Cinéma
« Les erreurs sont divines »
Jeu d’acteur médiocre, failles dans l’intrigue, mauvais éclairage : Les réalisateurs Tom DiCillo et Hal Hartley s’entretiennent avec Andreas Ströhl du Goethe-Institut Washington sur les catastrophes mineures et majeures dans le monde du cinéma. Notre débat en ligne traite de gaffes innocentes et de faux pas impardonnables dans divers domaines de la société.
Andreas Ströhl (16:02):
Permettez-moi de vous poser une question sur les erreurs: vous semblez les aimer, ou du moins vos protagonistes les aiment. La trilogie d’Henry Fool, Le Livre de la vie et Ça tourne à Manhattan sont tous des films sur des gens qui commettent une erreur après l’autre. Et nous les aimons. Aimez-vous les erreurs, vous aussi?
Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre la beauté de l’erreur. Arthur Miller a écrit: « En Amérique, les erreurs sont immédiatement condamnées comme des échecs. »
Hal Hartley (16:03):
Je me souviendrai toujours de ces paroles de Lucille Ball: « La comédie de situation est une question d’embarras. » Cette idée a sérieusement allumé mes premiers scénarios.
Andreas Ströhl (16:04):
... et vous aimez vraiment en commettre? D’un point de vue personnel?
J’ai appris à les aimer dans un cours de théâtre où le professeur a dit: « Plantez-vous et profitez de la chute. »
Hal Hartley (16:04):
Oh, oui. J’en fais beaucoup. Et je suis devenu assez bon pour les rendre positives par la suite.
Tom DiCillo (16:05):
Dans mon cas, je lutte constamment avec mon sentiment d’acceptation de l’erreur (surtout en public) et le jugement d’autrui sur celle-ci. Il est parfois très difficile de concilier les deux.
Andreas Ströhl (16:05):
Mais dans un tournage de film, l’erreur peut être coûteuse et déroutante. Il faut être noble pour accepter ses erreurs. Si elles font vraiment mal.
Hal Hartley (16:06):
Il m’est arrivé de faire des erreurs de distribution. Deux fois, en fait. J’ai dû remercier une personne et la remplacer. On se sent tellement mal. Je me suis promis que cela n’allait plus jamais se reproduire.
Tom DiCillo (16:07):
Les erreurs les plus douloureuses pour moi sur un tournage sont celles qui ont des répercussions émotionnelles, surtout lorsqu’on travaille avec quelqu’un que l’on aime et que l’on respecte.
Par exemple, si je m’obstine à faire quelque chose à ma façon et que je manque le signal d’un acteur et que je bafoue son processus.
Andreas Ströhl (16:08):
Vos propres erreurs font-elles plus de mal que celles des autres?
Tom DiCillo (16:08):
Mein Gott, quelle question! Je dois appeler mon psychothérapeute pour qu’il m’aide.
Andreas Ströhl (16:08):
Ce serait une erreur.
Hal Hartley (16:08):
Mes erreurs sont bien pires que celles des autres.
Tom DiCillo (16:09):
Les erreurs des autres peuvent vite mettre en colère ou blesser. Tout dépend des intentions. S’ils ont voulu que leur erreur soit blessante, c’est une chose. S’ils étaient bien intentionnés et que l’erreur est accidentelle, j’ai tendance à leur taper doucement sur les doigts, une seule fois.
Andreas Ströhl (16:10):
Comptez-vous sur le fait que des erreurs se produisent?
Hal Hartley (16:11):
En matière de tournage? Oui. La seule raison pour laquelle la préproduction a été inventée, c’est pour avoir une idée de ce qu’il faut faire quand nos plans s’avèrent impossibles. Quelque chose comme ça.
Tom DiCillo (16:11):
Je n’y pense pas trop. L’idée pourrait nous paralyser. On tente toujours d’apprendre à s’adapter à l’inattendu, le plus vite possible.
Tout dépend aussi du groupe avec lequel on travaille. S’il y a un grand sentiment de confiance, les erreurs ou les accidents sont accompagnés de plaisir, de surprise et de rires.
Andreas Ströhl (16:12):
Dans certaines formes d’art, on calcule avec le hasard, on parie sur la coïncidence. Est-ce valable au cinéma?
Hal Hartley (16:12):
Je pense que oui. L’erreur d’appréciation en est un aspect aussi. J’ai été inspiré de faire certains types de plans dans mes premiers films en regardant des films qui étaient coupés pour être adaptés à la télévision. Mais je ne savais pas grand-chose sur l’utilisation des « performances hors écran »... Je pense qu’il s’agissait du film Ce plaisir qu’on dit charnel.
Tom DiCillo (16:12):
C’est possible, mais il faut réduire à zéro le niveau de responsabilité ou de redevabilité envers les autres (producteurs, acteurs, financiers). On peut ainsi jouer et découvrir. Mais les préoccupations financières du cinéma sont parfois rigides et la découverte est considérée comme irresponsable.
Saviez-vous qu’Elliot Gould et Donald Sutherland ont tenté fort de faire virer Robert Altman pour sa direction de Mash?
Andreas Ströhl (16:14):
Non. Qu’est-ce qu’ils n’aimaient pas?
Tom DiCillo (16:15):
Ils détestaient sa façon d’aller vers l’inattendu, la spontanéité. Ils voulaient que tout soit écrit.
Andreas Ströhl (16:15):
Espérez-vous faire des erreurs parfois?
Tom DiCillo (16:16):
Oui, surtout de la part d’un mauvais acteur.
Hal Hartley (16:17):
Je dirais non. Une journée sans surprises après des mois de préparation est plutôt agréable. Mais je me prépare à la crise chaque jour où je vais sur le plateau.
Andreas Ströhl (16:18):
Ce qui signifie que vous pensez à toutes les erreurs possibles avant qu’elles ne se produisent?
Hal Hartley (16:19):
J’essaie de savoir exactement ce dont nous avons besoin. Si j’en ai bonne connaissance, je peux le trouver de plusieurs façons et à plusieurs endroits.
Andreas Ströhl (16:20):
Lorsque vous regardez des films d’autres réalisateurs, quelles sont les erreurs les plus fréquentes? Le jeu des acteurs? La continuité? L’éclairage?
Tom DiCillo (16:21):
Jamais la continuité ou l’éclairage. Pour moi, c’est surtout le scénario et le jeu des acteurs. Et l’utilisation de la caméra. Et peut-être qu’« erreur » n’est pas le bon mot ici, peut-être que « choix » serait préférable. En revanche, je crois que certains choix dans les films sont parfois des erreurs de réalisation.
Hal Hartley (16:21):
Il y a des années, je notais surtout des erreurs de distribution. C’est ce qui clochait. Par exemple, un bon acteur qui n’était pas du bon type. Mais c’est moins fréquent de nos jours. Aujourd’hui, je vois plutôt des erreurs descendantes : la compagnie surdétermine l’emballage du « message » et ainsi de suite.
Andreas Ströhl (16:22):
Tom, êtes-vous d’accord? Vous avez réalisé des trucs pour l’industrie, comme des épisodes pour des séries...
Tom DiCillo (16:24):
En distribuant les rôles de Johnny Suede, une jeune actrice très talentueuse est venue passer une audition incroyable pour le rôle d’Yvonne. Catherine Keener est arrivée par la suite et a passé une audition très chaotique. J’ai choisi la première. Mais au milieu de la nuit, je me suis réveillé et je me suis dit : « Tom, quel con! Catherine est la bonne! » J’ai dû me lever le matin, appeler l’agent de l’actrice, m’excuser pendant 45 minutes, puis appeler l’agent de Catherine pour lui dire qu’elle avait eu le rôle.
Andreas Ströhl (16:24):
... et ce n’était pas une erreur!
Tom DiCillo (16:25):
Oui, je pense qu’il est crucial de commencer une scène sans savoir où elle va aller. J’aime beaucoup l’exploration. Mais, encore une fois, tout dépend de la personne avec qui l’on travaille. Steve Buscemi et Catherine étaient de formidables trapézistes avec qui voler, sauter dans l’inconnu. D’autres acteurs et d’autres membres de l’équipe étaient tout le contraire et j’ai essayé de ne plus jamais travailler avec eux.
Andreas Ströhl (16:26):
Mais Tom, pouvez-vous vraiment apprécier cet exercice d’équilibre? Quand tant de choses en dépendent?
Tom DiCillo (16:27):
Oui, j’ai eu certaines des expériences les plus enrichissantes sur le plateau lorsque c’est le cas. On se sent si bien et si vivant. Les gens travaillent ensemble et TOUT peut arriver.
Hal Hartley (16:29):
Tom, avez-vous déjà entendu cette citation de Zappa (je paraphrase): « Il n’y a pas de progrès sans déviation. » C’est toujours un bon rappel pour moi.
Tom DiCillo (16:29):
J’ai adoré ça chez Zappa. N’est-ce pas là l’origine du nom de groupe, « The Mothers of Invention »? La phrase complète est: « L’accident est la mère de l’invention. »
Hal Hartley (16:30):
J’approuve de New York.
Andreas Ströhl (16:30):
Mais de façon générale, et au-delà de la réalisation de films, y a-t-il des erreurs que vous aimez ou que vous attendez avec impatience?
Hal Hartley (16:31):
Mon erreur préférée est le langage grossier! (Couvrez-vous les oreilles.) Une chanson d’un groupe anglais avait cette réplique: « you comfort me and say you care » (« tu me réconfortes et dis que tu te soucies de moi »). Je l’ai entendue à travers l’accent britannique comme: « you can’t fuck me and say you care » (« tu ne peux pas me baiser et dire que tu te soucies de moi »).
Andreas Ströhl (16:31):
Magnifique! Imaginez ce que j’ai cru entendre en écoutant des chansons de blues des années 40 quand j’étais adolescent et que je ne connaissais que très peu l’anglais...
Notre petit projet sur les erreurs est notre réponse à une suggestion de notre siège social pour traiter la question: « Comment le nouveau vient-il au monde? » Nous avons répondu spontanément: parce que les gens font des erreurs. C’est aussi dans la veine de Zappa. Appuyez-vous cette réponse?
Hal Hartley (16:32):
Je me demande parfois si je suis conservateur philosophiquement parce que je ne passe pas beaucoup de temps à me préoccuper de la nouveauté, sauf pour des raisons pratiques. Ma vie intérieure est toujours en conversation avec les Babyloniens et les Grecs de l’antiquité et tout le reste. Ils n’avaient pas de téléphones portables, mais ils avaient des quarantaines.
Andreas Ströhl (16:32):
Le mot allemand pour « erreur » est « Fehler », l’équivalence étymologique d’« échec », ce qui jette un éclairage légèrement différent sur la question, non? Surtout quand tout semble être déjà là, et que le monde est tellement saturé.
Tom DiCillo (16:33):
Le monde d’aujourd’hui est animé par la peur. La peur n’est pas un endroit propice pour les erreurs. Les erreurs sont commises par les humains. Les êtres humains et l’humanité doivent être pleinement acceptés et accueillis afin que les accidents et les erreurs humaines puissent exister sans être condamnés.
Hal Hartley (16:34):
C’est drôle, mon nouveau film a un peu de dialogue où l’on insiste sur cette distinction : les erreurs sont-elles nécessairement des échecs?
Tom DiCillo (16:35):
Je ne pense pas. Les erreurs sont divines. Encore une fois, nous devons distinguer entre les erreurs honnêtes et les décisions désastreuses qui ont été prises dans notre propre intérêt.
Andreas Ströhl (16:36):
Parfois, l’échec n’est pas du tout un succès...
Tom DiCillo (16:38):
Je reviens à Arthur Miller pour un instant. La psyché américaine se complaît à signaler les erreurs des gens et à les dénoncer au monde entier. Vous avez échoué! Vous avez échoué!! Il faut une force intérieure énorme pour faire taire cette sirène de raid aérien, surtout lorsque son annonce est projetée avec tant d’énergie dans le monde.
Andreas Ströhl (16:40):
Ah, les Allemands pensent que c’est un comportement typiquement allemand. Nous devrions continuer cette conversation autour d’une bonne bière des deux côtés de l’Atlantique, et commettre de belles erreurs. En terminant, merci beaucoup, Hal et Tom, d’avoir joué le jeu!