Enjeux d'une culture visuelle
Discussion avec Maud Hagelstein, chercheur qualifié F.R.S.-FNRS et maître de conférences à l’Université de Liège, Audrey Rieber, maître de conférences en philosophie, ENS de Lyon / IHRIM UMR 5317, modération par Alice Dupas, doctorante en philosophie, ENS de Lyon / IHRIM UMR 5317.
Les élèves de l'ENS de Lyon vous convient à une réflexion consacrée aux pouvoirs de l'image. Ils proposent une exposition en ligne composée de diaporamas et de podcasts et une visioconférence ouverte à la discussion avec des spécialistes des théories allemandes des arts et des images. Ils exploreront la question des pouvoirs de l'image, de son influence, et de sa participation à la construction du réel, dans une époque où les images sont omniprésentes. Ils s'intéresseront au rapport entre image et langage : comment parler des images, et comment nous parlent-elles ? Enfin, il sera question des images dans leurs contextes culturels et historiques : comment leur rôle a-t-il évolué dans le temps et selon les sociétés ? Quelles images ont traversé les époques ?
Une
exposition virtuelle propose de vous introduire à une réflexion sur l’image et ses enjeux à travers six sections. Ce parcours en mots et en images est l’occasion de s’interroger sur le pouvoir et la spécificité des images : Comment parler des images ? Comment interpréter les images ? Les images ont-elles une vie ? L’exposition souhaite aussi faire découvrir ou donner envie de relire les réflexions fécondes menées dans le domaine germanophone par la
Kunstwissenchaft (la science de l’art, représentée ici par Aby Warburg et Erwin Panofsky) et par la plus récente
Bildwissenschaft (la science des images, telle qu’elle a notamment été développée par Hans Belting, Gottfried Boehm et Horst Bredekamp).
Comité d’organisation :
Louhane Jacob, Sven Keromnes, Elodie Leszczak, Pierre Mrdjenovic, Etienne Pittoni (ENS de Lyon).
Avec le soutien scientifique d’
Audrey Rieber.
Des mots pour les images : représenter le Laocoon d’un siècle à l’autre
par Etienne Pittoni
Le 31 janvier 1506, le groupe de marbre sculpté représentant Laocoon et ses fils est découvert sous la Colle Oppio, près de la Maison Dorée de Néron, à Rome. Prêtre troyen d’Apollon, Laocoon est tué par les serpents de Poséidon pour avoir soupçonné la ruse du Cheval de Troie. Cinq siècles après sa découverte, l’œuvre d’art anime toujours les réflexions sur le rapport entre mots et images.
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« Une noble simplicité, une grandeur sereine… »
… avance l’historien et théoricien de l’art Winckelmann (1717-1768) devant un spectacle pourtant terrifiant ! Ainsi voit-il en Laocoon et ses fils l’expression parfaite de l’idéal esthétique grec antique : leur posture et l’expression contenue de leur visage témoignent du contrôle qu’ils exercent sur leurs émotions. Alors que la scène, agitée par les contorsions des serpents monstrueux, pourrait susciter l’effroi du spectateur, Winckelmann admire la beauté harmonieuse des corps humains et leur grandeur d’âme face à la mort imminente.
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« L’instant fécond »
Mais comment représenter en mots et en images ce moment de crise que relate le mythe de la guerre de Troie ? Pour le dramaturge et critique Lessing (1729-1781), mots et images usent de moyens différents pour représenter. Distinguant littérature et arts visuels, Lessing défend leur spécificité : l’une est art du temps, les autres, arts de l’espace. Peinture et sculpture ne peuvent représenter qu’un seul moment. L’artiste doit donc s’efforcer de choisir « l’instant fécond », c’est-à-dire le moment qui laisse au spectateur la possibilité d’imaginer la suite des événements et de donner le maximum de tension dramatique à l’œuvre.
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« Une idylle tragique »
L’instant est critique : le fils cadet meurt, son père est mordu, l’aîné impuissant assiste à la scène ; chacun d’eux en proie aux vives douleurs infligées par les deux serpents : étreinte, morsure, agonie. Les destins sont scellés, la scène est tragique. Pour Goethe (1749-1832), la perfection de cette œuvre tient moins au mythe qu’à l’intensité dramatique ; autonome, elle se passe de mots pour signifier. Il voit dans le Laocoon « une idylle tragique », suscitant effroi et empathie ; les mots l’accompagnant ne sont plus d’érudition, mais de « compassion en acte » (Teilnahme).
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Laocoon et l’ekphrasis : les mots qui accompagnent l’image
Le groupe du Laocoon donne à voir un spectacle tragique. Comment le décrire en mots ? Le procédé d’écriture qui décrit une image ou une œuvre d’art se nomme ekphrasis, un acte poétique à même de raviver, à la lecture, une œuvre d’art, réelle ou imaginaire. Ses mots prolongent l’œuvre dans l’imaginaire et la représentation. Mais une image aussi célèbre que le Laocoon n’est pas seulement commentée en mots, elle l’est aussi en images, lorsqu’un artiste comme El Greco se réapproprie le groupe sculpté et prolonge une réflexion universelle sur les formes de la douleur humaine.
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Le Laocoon moderne, une lutte pour la vie
Ce groupe du Laocoon en bronze par Ossip Zadkine (1930) révèle des formes pétrifiées et entremêlées. Les contorsions des serpents semblent jaillir de la peau de ses victimes, dont les corps se noient dans une matière indifférenciée. Le chaos est accentué par la noirceur de la sculpture et l’épaisseur de ses lignes. Par sa violence, cette version du Laocoon livre une scène brute de lutte pour la vie, qui rappelle l’expression du tragique telle que la conçoit Nietzsche (1844-1900). Selon le philosophe, l’art classique grec n’est pas seulement un art de l’harmonie : il exprime une tension tragique entre l’équilibre et la mesure représentés par le dieu Apollon, et l’ivresse représentée par Dionysos.
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Pour aller plus loin
• Johann Joachim Winckelmann, Pensées sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755), trad. Laure Cahen-Maurel, Paris, Allia, 2005
• Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon ou Des frontières entre la peinture et la poésie (1766), trad. Courtin, Paris, Hermann, 1990
• Johann Wolfgang Goethe, « Sur Laocoon », Écrits sur l’art (1798), trad. Jean-Michel Schaeffer, Paris, Garnier-Flammarion, 1996
• Friedrich Nietzsche, « Ce que je dois aux Anciens », Le Crépuscule des Idoles (1888), trad. Henri Albert, Paris, Garnier-Flammarion, 2017
L'image ne se paie pas de mots - par Etienne Pittoni
Comprendre les images - L’iconologie d’Erwin Panofsky
par Louhane Jacob
Comment comprendre les images du passé ? Comment accéder à la signification d’œuvres d’art et au sens de symboles issus d’époques qui ne nous sont plus toujours familières ? Erwin Panofsky (1892-1968), historien de l’art allemand et figure majeure de la Kunstwissenschaft (science de l’art) a développé une méthode d’interprétation selon laquelle les œuvres d’art sont des symptômes ou documents de la personnalité de l’artiste et de la société dans laquelle il vivait. Ses Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance (1939) déploient une méthode iconologique d’interprétation en trois niveaux articulés.
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Ce qu’on voit et ce qu’on sait
Que pouvons-nous identifier sur ce tableau de Franz Marc ? À première vue, on ne distingue qu’une mosaïque de formes géométriques colorées. C’est pourtant un singe s’avançant sur une branche qui est représenté au centre de la composition. Le titre du tableau (Le Mandrill, 1913) le confirme. Au niveau que Panofsky appelle la description pré-iconographique, nous identifions les formes et les émotions représentées. Or même à ce niveau assez simple de description, une certaine connaissance de l’art (du style expressionniste de Marc par exemple) et une habitude visuelle sont nécessaires pour reconnaître ce qui est représenté.
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Image et symbole
Cette femme peinte par La Hyre est-elle une musicienne dont il aurait fait le portrait ? Ou a-t-elle une signification symbolique qu’il faudrait déchiffrer ? Au niveau de l’analyse iconographique, il s’agit de repérer et d’interpréter des éléments symboliques. Dans notre tableau (Allégorie de la musique, 1649), la jeune femme qui accorde son instrument est une allégorie de l’harmonie. L’oiseau chanteur posé sur le dos de sa chaise nous invite à comparer la voix de la nature à la voix humaine façonnée, elle, par les connaissances théoriques et par la pratique de la musique auxquels renvoient les instruments sur la table et la partition. (L’interprétation de cette œuvre est proposée par le MET Museum.)
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Le sens profond des images
L’interprétation des images culmine dans l’interprétation iconologique. Elle saisit leur signification intrinsèque en dégageant les principes sous-jacents qui caractérisent le contexte politique, religieux, intellectuel de l’époque et la personnalité de l’artiste. C’est ainsi qu’un même mythe, celui de Pandore faisant sortir le malheur d’une boîte, est l’objet de représentations au style et à la signification fort variés. De la Renaissance à Paul Klee en passant par Goethe et William Blake, c’est un autre rapport à l’Antiquité, d’autres conceptions du bien et du mal et aussi une vision différente de la femme qui sont impliqués dans les représentations de la Pandore d’Hésiode.
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Sens de l’art et sens des images
Panofsky a appliqué sa méthode à des chefs-d’œuvre de l’art européen : à des œuvres du Corrège, du Titien, de van Eyck. Sa démarche s’applique toutefois aussi à la culture visuelle dans son ensemble, y compris à des objets du quotidien. Pensons à son interprétation iconologique de la calandre Rolls-Royce dans laquelle il voit l’emblème de l’esprit anglais. Cachant une admirable mécanique derrière une majestueuse façade dans le style de l’architecte Palladio, la figure ailée est le symptôme de l’esprit anglais : un mélange inédit de romantisme et pragmatisme qu’on retrouve aussi dans l’art des jardins ou la littérature.
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Melencolia I, Albrecht Dürer
Cette estampe est un exemple devenu fameux de l’application de l’iconologie à une œuvre iconique de la culture allemande. Le podcast vous en propose une brève interprétation à partir de l’ouvrage : Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (1964). Il insiste sur l’association inédite de la mélancolie et de la géométrie accomplie par Dürer. Par cette image, il donne une signification nouvelle à des notions qui remontent pour partie à l’Antiquité et au Moyen Âge, et leur donne un sens très moderne.
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Pour aller plus loin
- Erwin Panofsky, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance (1939), traduction C. Herbette et B. Teyssèdre, Gallimard, 1967. On consultera notamment l’introduction.
- Dora et Erwin Panofsky, La boîte de Pandore. Les Métamorphoses d’un symbole mythique (1962), traduction M. Sissung, Hazan, 1990.
- Erwin Panofsky, « Les antécédents idéologiques de la calandre Rolls-Royce » (1963), Trois essais sur le style, traduction B. Turle, Éditions du Promeneur, 1996.
- Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Raymond Klibansky, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art (1964), traduction F. Durand-Bogaert et L. Évrard, Gallimard, 1989.
Interprétation de la gravure d’Albrecht Dürer : Melencolia I - par Louhane Jacob
Une histoire du regard entre Orient et Occident, avec Hans Belting
par Elodie Leszczak
L’historien de l’art Hans Belting nous introduit à une anthropologie des images. Quel est le sens des images ? Comment est conçu le regard dans les différentes cultures ? Au-delà de l’art, il faut pour répondre à ces questions s'interroger sur les domaines des sciences, des croyances ou encore des pratiques religieuses.
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La passion occidentale pour l’image
La culture occidentale se caractérise par une fascination pour l’image. Mais ce regard est un phénomène local et non universel, fruit d’une culture visuelle déterminée, ce que permet de souligner l’analyse de formes visuelles d’autres cultures. C’est ce que Hans Belting, historien de l’art allemand né en 1935, propose dans Florence et Bagdad en travaillant sur le regard en Occident et en Orient, principalement à la Renaissance.
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Des images typiquement occidentales
Dans la culture occidentale, on retrouve des motifs récurrents attestant selon Belting d’une « passion pour les images ». Il développe les exemples de la fascination pour les miroirs, de la fenêtre conçue comme une ouverture sur l’extérieur pour le regard curieux d’un spectateur se trouvant à l’intérieur, ou encore des portraits donnant l’impression de regarder leurs spectateurs. Le tableau occidental est d’ailleurs souvent comparé à une fenêtre, à la fois vitre et ouverture sur un extérieur.
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L’image taboue au Proche-Orient
La culture orientale de la Renaissance est quant à elle caractérisée par le « tabou des images ». La représentation d’êtres vivants y était considérée comme un plagiat de la création divine, à l’exception seulement des motifs végétaux. Cet art repose donc plutôt sur une calligraphie élaborée, des éléments végétaux et des motifs géométriques. Belting fait remonter ce tabou des images à la guerre qu’a menée Mahomet contre les symboles de la culture préislamique autour de La Mecque : il aurait « purifié le lieu de culte des images et des symboles des tribus locales » en imposant le monothéisme.
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De la théorie orientale de la vision à la théorie occidentale de l’image
Le penseur arabe Alhazen (965-1040) a développé une théorie mathématique complexe selon laquelle les rayons visuels réalisent un parcours géométrique jusqu’à l’œil et lui transmettent une mosaïque de points lumineux. L’œil fournit donc des formes visuelles ponctuelles, et c’est seulement avec l’imagination du spectateur que se forme l’image mentale, rendant la perception incertaine et changeante. Les théories occidentales de l’image se sont appuyées sur les travaux d’Alhazen mais les ont également remis en question. L’image en perspective n’est plus illusoire mais veut permettre une mesure fiable. En supprimant la différence entre l’intérieur et l’extérieur, elle rompt avec le cadre de pensée d’Alhazen qui place l’image visuelle non pas devant mais derrière l’œil.
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La perspective et le sujet
Dans l’image perspective occidentale, le regard humain devient la référence de toute perception. En effet, le peintre donne à une surface plane l’apparence d’un espace perspectif. Il donne donc une place au regard du spectateur devant l’image en prenant comme point de mesure l’emplacement de son œil, extérieur au tableau (image de gauche). Belting oppose à l’image en perspective des images de la culture islamique représentées du point de vue suprapersonnel (images de droite) et non de celui d’un spectateur unique placé devant elles. La perspective est cohérente avec une vision de l’homme comme un être actif et en contrôle, qui réclame le droit de voir le monde de ses propres yeux.
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Deux formes symboliques de la culture orientale
La culture arabe a produit à la même époque des formes symboliques très différentes de la perspective. Les muqarnas (image de gauche), des éléments sculptés décoratifs, évoquent une multitude de nids d’abeille et sont pensés selon des motifs mathématiques complexes. Les machrabiyyas (image de droite) sont des grillages aux fenêtres laissant passer l’air et la lumière. Si le tableau occidental est une sorte de fenêtre ouverte sur un monde fictif, les machrabiyyas sont à l’inverse une ouverture grillagée, perméable à la lumière mais pas au regard qui voudrait se porter de l’intérieur à l’extérieur.
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Deux cultures visuelles divergentes
Loin de la perspective faite pour l’œil humain, la géométrie au cœur des formes symboliques orientales suit un ordre interne autonome qui ne se rapporte pas à celui qui regarde mais à des lois mathématiques évoquant l’ordre cosmique. À l’inverse, dans l’image perspective occidentale, les mathématiques et la géométrie sont seulement au service de la représentation. Les muqarnas et les machrabiyyas offrent un spectacle nouveau selon la position de celui qui regarde et les variations de la lumière naturelle. La surface y est valorisée, tandis que dans la culture visuelle occidentale, on cherche à voir à travers elle.
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Pour aller plus loin
• Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art (1990), traduit de l’allemand par Frank Muller, Cerf, 1998.
• Hans Belting, Pour une anthropologie des images (2001) , traduit de l’allemand par Jean Torrent, Gallimard, 2004.
• Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident (2008), traduit de l’allemand par Naïma Ghermani et Audrey Rieber, Gallimard, 2012.
L’anthropologie des images selon Hans Belting - par Elodie Leszczak
La survivance des images - L’imaginaire du serpent chez Aby Warburg
par Pierre Mrdjenovic et Etienne Pittoni
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« Prince des contresens »
(René Char, Quatre fascinants, 1951)
À la fois guérisseur et doté d’une vie « éternelle », selon les légendes qui entourent sa mue, ou au contraire venimeux et maléfique, le serpent est une figure ambiguë et sinueuse. C’est cette ambivalence qu’a relevée Aby Warburg (1866-1929), historien de l’art et théoricien allemand de la culture, voyant dans le serpent un exemple de ce qu’il appelle la « survivance des images » (Nachleben). Les images perdurent au-delà des différences culturelles, mais elles se chargent de forces psychiques et symboliques parfois contraires. Il s’agit d’en retracer l’évolution et d’en interroger la mue.
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Le serpent-éclair
En 1895, Warburg voyage à la rencontre de tribus amérindiennes, qui lui font découvrir les rituels du serpent, entre magie et religion. Le serpent est intégré aux danses effectuées dans l’espoir d’amener un orage fertile pour les récoltes. Sa forme sinueuse orne les motifs qu’on retrouve dans tout le village (objets, habitat). Le danger qu’il inspire l’assimile à l’éclair. Selon Warburg, le motif du serpent-éclair est l’expression d’un « langage symbolique imagé » ; il cristallise les croyances et les représentations et mêle la crainte à l’espoir. Malgré l’acculturation occidentale forcée des Amérindiens, leurs motifs ancestraux perdurent chez les jeunes générations, témoins de la profonde empreinte culturelle et psychique exercée par les images.
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Le serpent : tentateur ou idole ?
À gauche de ce tableau d’Aubin Vouet, Le Serpent d’airain, une horde de serpents agresse les hommes ; à droite, ceux-ci vouent un culte au serpent enroulé au crucifix comme un caducée : le serpent est pour les hommes menace et remède. Warburg relève la résurgence ambiguë de ce symbole païen dans l’iconographie judéo-chrétienne : le dieu-serpent, au venin mortel, mais à la mue régénératrice. Dans la contemplation du reptile idolâtré, le peuple empoisonné trouverait son salut miraculeux. Warburg montre que par-delà le contexte chrétien de l’œuvre d’art, le symbole païen ambigu du serpent circule, se modifie et résiste aux acculturations.
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Le fil électrique : le serpent captif
Le serpent relève pour Warburg d’une manière de dominer par le mythe les évènements du monde apparemment inexplicables, comme la foudre ou bien la maladie. Mais son appropriation technologique pose question. En effet, l’époque moderne a capturé l’éclair dans un fil de cuivre, et a substitué une causalité rationnelle à la causalité mythologique. L’électricité, c’est le serpent prisonnier : il ne suscite plus la terreur. Assagis, les modernes peuvent contempler une force connue, maîtrisable : les ondes électriques. Warburg en conclut que « l’éclair prisonnier dans un fil, l’électricité domestiquée, ont produit une civilisation qui rompait avec le paganisme », ajoutant que cette maîtrise est peut-être aussi une perte d’imaginaire.
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Une Modernité sous tension
Chaque culture invente des moyens de mettre à distance le monde et sa violence. L’Europe moderne semble atteindre un apaisement supérieur, car l’électricité, maîtrisée par la science, paraît plus efficace que la magie des Indiens. Pourtant, la tension inhérente à cette image sereine du fil électrique, peut ressurgir là où on l’attend le moins. La foudre demeure pour nous un élément dangereux : en témoigne notre signalétique, dans laquelle l’éclair reprend la forme du serpent, associée au danger. Lorsque les câbles explosent, leur mouvement désordonné, leur danse reptilienne, n’est pas sans rappeler que les forces que nous croyons maîtriser demeurent, à la fois dans la nature et dans l’image, sous tension.
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L’Atlas Mnémosyne : dans le sillon des images
Pour penser le rapport entre les images, Warburg a développé une collection d’images réparties en panneaux thématiques qu’il installa dans son institut : la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg. Ces photos reproduisent des créations culturelles issues de lieux et d’époques variés. Avec cet atlas, il étudie la survivance des formes, considérant qu’au-delà des métamorphoses symboliques et culturelles (comme celles subies par le serpent), les formes exprimées par le psychisme humain sont invariables et atemporelles. La survivance des formes, au plus profond d’une mémoire inconsciente et collective, résulte de la tension schizophrène qui fait osciller le psychisme entre pôles du désir et de l’apathie, de la raison et de l’irrationnel.
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Pour aller plus loin
- Aby Warburg, Le Rituel du serpent : Récit d’un voyage en pays Pueblo (1923), traduction par Sibylle Muller, Macula, 2003.
- Aby Warburg, Essais florentins, traduction Sibylle Muller, Klincksieck, 1990, avec notamment « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli. Étude sur les représentations de l’Antiquité au début de la Renaissance italienne » (1893) et « Dürer et l’Antiquité italienne » (1906).
Aby Warburg, la survivance des images à travers l'histoire - par Pierre Mrdjenovic et Etienne Pittoni
Horst Bredekamp - PYGMALION ET GALATEE : QUAND L’IMAGE PREND VIE
par Sven Keromnes
L’historien de l’art allemand Horst Bredekamp s’interroge, dans un ouvrage intitulé Théorie de l’acte d’image (2010), sur les modalités selon lesquelles les images « agissent » sur celui ou celle qui les regardent ; une réflexion d’autant plus pertinente que nous vivons aujourd’hui dans une société dans laquelle se produit un véritable déferlement d’images qui semble bien produire de profonds effets sur nous. Cet acte d’image, nous proposons de l’illustrer par le mythe de Pygmalion et Galatée.
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« avec un art admirable, il sculpta de l’ivoire pur, lui donnant une beauté avec laquelle nulle femme ne peut naître ; et il tomba amoureux de son œuvre. » (Ovide, Les Métamorphoses, 10, 243-297).
Dans le récit d’Ovide, une fois que le sculpteur Pygmalion eut achevé une statue de femme, Galatée, il ne put se passer d’elle. Vénus exauca le vœu du sculpteur et insuffla la vie à l’être d’ivoire. Cette vie de l’image est interprétée par Horst Bredekamp comme un « acte d’image » : l’image, en la « personne » de Galatée, agit réellement sur qui la regarde, suscitant un sentiment amoureux.
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« “Heureux Mars, entre tous les dieux, d’avoir été enchaîné pour cette déesse !” En disant cela, [Chariclès] court à la statue, et, serrant les lèvres, tendant le cou autant qu’il le pouvait, il lui donne un baiser. » (Pseudo-Lucien de Samosate, Les Amours, in Œuvres complètes de Lucien de Samosate, Hachette, 1866, Tome 1, p. 543).
Praxitèle, le célèbre sculpteur athénien, réalisa son « Aphrodite de Cnide » au IVe siècle avt. J.-C. La fascination ressentie par le public pour cette déesse de « marbre, naturellement dure et roide » nous rappelle l’histoire de Pygmalion et Galatée, comme le suggère le propos attribué à l’homme politique Chariclès dans la citation ci-dessus. La statue est-elle réellement immobile ? La main gauche se saisit-elle du drap ou le laisse-t-elle tomber ? C’est cette impression de mouvement, suggérée aussi par le contrapposto (un certain dynamisme dans l’attitude du corps), qui fait naître, chez ses regardeurs, l’extase amoureuse.
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« GALATHÉE se touche & dit : Moi. » (Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion. Scène lyrique, 1771)
Au siècle des Lumières, la symbolique de la pierre à laquelle on insuffle la vie prend la signification d’une émancipation intellectuelle vis-à-vis d’un système rigide et immobile. Autrement dit, l’on souhaite user de sa liberté pour se défaire des entraves de l’obscurantisme, de règles qui asservissent l’homme et le maintiennent dans l’ignorance. Galatée est ainsi celle qui « ose penser par elle-même » pour paraphraser le « sapere aude! » (« ose savoir ! ») d’Immanuel Kant.
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« Ce fut un blasphème très amusant, et qui eut son utilité » (Charles Baudelaire à propos d’Honoré Daumier dans « Quelques caricaturistes français » (1857), in Curiosités esthétiques)
Si le caricaturiste français Honoré Daumier reprend le mythe de Pygmalion et Galatée dans l’une de ses œuvres, parue en 1842 dans le journal satirique républicain Le Charivari, c’est uniquement pour le pasticher et mener une critique sur plusieurs fronts. Ce qu’il bat en brèche, c’est surtout l’art statuaire bourgeois et académique de son temps, qui ne cesse de recopier les modèles antiques. Mais la symbolique de la statue, que le caricaturiste utilise volontiers par ailleurs, vise aussi à tourner en dérision les hommes politiques de son temps, en les élevant ironiquement sur des piédestaux.
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« On dirait que le désir du peintre est d’éterniser […] l’objet de son désir, mais c’est une tentation impossible, irréelle, vouée à l’échec. » (Marcel Paquet à propos de « La tentative de l’impossible » par René Magritte, 1928)
Que ce soit à travers l’exemple des poupées désarticulées de Bellmer, des expériences menées avec des mannequins par Dalí ou encore des tableaux peints par Delvaux et Magritte, il semblerait que ce mythe joue un rôle important au sein du surréalisme. De fait, les surréalistes se sentent « tous comme Pygmalion », selon le mot de la chercheuse Verena Kuni (« alle wie Pygmalion », Puppen Körper Automaten, 1999, p. 194). En revanche, le Pygmalion moderne n’est pas inspiré par Vénus, mais par des « démons » : en témoignent les corps difformes, c’est-à-dire démoniaques des Galatées surréalistes dont l’esthétique est à l’opposé de celle d’un Praxitèle et de sa Vénus idéale.
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Pour aller plus loin
- Horst Bredekamp, Bilder bewegen. Von der Kunstkammer zum Endspiel, Wagenbach, 2007.
- Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, traduction Frédéric Joly, La Découverte, 2015.
Horst Bredekamp - Penser la vie des images - par Sven Keromnes
Gottfried Boehm - L’image par-delà le langage
par Pierre Mrdjenovic
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Le sens des images
Comment les images font-elles sens ? Parce que notre monde est aujourd’hui un monde d’images : réseaux sociaux, imagerie médicale, vidéos, la question de leur production et de leur sens mérite d’être soulevée. Il est vrai que nous accompagnons le plus souvent nos images d’un discours : légende, mise en contexte, interprétation etc. Mais ce discours n’élude-t-il pas la question des moyens de signification propres à l’image ? Au mieux, il la commente, au pire, il la déforme. Car l’image n’est pas une simple illustration ou redite d’un texte ou d’un discours, elle produit du sens à partir d’elle-même. C’est ce que s’attache à montrer l’historien de l’art allemand Gottfried Boehm (né en 1942).
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Le langage ne dit pas tout
Pour comprendre comment l’image produit du sens, il faut se déprendre de l’idée que seul le langage fait sens. Et que l’image signifie de la même façon qu’un texte ou un discours. Pour Boehm, le langage démontre, il désigne, le mot réfère à une signification. Une phrase lie un sujet à des qualités déterminées, c’est le principe de la prédication. Le langage consiste en un « renvoi ».
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L’image comme monstration
L’image, au contraire du langage, ne démontre pas un sens qui lui préexiste : elle montre du sens. C’est déjà ce que disait Léonard de Vinci quand il invitait ses élèves à étudier la « macchia », c’est-à-dire à voir, dans des taches sur le mur, des paysages, des figures, des monstres. Comme dans un test de Rorschach moderne, la signification produite par l’image ne vient pas d’un sens qu’on pourrait objectivement lui attribuer (la tache ne fait pas signe vers un monstre qui lui préexiste). Au contraire, elle fait appel à l’imagination, et émerge d’une structure interne à l’image : l’image surgit pour le sujet, par-delà le langage.
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NGA Images
La différence iconique
Qu’est-ce qu’une image ? Elle n’est pas simplement un objet matériel : la tache sur le mur n’est pas encore une image, le bouquet de fleurs non plus. Ces derniers deviennent des images en se différenciant du fond sur lequel ils apparaissent, en advenant comme des « vues ». C’est ce que Boehm appelle la « différence iconique ». Et le sujet active ces images : notre perception habituelle, qui « focalise », attire notre attention sur des éléments discrets qui contrastent avec un champ vague, qui se distinguent d’un fond indéfini. Cette focalisation optique, qui alterne entre les parties et le tout, révèle le phénomène même de l’image, comme différence des éléments distincts et d’un fond indéterminé.
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Photo by Gandalf’s Gallery on Foter.com / CC BY-SA
La danse de l’image, le contraste figure/fond
Voyons comment se produit la « différence iconique » sur un célèbre tableau analysé par Boehm, La Danse de Matisse. Ce tableau peut être regardé de deux manières différentes, entre lesquelles le regard oscille. D’un côté, la ronde des personnages rouges tranche sur le fond à la fois bleu et vert. De l’autre, sur un plan uni, couleurs et figures alternent comme un ornement, la profondeur est abolie. Ainsi, l’œil identifie deux scènes bien distinctes, et peut passer de l’une à l’autre. C’est dans cette structure même, cet entrelacement, cette dynamique, que l’image produit du sens, et la peinture moderne est pour Boehm l’exemple par excellence du langage de l’image.
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Par-delà le langage ?
Dire qu’il existe une logique propre aux images, une « logique iconique », c’est aussi interroger certaines de nos habitudes. Dans notre quotidien, nous employons souvent ce que Boehm appelle des « images faibles » : celles, par exemple, qui symbolisent ce que l’on sait déjà. Un pictogramme avec une cigarette barrée a pour unique signification l’interdiction de fumer, ce qui peut tout aussi bien se dire dans le langage. Or ce qui fait proprement l’image excède les mots. Que peut-on alors en dire ? S’il est toujours intéressant d’identifier les discours qui environnent une œuvre (légendes, commentaires savants), il ne faut pas oublier que les images nous parlent d’abord dans un langage qui leur est propre, et qui reste à explorer.
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Pour aller plus loin
- Gottfried Boehm, « Par-delà le langage ? Remarques sur la logique des images », Trivium (en ligne), 2008 https://journals.openedition.org/trivium/252
- Gottfried Boehm, « Ce qui se montre : de la différence iconique », in E. Alloa, Penser l’image, Dijon, Presses du réel, 2010
- Gottfried Boehm, Wie Bilder Sinn erzeugen – Die Macht des Zeigens, Berlin University Press, 2007
Gottfried Boehm - Le peintre et le poète - von Pierre Mrdjenovic
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Louhane Jacob (étudiante en physique)
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Sven Keromnes (étudiant en études germaniques)
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Elodie Leszczak (étudiante en sociologie)
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Pierre Mrdjenovic (étudiant en philosophie)
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Etienne Pittoni (étudiant en lettres classiques)
avec l'encadrement scientifique
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d'Audrey Rieber (maître de conférences en philosophie / membre de l'IHRIM UMR 5317)