Problème d’encodage
Une esthétique de l’erreur

L'erreur comme inspiration Photo (détail): © Colourbox

L’esthétique de l’erreur, de l’échec, de l’abandon ou de la panne est un phénomène multiple qui concerne tout autant les aspects les plus variés de notre vie quotidienne que l’art en général, et la musique contemporaine en particulier. Outre l’aspect dévastateur ou destructif inhérent à l’erreur, celle-ci offre toujours simultanément une chance de regarder derrière la façade et de comprendre le mécanisme d’un système. 

Alexander Schubert

À partir du moment où une fonction est perturbée ou qu’elle s’avère défectueuse, on a la possibilité d’apprendre quelque chose sur le fonctionnement du système, que ce soit en biologie, en psychologie, en informatique ou dans tout autre domaine de la science. Cela vaut en particulier pour les contenus digitaux transmis par des canaux divers. Dans une réalité qui mise de plus en plus fortement sur les contenus véhiculés numériquement, cet aspect devient de plus en plus un sujet brûlant au plan social et aussi culturel. Ce texte présente la conception et le contenu conceptuel de l’erreur essentiellement dans le secteur des médias digitaux. On montrera à l’aide d’exemples les implications qui en résultent dans le domaine de l’art ainsi que les possibilités de rendre utilisables les propriétés des erreurs. Je montrerai pour terminer comment ces réflexions sur les principes de l’erreur déterminent également de manière fondamentale mes propres pièces.

Types d’erreurs et principes

L’erreur, par définition, est avant tout connotée négativement. Elle désigne un écart par rapport à une règle, une attente ou une prévision. Si quelque chose ne marche pas conformément à nos attentes ou à nos souhaits, on ressent cela dans un premier temps comme une déception. Pourtant, dans toutes les disciplines, l’échec peut aussi être apprécié de manière positive puisque de cette manière une situation ou un processus peut être éclairé ou questionné autrement. De multiples expériences, de nombreuses connaissances sont fondées sur des erreurs, qu’elles aient été prises en considération (Trial & Error), calculées (dispositif expérimental) ou qu’elles apparaissent inopinément (échec).

Le fait de détecter une erreur nous montre tout d’abord que nous avions une connaissance préalable d’un événement ou d’une fonction. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons identifier une erreur. Cette hypothèse peut être consciente ou inconsciente. C’est précisément dans le second cas que survient, à partir de l’observation de l’erreur, une compréhension approfondie de la situation de départ car on se penche désormais, à travers la détection de l’erreur, sur un savoir inconscient jusque là.

Mais, si des hypothèses existantes peuvent être réfutées, des modèles de comportement imprévisibles peuvent aussi apparaître. Une nouvelle catégorie ou un élément de programme informatique, qui n’était pas visible auparavant, pourra éventuellement être mis à nu dans une représentation théâtrale. Dans ce cas, nous apprenons quelque chose sur un principe de fonctionnement ou sur les propriétés d’un tel système. C’est vrai en particulier quand une erreur n’est pas globale mais qu’elle concerne une partie du système. On a ainsi pu par exemple classifier, dans le domaine médical, après des accidents, les rôles de certaines régions du cerveau en détectant des erreurs de fonctionnement de celles-ci.

À l’origine de l’erreur

Les causes qui sont à l’origine des erreurs prennent des formes diverses : certains éléments ou des informations importantes peuvent faire défaut, des parties peuvent être défectueuses ou des processus perturbés. Des erreurs partielles qui ne mènent pas à un dérèglement complet sont particulièrement propices à l’acquisition de nouvelles connaissances étant donné qu’elles permettent souvent une localisation, révélant ainsi certains composants. On peut ainsi découvrir des structures ontologiques ou des modes de construction techniques. Ce n’est pas pour rien que lors du « débogage » de logiciel, on procède à un contrôle successif, section par section ou module par module. De la même manière, on a pu comprendre, grâce aux maladies, quelles régions du cerveau étaient indissociables de l’origine et de la perception de la parole.

La défaillance d’une partie ne mène pas toujours à un dysfonctionnement partiel ; une roue défectueuse peut aussi entraîner la défection de toute la mécanique. Nous apprenons alors peut-être moins de choses sur la manière de fonctionner que sur l’importance d’un composant, sur sa nécessité. Mais en cas de doute, il est aussi possible de trouver une conclusion positive qui est la prise en considération d’une fonction technique, sociologique, esthétique ou politique, d’une sous-catégorie ou bien d’un groupement. On pense ici, pour prendre des exemples dans la société, à la crise financière, aux burn-out ou aux grèves pour certains corps de métiers.

Outre la défaillance d’un composant, la perturbation de tout un système peut être à l’origine d’une erreur. On peut trouver dans la transmission technique et dans la communication interpersonnelle un large spectre de canaux défectueux, sans compter les problèmes afférents.

Médias analogues et médias digitaux

On peut classer les défaillances techniques et les dysfonctionnements multimédia (comparable aux erreurs partielles et globales) dans les catégories complémentaires « analogiques » et « digitales ». Un système analogique (et donc également l’erreur qui s’insinue en lui) est fondé sur une représentation continue (non discrète). La conséquence est que les perturbations sont ressenties davantage comme des distorsions ou des modulations, non comme des sauts conceptuels intervenant progressivement, comme cela se passerait dans un système digital. Une bande son saturée ou un disque rayé aboutit à une transformation successive du résultat sonore, c’est une transformation continue du mécanisme. Au pire des cas, un saut ou une rayure peuvent survenir dans le domaine analogique mais ce qui est caractéristique est une modification constante qui se trouve essentiellement dans l’encodage convergent des contenus. Un signal analogique perturbé va davantage déformer ou atténuer le son et n’aboutira à une rupture complète que dans des cas extrêmes. Dans l’univers digital, c’est fréquemment l’inverse qui se produit : la mémorisation et la représentation ne sont justement pas analogiques. Et, quand l’encodage est trop perturbé, on peut en arriver plus facilement à un échec complet. Les corrections, par exemple pour les lecteurs de CD, comblent ce seuil et tolèrent certaines erreurs jusqu’au moment où elles montrent une très forte défaillance qui survient de manière saccadée ou rendent subitement l’âme. La compression et l’encodage plus compact des données constituent par conséquent le talon d’Achille du système digital.

L'échec comme chance Photo (détail): © Colourbox En musique, il n’est désormais plus rare d’utiliser des erreurs créées volontairement par des phonogrammes et des périphériques audio et elles sont à l’origine de genres particuliers comme Glitch, Noise ou Digital Noise. Cette esthétique se retrouve aujourd’hui de plus en plus dans l’actualité générale, notamment dans le monde de la musique ou du cinéma.

Des artistes comme Yasuano Tone (né en 1935) ou le projet musical Oval (1991-96) se sont abondamment servis de ces techniques du segment numérique. Martin Arnold (né en 1959) et Raphael Montañez Ortiz (né en 1934) ont joué avec des effets similaires, fondés sur la manipulation de matériel vidéo. Bernhard Lang (né en 1957) a transposé en partie ce modèle sur ses compositions.

D’une part naquirent ainsi de nouveaux sons. Un son ardu ou le crissement d’une erreur digitale constituèrent une extension bienvenue des possibilités sonores. Mais d’autre part, le volet conceptuel et narratif d’un matériau de base ainsi retravaillé subit des transformations majeures. Les sauts, les séquences hachées, en boucle, qui surviennent alors, modifient fondamentalement la chronologie, la dramaturgie et la perception du morceau. Le résultat peut être amusant, menaçant, dérangeant… ou beau. Mais presque toujours, étant contraints de reculer d’un pas et de voir le contenu avec un regard distancié, nous regardons le matériel de départ différemment. On comprend mieux ainsi pourquoi ces outils sont désormais appréciés comme instruments de remix.

Encodage

Outre une transformation musicale et conceptuelle, ces œuvres dévoilent les coulisses d’un système de lecture, d’enregistrement, de représentation ou de communication. L’exemple le plus célèbre est le CD qui saute, évoqué plus haut, avec l’enregistrement par sections et le balayage de la musique sous-jacents.

Après l’encodage CD, le format MP3 est certainement le codec audio le plus répandu. Ce type d’enregistrement avec perte contient une erreur (prise en compte) qui est plus ou moins audible en fonction du degré de compression. Dans son morceau Mehr als die Hälfte (Plus de la moitié), Hannes Seidl a fait jouer par un orchestre les éléments manquants que l’algorithme, par souci de compression, n’avait pas pris en compte. Chaque modèle, chaque approximation prend en compte une erreur (délibérément ou non) et Seidl dirige notre attention sur les parties disparues. Seidl interprète l’absence de cette partie, à peine audible mais importante d’un point de vue quantitatif pour le son d’ensemble, comme la métaphore politique d’un système où la majeure partie des voix est négligée. On s’interroge ici sur une erreur qui a été acceptée comme telle.
 
On trouve une erreur significative dans le domaine de la vidéo digitale avec l’enregistrement relatif d’images vidéo, ce qui se réfère à ce qu’on appelle le key frame. En l’occurrence, seule 1 image sur 15 est enregistrée complètement alors que les 14 autres enregistrent uniquement une modification. Avec des images inchangées, la quantité de données se trouve considérablement réduite. Mais si le cadre de référence était mal enregistré ou inexistant, les images suivantes se réfèreraient à une mauvaise image et on obtiendrait une représentation incorrecte, amorphe et surréelle dans laquelle les arrière-plans, les visages et les objets s’estomperaient. Nicolas Provost s’est intéressé à cette esthétique dans Long Live the New Flesh (2009) et a soumis à cette erreur des séquences du film de David Cronenberg Videodrome (1983). La thématique de la fusion du corps et de la technique du film original se trouve encore renforcée par cette erreur de morphose.
 
Dans la vidéo d’Alvin Lucier, I am Sitting in a Room (1969), devenue un classique, sont avant tout mises en avant les caractéristiques de la pièce, de la langue et de la technique audio. Par ailleurs, on retrouve également ici l’amplification contenue de l’erreur de l’appareil d’enregistrement et de reproduction vidéo. Divers travaux s’intéressent au principe de « Generation Loss », c’est-à-dire de la perte de qualité due aux copies à répétition (des cassettes VHS par exemple). Les erreurs se glissent peu à peu, déstabilisent l’image et déforment le son. Dans son alter ego digital Video Room 1000, un utilisateur de Youtube télécharge une vidéo sur une plateforme afin de la re-télécharger (après qu’elle a été intégrée puis à nouveau encodée par Youtube). Il répète ce processus mille fois pour rendre audibles et visibles (comme chez Lucier) les erreurs d’encodage.

Une esthétique de l’erreur Photo (détail): © Colourbox Dan Tramte (né en 1985) présente dans sa lecture-performance Cancellation Artefacts divers exemples dans lesquels du matériel transformé, et donc pourvu d’erreurs, est à nouveau retransformé. Le résultat comprend le matériel initial ainsi que les objets qui ont vu le jour à travers cette opération. On obtient par conséquent une sorte d’empreinte digitale des manipulations auxquelles on a eu recours (sans compter des artefacts issus de l’erreur).

Dans les coulisses

Depuis que ces technologies existent, des formes artistiques se sont rapidement constituées à partir du travail effectué avec les médias digitaux manipulés et détruits, comme on l’a vu plus haut. Mais dans un monde de plus en plus virtuel, modifiable, multimédia, le glitch n’est pas seulement un instrument qui relève du design sonore mais il s’agit également d’un outil qui nous montre et thématise l’aspect construit de notre environnement.

Un problème de retouche ou un ajustement exagéré à l’aide de Photoshop sur un top-modèle devient le symbole de l’omniprésente manipulation de la représentation des corps. Le distributeur automatique défectueux d’une banque présentant un message d’erreur Windows nous montre que, derrière la façade sérieuse et cliniquement inviolable du monde de la finance, se trouve toutefois un simple système d’exploitation qui n’est pas à l’abri des erreurs et qui se fait souvent hacker. La surface de toute-puissance du monde de l’économie se réduit symboliquement à un frêle ordinateur personnel.

Les travaux vidéo de David O’Reilly sont parsemés d’éléments de glitch et de noise. Dans Blake Lake (2010), boucle vidéo plutôt tranquille et poétique, on montre tout d’abord le rendu d’un paysage nocturne montrant des lacs avec des oiseaux. Peu à peu s’insinue une erreur de représentation et on voit, à la place de la mise en scène, des vecteurs de mouvement et une grille d’échantillonnage. On nous positionne explicitement face à la virtualité qui développe, dans ce cas précis, une solitude et un vide correspondant à l’esthétique présentée dans le paragraphe précédent.

Le post-internet

Après l’installation définitive d’Internet et des moyens de communication numériques, des concepts « post-Internet » sont arrivés aussi dans le domaine artistique et ils s’établissent de plus en plus comme une composante à part entière de la scène des jeunes talents de la composition et de l’art. C’est également dans ce contexte que survient l’erreur comme un élément moteur qui invite à interroger les liens étroits entre monde virtuel et réalité.

Il n’est pas rare que les erreurs des logiciels mènent à des résultats étonnants sur le plan artistique, conclusion que l’on peut appliquer également  à tous les exemples décrits jusqu’ici. On a beaucoup débattu à propos de l’application Maps d’Apple, initialement très proche de l’artefact, dans laquelle on a recueilli sur des cartes en 3D des données erronées sur des configurations ou des altitudes. Le résultat consiste en des représentations pseudo-réelles et invraisemblables d’un point de vue géométrique de la surface de la Terre. De manière générale, de mauvaises associations d’ensembles de données représentent également une source d’erreur numérique typique.

Helmut Smits renverse la vapeur dans son travail intitulé Dead Pixel in Google Earth (2008) dans le cadre duquel il brûle, dans une prairie réelle, un carré de 82 cm de côté qui prend alors la couleur noire. Cela correspond exactement à un pixel si l’on observe un lieu sur Google Maps avec une distance d’un kilomètre. Ce travail, qui relève du Landscape Art, simule réellement une erreur virtuelle, et si l’on regarde à nouveau des photos satellite, on ne peut plus la distinguer d’une réelle erreur de pixel.

À l’inverse, il est déjà arrivé qu’une erreur du système de navigation de Google fasse se retrouver de nombreux automobilistes désorientés, dans le cadre d’une déviation, devant un pont pour piétons, tels des lemmings dans la forêt, devenant ainsi involontairement le jouet d’une erreur absurde, (ici) sans conséquence.

Systèmes et attentes virtuels

Dans mes propres compositions, le thème de l’erreur joue un rôle permanent. Comme je m’intéresse avant tout aux médias digitaux et aux représentations multimédia, la forme de l’erreur provient toujours dans mes morceaux d’un encodage informatique.
Le point de départ d’une œuvre est pour moi la plupart du temps la création d’une mise en scène. Cette situation initiale peut être scénique, gestuelle, musicale, visuelle ou conceptuelle. Mais dans tous les cas cette mise en scène est réalisée et diffusée par le biais de la technique, de la programmation et de contenus visuels commandés numériquement. Dans ce processus, tout est artificiel et construit. Ce processus de création, ainsi que les liens entre les différents contenus (réalisés avec des moyens techniques) ne sont pas nécessaires mais arbitraires. Il s’agit donc pour moi de créer un système à caractère virtuel et de provoquer une attente qui lui corresponde. Cela peut se traduire notamment par une connexion technique entre des gestes et des épisodes sonores, par la mise en scène d’une lecture ou par l’utilisation d’enregistrements vidéo.

Dans mes pièces Weapon of Choice (2009) et Laplace Tiger (2009), des gestes ont été traduits par des sons (et des lumières) au moyen de capteurs de mouvement. Cette installation a fait naître dans un premier temps un instrument hybride expressif, contrôlable en improvisant et la technique devait fonctionner comme une prolongation, une extension de l’interprète. Point Ones (2012), puis encore davantage Serious Smile (2013–14) jouent avec l’interaction entre un chef d’orchestre doté de capteurs et un ensemble. Ce n’est qu’à la fin du morceau qu’on découvre le caractère arbitraire de celui-ci (est-ce l’ensemble ou le matériel électronique qui joue) et la forme sous laquelle l’introduction de la partie électronique se fait librement, quand les gestes du chef d’orchestre ne génèrent plus que des messages d’erreur et apparaissent de moins en moins synchronisés. Les différents ressorts du jeu commun échappent à tout contrôle tant du point de vue de la technique que de l’interaction. L’utilisation de l’erreur souligne dans ce cas l’aspect construit de l’installation.

Échec narratif

Les pièces décrites plus haut se concentraient essentiellement sur l’interaction gestuelle, la commande technique et la transmission non verbale de contenus. Elles jouent avec les attentes qui en résultent.

Une rupture sur le plan conceptuel n’est pas nécessairement liée à une erreur technique mais peut être introduite par l’une d’elles. Dans ma lecture-performance Star Me Kitten (2015), l’erreur de l’ordinateur intervient à cette fin. Au début, on campe une mise en scène plus ou moins crédible, avec un exposé de musicologie au cours duquel l’ensemble musical illustre certains thèmes. On nomme une théorie et une série de symboles sont présentés et interprétés musicalement. Il en résulte une mise en scène quasiment fermée qui mène, au bout d’un tiers de la pièce, à la débâcle d’une présentation Powerpoint. À partir de là, on change de perspective et on se dirige notamment vers « l’intérieur » de l’ordinateur car, désormais, le matériel visuel et musical est en grande partie constitué de messages d’alerte et de signaux d’erreur. En outre, on jette constamment un regard vers les coulisses de la présentation avec les feuilles utilisées lors de la préparation, l’édition dans Photoshop, les tonnes de notes qui font exploser le programme, et toujours la répétition des messages d’erreur du vidéoprojecteur et des programmes utilisés. Néanmoins, la rupture et le changement de perspective qui lui est lié surviennent en parallèle, surtout sur un plan narratif. Les symboles et les unités de signification établis au préalable sont dès lors placés dans un autre contexte et ne correspondent plus à l’exposé didactique. Avec la rupture du programme s’ouvre un flux de conscience, et l’on voit, derrière la façade des conférenciers, un monde parallèle émotionnel qui existe en coulisse. L’erreur, au-delà de sa fonction de commutateur et d’agrégateur, fonctionne comme un outil postmoderne pour des techniques de montage rapides et contrastées. De la même façon qu’une erreur du quotidien peut mettre à nu une nouvelle caractéristique, l’erreur permet aussi de faire un bond rapide vers un contenu opposé. Le comportement d’un ordinateur présentant des dysfonctionnements est toujours brusque et surprenant. Dans ce cas, il montre, outre ses composants techniques, le sujet ainsi que l’émotion présents derrière la surface.

J’utilise un début similaire dans la pièce F1 (2016) avec un musicien en retard qui se dépêche pour regagner la scène, tombe de tout son long puis restera allongé là, sans bouger. Ici, l’erreur se trouve directement au début de la pièce, elle rompt ainsi directement avec l’attente qu’on aurait par rapport à un morceau de musique classique et établit dès le départ sa propre mise en scène. Dans ce cas également, l’erreur est suivie d’un sombre voyage à travers un imaginaire morbide, fait de mort, d’illusion et de perte.

Corps artificiels et machinerie

Après les œuvres dotées de capteurs, j’ai continué de m’intéresser au corps sur scène et à la gestuelle des performeurs. Dans les pièces Sensate Focus (2014) und Scanners (2013/16), j’ai développé une approche sur la chorégraphie synchronisée, doublée d’une programmation de mise en lumière. Dans ces travaux, on retrouve sur une scène complètement plongée dans l’obscurité des musiciens qui produisent des mouvements pour exécuter leur jeu musical ainsi que des gestes artificiels. Pour chaque action, le musicien reste dans la lumière d’un projecteur pendant toute la durée de l’action. Ainsi apparaissent de brèves séquences qui rendent une partie de la continuité de la performance et de la présence corporelle, dans une esthétique de clip vidéo ou de GIF. L’individu sur la scène est alors perçu comme un échantillon visuel, discrétisé et discrédité en un décalque impersonnel. Dans Sensate Focus, les mouvements qui deviennent de plus en plus machinaux aboutissent à une accélération vigoureuse qu’un individu ne serait pas en mesure de représenter et à un passage impossible à jouer. Les instrumentalistes sont ici confrontés à leurs limites face au phénomène de l’accélération et on en arrive à une erreur, à un grippage du moteur.

Avec Codec Error (2017), ces débuts en matière de chorégraphie et de mise en lumière synchronisées sont repris et menés à une fin provisoire. La mise en scène de base est la même, mais la scène est ici utilisée dans sa profondeur et les projecteurs sont devenus mobiles de sorte qu’ils peuvent éclairer n’importe quel point. Les deux percussionnistes et le bassiste peuvent ainsi être éclairés dans toutes les positions par chaque projecteur, ce qui leur donne la liberté de passer d’un instrument à l’autre sur la scène. La motivation de diffuser une représentation vidéo à partir d’une situation de direct s’en trouve accentuée. Tous les changements de position d’un performeur sur la scène surviennent selon la technique du stop motion. Dans la lumière stroboscopique, les musiciens avancent imperceptiblement, donnant ainsi l’impression d’un objet inanimé poussé dans l’obscurité. Les performeurs semblent ainsi déshumanisés et ressemblent à des hologrammes. Cette impression est aussi confortée par les changements de position dans l’obscurité, ce qui renforce encore l’impression de discontinuité. Conformément au titre de l’œuvre, on aspire à un encodage (clairement un encodage vidéo) des musiciens sur scène.

La première erreur survient à la fin du premier tiers de la pièce : les mouvements d’exécution sont, à l’instar d’un CD (ou plutôt un DVD) défaillant, divisés en micro boucles et font penser à un appareil qui tournerait en rond. L’image d’un fichier vidéo qui n’est pas bien lu devrait être davantage explicite. L’interprétation des performeurs, sur le mode du clip, comporte une erreur de lecture et aboutit à une représentation dysfonctionnelle des individus sur la scène. Cet effet est renforcé dans ce passage par l’utilisation de la lumière. D’un côté, les lumières ne varient que dans certains tons, en restant dans les couleurs de base : le rouge, le bleu et le vert. Chaque flash lumineux aboutit à une image instantanée, et ainsi à l’analogie de la vidéo pour générer un frame. L’alternance entre les couleurs RVB mélangées émule une erreur vidéo classique (ainsi qu’un effet vidéo), c’est le principe des compensations de canaux couleurs. Par ailleurs, à chaque instant, au moins trois projecteurs sont dirigés sur chaque musicien, si possible depuis des angles orthogonaux. Si ceux-ci éclairent de la même façon les musiciens selon des séquences déterminées, il s’ensuit que les prises instantanées successives éclairent le musicien à partir d’angles différents. Finalement, nous voyons par exemple tout d’abord le performeur de dos en rouge, ensuite son côté gauche en bleu et pour finir un flash bleu arrive de la direction opposée. On peut rendre de cette manière l’erreur d’encodage d’un fichier vidéo. Avec des outils analogiques, on génère ainsi l’esthétique d’un fichier vidéo défaillant sans avoir recours à la projection. L’image de frames défectueux et de représentations corporelles erronées apparaît et ce, avec une scénographie la plus abstraite possible.

À l’exact milieu de la performance, cette fonction défaillante débouche sur une sorte de plantage du système, avec une minute et demie de silence, puis la forme de la présentation s’inverse. À partir de ce moment, toutes les actions ont lieu essentiellement sur une scène dont la surface est éclairée. La pièce repart alors du début (pas de façon identique mais le déroulement est similaire). Le bassiste avance à nouveau au ralenti vers le public mais cette fois tout est bien éclairé et reconnaissable. Ce plantage a surtout entraîné un changement de perspective. Le spectateur peut revoir différemment l’action et la mise en scène puis les réinterpréter. Toute la machinerie est exposée aux yeux de tous, et perd ainsi de sa magie. Les marquages au sol, les microphones sur les poignets des musiciens, les tablettes qui gisent par terre et les projecteurs dissimulés sont désormais visibles. La boîte à hologramme, et ainsi la maîtrise sensorielle afférente, s’est effondrée. À la fin de la performance, cet aspect se trouve renforcé quand, après un nouveau plantage, le click track se fait entendre dans la salle par le biais d’un haut-parleur. Cette piste audio comprend également les instructions que les musiciens reçoivent dans leurs casques pour marquer, dans l’obscurité, le début de leurs interventions. Ainsi est dévoilé le dernier secret de cette mise en scène générée virtuellement.

Ce n’est plus seulement le regard sur la mise en scène, mais c’est surtout le regard sur les musiciens qui change. Dans l’interprétation ultra-abstraite de la première partie de la performance, on avait perçu les musiciens non pas comme des individus, mais plutôt comme des projections d’êtres humains. Dans la seconde partie, le public regarde longuement les corps ; une manière de regarder plus emphatique et plus personnelle se met en place. Le focus quitte subitement la représentation numérique pour revenir sur l’individu authentique. De façon complémentaire avec la mise en scène du début, la lumière de travail sur la scène s’éteint désormais épisodiquement et éclaire les musiciens seulement par des flashs.

À partir de l’observation naturelle des musiciens sur la scène, la perception / représentation de l’interprète change soudainement, à la manière d’une erreur, et livre une image numérique. Donner à voir le click track et les mécanismes de l’illusion (ce qui est en général toujours une erreur) permet à l’auditeur de regarder les instruments de contrôle de l’œuvre et tente ainsi de représenter une métaphore plus générale.

Perspective

Le monde qui nous entoure est de plus en plus virtuel, artificiel et apparemment parfait. Les contenus multimédia n’avaient jamais été aussi présents auparavant et l’art peut avoir une chance de contribuer à la réflexion sur ce système. Jamais auparavant l’utilisation des outils multimédia dans l’art contemporain n’avait été aussi facile, à portée de main, ce qui comporte le risque d’une trop grande assurance et d’une appropriation irréfléchie. Néanmoins, les effets sonores spectaculaires ou les traitements vidéo gourmands en ressources sont devenus des marchandises de masse et sont, en tant que matériel, aussi courants que les modes de jeu de Helmut Lachenmann. Une fois que l’effet de nouveauté technique est passé, c’est le mode d’utilisation de l’outil qui devient le cœur du sujet. Ici, les instruments de l’art multimédia sont enfin devenus utilisables dans le contexte de la musique contemporaine, en tant que contenus et non pas comme simples éléments de décor. Le potentiel de création et de réflexion dans ce cadre ne doit pas être minimisé. Notre espace vital se forme de façon construite et les méthodes, les conventions utilisées sont, par le biais de l’échec, interrogées voire brisées. La perfection, ou plutôt la pureté est omniprésente, mais elle ne devrait plus être le (seul) objectif de la musique.

C’est précisément ici que l’on peut appliquer le concept d’erreur pour rompre avec les conventions et les communications. En tant que matériel, l’erreur a déjà été entièrement déclinée : le glitch en tant qu’élément visuel ou sonore a été à peu près entièrement exploité, mais en tant qu’outil, il se justifie aujourd’hui plus que jamais. Comment l’art peut-il être capter de porter l’attention sur l’illusion, la perfection, la subordination, l’influence, la surveillance et les images du corps, les mettre en évidence et les critiquer ?
 
Dans la faille, nous voyons ce qui nous entoure, ce que nous exigeons de nous et comment nous nous trompons. Les réalités virtuelles, ou qui nous sont transmises via les outils multimédia, prennent de plus en plus fortement pied et sont proclamées dans tous les domaines techniques tandis que l’authenticité est souvent traitée comme une monnaie (souvent manipulée). Sur le plan des émotions, lorsqu’une erreur survient, se présente immédiatement une déception. Dans le multimédia, nous faisons aussi l’expérience, de façon analogique au sens propre du mot, de la suppression de l’illusion.

Nous avons ainsi la possibilité de voir ce qui se passe derrière la façade, dans les profondeurs, de regarder la défaillance. Derrière l’abstraction, on trouve les émotions, derrière la puissance, la fragilité, derrière la perfection, l’authenticité. Il n’est pas rare qu’un système défaillant aille droit dans le mur à un moment donné. Dans d’autres cas, les artistes, les hackers ou les activistes peuvent donner un petit coup de pouce.

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