces éléments sont notamment observés dans les mouvements populaires massifs et historiques qu’a connus le pays. A titre d’exemple, le mouvement de 2019 en Algérie a révélé la réelle société où les femmes peuvent être présentes en grand nombre dans l’espace public tous les vendredis. La reconquête de l’espace public dans de telles conditions et dans un tel mouvement signifie une tentative de prise de parole dans les affaires de la république au même titre que les hommes. On peut conclure alors que les femmes ont battu, en grande partie, le conservatisme et ont arraché de nouveaux acquis qui pourraient indiquer la fin de l’obligation de se justifier pour accéder à l’espace public.
Le harcèlement sexuel des femmes dans l’espace public
Le harcèlement sexuel a été criminalisé en Algérie grâce aux luttes des féministes et syndicalistes en milieu professionnel en 2004 dans un premier temps, ensuite dans les espaces privé et public à partir de 2015, grâce aux modifications apportées au code pénal. Pourtant on continue à observer une totale banalisation des violences à l’égard des femmes et du harcèlement dans l’espace public. Celle-ci est étroitement liée au refus de considérer légitime la présence des femmes dans l’espace public. Une présence qui ne cesse d’évoluer malgré tous les obstacles, et c’est surement dû aux acquis des luttes des femmes et du mouvement féministe algérien, notamment la scolarisation des filles, l’alphabétisation des femmes qui demeurent majoritaires dans les universités ainsi que l’accès au travail.La société algérienne est très complexe, il est en plus important de mentionner la disparité entre les différentes régions algériennes en matière d’accès et de visibilité des femmes dans les espaces publics. Cette disparité qui devrait faire l’objet d’études sociologiques pourrait s’expliquer par les différences historiques, économiques, traditionnelles et même climatiques.
Les femmes ont arraché des acquis en plein crise nationale
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, à partir des années 1990, malgré la guerre civile, on commencera à observer l’évolution considérable de l’accès des femmes des différentes régions à l’espace public. On peut parler en s’appuyant même sur les chiffres de l’office national des statistiques, de la progression de la présence des femmes sur le marché de l’emploi à partir de ces années.Ces évolutions sont liées au changement structurel de l’économie nationale suite à l’ouverture économique de 1989 et la fermeture des usines publiques. La grande crise économique qu’a connu le pays a acté la contribution femmes au budget familial. Que ce soit sur le marché formel ou informel, aujourd’hui elles sont de plus en plus nombreuses à travailler et à exister dans les différents espaces publics.
Aussi, on ne peut pas réfléchir l’accès des femmes à l’espace public sans réfléchir leur accès au logement. Autrement dit leur accès à un espace privé indépendant.
Les textes de lois sont parfois discriminatoires
De leur côté, certains textes de lois comportent des contradictions qui dénient aux femmes le droit à une citoyenneté pleine et entière. Le législateur du code pénal qualifie le harcèlement sexuel dans les différents espaces d’atteinte aux mœurs et non pas de violation des droits de la personne. D’autres exemples démontrent les inégalités que permet le code de la famille. Celui-ci considère par exemple d’un côté la femme mariée comme égale à son mari dans l’espace privé en matière de responsabilités parentales, et d’un autre côté, comme étrangère qui a besoin de l’autorisation paternelle pour pouvoir pratiquer quelconque droit ou responsabilité de mère dans l’espace public, notamment en ce qui concerne tout ce qui est administratif.Des défis qui font face à une enveloppe religieuse et à un contenu est social
Dans sa réalité apparente, La société algérienne, semble être absorbée par le traditionnel et le religieux, mais les changements qu’on rencontre sont étroitement liées aux conditions sociales et économiques. Se constituer un espace privé permet d’assurer une vraie possibilité d’aller vers l’espace public sans risques et sans censure. Cependant le taux de chômage considérablement élevé chez les femmes, ainsi que les réalités de l’emploi féminin doublement impacté par les crises économiques laissent les discours rétrogrades qui instrumentalisent la religion prendre de l’ampleur sans qu’il y ait une résistance conséquente.La société a connu une mutation importante depuis l’indépendance. En 1962, selon l’Office national des statistiques 60% de la population algérienne vivait en zone rurale. Aujourd’hui, selon cette même source, 70% de la population se trouve en milieux urbains. Et dans cette configuration, l’accès des femmes à l’espace public s’est développé sans que se développent de manière conséquente pour elles les possibilités de prendre la parole, les possibilités d’intervenir et de participer aux décisions qui concernent la cité, le collectif et le politique. De ce fait, nous pouvons croiser de façon parfaitement synchronisée l’évolution des luttes et du mouvement féministe algérien avec l’évolution de l’accès des femmes à l’espace public.
Autrement dit, toutes les revendications féministes exprimées aujourd’hui impactent automatiquement l’accès, la place et le rôle des femmes dans l’espace public. Toutes les luttes se traduiront par la visibilité et le changement de la place des femmes dans tous les espaces, que ce soit la lutte pour l’abrogation du code de la famille et son remplacement par des lois civiles et égalitaires pour mettre fin au contrôle des femmes dans l’espace privé, la lutte contre les violences faites aux femmes, ou bien la lutte pour la parité et l’égalité.
Les pas des luttes féministes sont passés par l’espace public
Au sein même de ces évolutions, le mouvement des femmes en Algérie est resté fidèle à son histoire qui remonte au moins à la période coloniale française, 1947 plus exactement, année de la création de la première association algérienne de femmes, l’association des femmes musulmanes algériennes, fondée par des militantes algériennes avant-gardistes dont Mamia Chentouf.Les femmes, qu’elles se revendiquent féministes ou non, n’ont jamais cessé de lutter pour l’amélioration de leurs conditions. La visibilité des luttes a été étroitement liée à la visibilité des féministes dans les espaces publiques. Par exemple, durant le mouvement populaire du Hirak du 22 Février 2019 ; dès les premières manifestations, les féministes se sont organisées dans plusieurs villes (Alger, Oran, Béjaïa, Tizi Ouzou et Constantine) et ont créé des carrés féministes, pour imposer un contenu de changement égalitaire, sans l’exclusion des femmes comme ce fut le cas au lendemain de l’indépendance.
Ces carrés et ces initiatives féministes intergénérationnelles ont revendiqué haut et fort en plus des mots d’ordre du Hirak, l’égalité effective entre les hommes et les femmes, l’abrogation du code de la famille qui ne peut pas correspondre théoriquement à la démocratie et à la justice sociale.
Suite à cette visibilité dans l’espace public, trois rencontres féministes nationales ont eu lieu depuis, (Béjaïa en juin 2019, Oran en octobre 2019, et Tizi Ouzou en février 2020) dans le but de s’autoorganiser et de reconstruire le mouvement féministe algérien particulièrement affecté par les évènements et les violences des années 90s.
« UN JEU POUR NOTRE PLACE »
est un projet de jeu de société qui se déroule entre femmes dans l’espace public. Il a été développé par l’activiste féministe allemande Pia Lanzinger.
La créatrice du jeu a commencé en 2020 à travailler avec des collaboratrices algériennes connaisseuses du contexte local et impliquées dans les luttes visant la reconquête des espaces publics.
Des groupes de femmes ont participé à l’aventure entre 2021 et 2022. Elles ont joué dans les villes d’Alger, Béjaïa, Oran et Biskra. Le jeu, à la fois ludique et revendicatif, a permis aux participantes de déconstruire et de repenser la division actuelle des espaces publics et privés.
Le projet est accompagné par le Goethe-Institut Algérie et soutenu par le ministère des Affaires étrangères dans le cadre des partenariats Taz'iz.
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Mars 2024