« Praise Bob »
Éloge de l’insécurité
Imaginons un monde qui ressemble au nôtre sur presque tous les points essentiels. Il y a des arbres, des voitures, des décorations de Noël et des chiens. Les gens entretiennent des relations, travaillent, vivent de viande et de noix, et ils font des erreurs. Et maintenant, choisissons quelques de personnes de ce monde, qui nous servirons d’exemples, et appelons-les simplement Poof, Pow, Wow et Why.
Ils pourraient être assis ensemble à une table ou sur le tapis et jouer à un jeu dont le but est d’acquérir la plus grande quantité d’une chose quelconque, afin de l’investir et d’en acquérir davantage. Ils sont donc assis sur le tapis, disons devant une cheminée, et tout en jouant, ils boivent du vin, grignotent et écoutent le crépitement du feu.
Comme toujours, Poof mène le jeu. C’est à son tour à lui ou elle, disons « elle », de jouer. Elle se met donc une noix dans la bouche, la mastique, réfléchit à ses options, puis prend une décision. « Qui risque rien, n’a rien », dit-elle. Pow et Wow hochent la tête, puis c’est leur tour. Why joue en dernier. Après quelques minutes, la partie est terminée et il s’avère que tout s’est passé exactement comme Poof l’avait prévu. Poof sourit avec suffisance. Why, pour sa part, a l’air de mauvaise humeur. Contrarié, il ou elle, disons cette fois-ci « il », lance des noix dans le feu. Il vient de réaliser qu’il a (encore une fois !) fait une grossière erreur. Et cette erreur entraîne une conversation qui nous apprendra bien des choses sur Poof, Pow, Wow et Why, ainsi que sur le monde dans lequel ils vivent.
« Why, pourquoi te mets-tu en colère ? » demande Wow.
« C’est en raison de l’erreur stupide que j’ai faite et que je n’aurais pas dû faire. », répond Why.
« Mais ça devait arriver. Tu le sais bien : nous ne faisons pas d’erreurs, nous avons des happy accidents ».
« Tu devrais remercier Bob pour ton erreur », dit Poof.
« C’est facile à dire pour toi », dit Why.
« Moi aussi, j’ai eu beaucoup de happy accidents, et sans eux je ne serais pas arrivée là où je suis maintenant », dit Poof.
« Praise Bob », dit Pow.
Why secoue la tête.
« Big Bob va te guider sur le droit chemin », dit Poof.
« Mais, bon sang, pourquoi y a-t-il autant de pierres sur mon bon chemin ? »
« Toi aussi, tu connaîtras un happy end. Et s’il n’est pas encore happy, ce n’est pas la fin du monde. D’ici là, thank Bob pour tous les happy accidents. »
« Il n’y a pas de progrès sans erreurs », dit Wow.
« Il n’y a pas d’innovation sans erreurs », dit Pow.
« Celui qui fait des erreurs s’améliore tout le temps », dit Poof.
« Les erreurs ont de la valeur, économiquement parlant », dit Pow.
« Tu dois faire face à tes erreurs », dit Wow. « Il faut que cela fasse mal, car la douleur c’est la faiblesse qui quitte le corps. »
« Ouais, ouais, ouais ! » dit Why
« Au fait, l’évolution repose aussi sur des erreurs », dit l’un d’entre eux.
« Ah, bon, maintenant l’évolution et le progrès sont soudainement la même chose ? »
« C’est une comparaison. »
« Qui révèle la naturalisation du progrès au service du capitalisme patriarcal », dit Why, furieux. « Comme si le progrès économique, qui repose sur des essais et des erreurs, était aussi irrémédiable et impérieux que l’évolution. »
« Mais il l’est », dit Pow.
« Non, il est perturbable », crie Why.
« Mais si chaque perturbation fait partie de ce progrès… »
Why abandonne.
« Bob se révèle à nous dans chacune de nos erreurs », dit Wow.
« Pour que nous puissions accomplir notre destin », dit Pow
« C’est pourquoi nous célébrons nos erreurs et nos échecs. Why, tu devrais te laisser célébrer », dit Poof. « Comme je l’ai fait. »
« Se mettre à nu sur scène — c’est extrêmement gratifiant », dit Pow.
« Praise Bob », dit Wow.
Why secoue la tête. « Il n’y a que ceux qui ont pu faire de leurs échecs un succès qui parlent ainsi. »
« Ou bien écris un livre», lui suggère Pow. Why ne réagit plus. Des livres, comme l’entend Pow, il y en a des masses dans leur monde. Dans ces livres, on recommande par exemple aux lecteurs de louer les erreurs des autres — les erreurs des employés, par exemple — au lieu de les punir. Parce que chaque crise, petite ou grande, est une occasion d’apprendre, de grandir et de s’améliorer. Tout comme l’esprit du capitalisme dans notre monde a dévoré la critique et l’a digérée pour en faire un élément constitutif, il fait la même chose avec l’erreur dans leur monde. Au lieu de laisser les erreurs nous perturber, nous leur donnons une valeur selon cette logique. Chaque erreur peut et doit être rentabilisée — c’est du moins ce qu’on raconte, et parce que tout le monde y croit, cela fonctionne aussi. La « gestion des erreurs » et la « culture de l’erreur » ne sont pas des notions contradictoires dans le monde de Why.
Nous, en ce bas monde, aimons les failures, les faults et les flaws, surtout pour leur potentiel de perturbation. N’est-ce pas ? Les glitchs et les goofs nous fascinent parce qu’ils révèlent la faillibilité d’un système supposé infaillible, et bien plus encore. Les erreurs existent exclusivement dans le cadre de certains plans ou normes, d’ordres construits. L’erreur perturbe cet ordre, le rendant souvent visible, c’est-à-dire son caractère construit et changeant. L’erreur comporte donc un potentiel révolutionnaire. Mais que se passera-t-il si l’ordre réussit à intégrer l’erreur dans le système ? Alors, ce système ne pourra plus être perturbé. Et comment intégrer la perturbation dans un ordre ? En la considérant comme une nécessité. « Je suis reconnaissante de mes erreurs, car sans elles, je ne serais pas là où je suis et dois être maintenant », répète Poof sans cesse à ses auditeurs. Dans ces conférences sur l’échec, elle adopte fondamentalement l’attitude du héros qui a pu remplir sa mission non pas malgré, mais précisément grâce à ses erreurs. Elle ne se laisse pas déstabiliser par ses erreurs. Ses histoires sont des récits héroïques qui racontent soi-disant ce que cela signifie d’être humain.
« C’est l’histoire qui fait la différence », écrit Ursula K. Le Guin. « C’est l’histoire qui m’a caché mon humanité, l’histoire que les chasseurs de mammouths ont raconté sur le fait de frapper, de pousser, de violer, de tuer, sur le Héros. Et le Héros a décrété: « premièrement que la forme adéquate du récit est celle de la flèche ou de la lance, partant d’ici et filant tout droit jusque-là, et TCHAK ! touchant son but; deuxièmement, que la principale affaire du récit, y compris du roman, c’est le conflit ; et troisièmement, qu’une histoire n’est pas bonne si lui, le Héros, n’en fait pas partie. ».
Cette façon de raconter l’histoire, comme une flèche, est la seule que connaissent Poof et ses amis. Il semble donc impératif que chaque fois qu’ils font état de leurs erreurs, ils en font une histoire de héros. Celui qui a la chance d’être un héros raconte son histoire. Celui qui a la malchance de ne pas en être un, se soumet « Les héros sont puissants », lit-on dans La théorie de la fiction-panier de Le Guin. « Avant même que vous ayez eu le temps de vous en rendre compte, les hommes et les femmes dans le carré d’avoine sauvage, et leurs enfants, et les savoir-faire des fabricants, et les pensées des pensifs, et les chansons des chanteurs, en font tous partie, tous ont été appelés au service du Héros. Mais ça n’est pas leur histoire. C’est la sienne.Le problème, c’est que nous nous sommes tous laissés happer par l’histoire du tueur et que nous pourrions bien finir avec elle. »
Tout comme le conflit, l’erreur est — en supposant que l’erreur n’est aucunement liée au conflit- l’épreuve nécessaire à laquelle le héros a dû faire face pour accomplir son destin et pour arriver enfin là où il est maintenant, à savoir au happy end. Et bien sûr tous ses little accidents sont aussi happy, du moins ils le seront en rétrospective. En fin de compte, tout était happy — pas lucky, bien sûr, car cela signifierait que le succès du héros n’est pas dû aussi à des accidents réels et à des coïncidences, ou même, HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR nous en préserve, à d’autres êtres, objets et circonstances. Ses erreurs et le fait qu’il triomphe de ses erreurs sont sa seule réussite, et si elles ne mènent pas à un happy end, alors soit il n’est pas un HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR, soit il n’a pas encore rempli sa mission.
Ils sont rassurants, ces récits héroïques, car ils savent toujours comment ils vont se terminer. Leur reproduction est non seulement fatale pour Why, qui continue à construire son histoire comme un récit héroïque dans le futur vers une fin qui ne se réalisera pas, mais elle l’est aussi pour ses semblables, ceux dont cette histoire ne parle pas. Les personnages qui nous servent d’exemple ici doivent donc cesser de reproduire la vieille histoire de l’HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR, car premièrement : l’anthropos ne peut (plus) surmonter ses erreurs seul et survivre seul; deuxièmement : ce système, qui l’oblige à profiter de ses erreurs, a conduit aux erreurs qui menacent aujourd’hui sa survie terrestre; et troisièmement : l’espoir aveugle d’un happy end ne sauve pas de vies, tout comme le désespoir face à une catastrophe soi-disant irrémédiable. Les deux attitudes sont unies par l’attente sereine d’un avenir supposé inévitable.
Mais de quoi pourrait avoir l’air un tel récit alternatif ? Pour répondre à cette question, Haraway s’adresse de nouveau à Le Guin, et je suis son raisonnement : « J’irais même jusqu’à dire que la forme naturelle, correcte et appropriée du roman pourrait être celle d’un sac. Un livre contient des mots. Les mots contiennent des choses. Ils portent des significations. Un roman est un paquet de médicaments, qui maintient les choses dans une relation particulière et puissante entre elles et avec nous. Une des relations entre les éléments du roman peut très bien être celle du conflit, mais réduire la narration au conflit est absurde. Ainsi, quand j’en suis venue à écrire des romans de science-fiction, j’ai trimballé mon sac plein de mauviettes et d’empotés ; plein de débuts sans fin, d’initiations, de pertes, de transformations et de traductions, et bien plus d’astuces que de conflits, bien moins de triomphes que de pièges et d’illusions ; plein de vaisseaux spatiaux en panne, de missions qui échouent, et de gens qui ne comprennent pas. J’ai dit que c’était difficile. Je n’ai pas dit que c’était impossible ».
Ces histoires de sacs, qui nous mettent au défi, ont quelque chose de troublant. Dans ces histoires, « les missions qui échouent et les gens qui ne comprennent pas » sont toujours en mouvement. Ils ne constituent pas des adversaires, des épreuves, des panneaux indicateurs ou des enseignements nécessaires sur un chemin utile. Ils ne sont pas mis dans un ordre prévisible, ils restent troubled et des trouble makers.
Why aussi est troubled, Why est insécure en ce qui concerne ses erreurs. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que cette insécurité est précisément l’attitude qui pourrait le sauver, lui/eux/nous. À mon avis, « Habiter le trouble » signifie également rester insécure face aux erreurs. Cela signifie qu’il faut garder la perturbation comme une perturbation, parler de l’erreur comme d’une erreur et ne pas faire de l’erreur un chapitre et un capital de son propre récit héroïque, ne pas l’envelopper dans le papier d’emballage du ciel, dont le seul habitant est le héros ou son idéal lui-même. « Habiter le trouble » signifie ne pas se laisser rassurer par des histoires qui savent comment elles se terminent. Cela signifie « être vraiment présent » et ne pas attendre le déclin ou un happy end. Cela signifie rester vigilant, semer le trouble, remuer les choses. Cela ne signifie absolument pas être incapable de décider et/ou d’agir — bien au contraire : cela signifie décider encore et encore, se rendre coupable de le faire, rester capable d’agir — ensemble, et non pas seul en héros.
Je ne dis pas que Poof, Pow, Wow et Why ne doivent pas apprendre de leurs erreurs. Mais il existe une différence lorsqu’ils disent : cette erreur est exactement ce dont j’ai besoin pour apprendre ce que je dois apprendre pour arriver là où je dois être. Ou lorsqu’ils disent : cette erreur sème la confusion, et nous devons y faire face. Nous n’en avons pas tiré de leçon, car la leçon tirée de l’erreur tend à devenir un dogme, ce qui nous procure un faux sentiment de sécurité et entraîne de nouvelles erreurs. Mais nous avons appris quelque chose pour l’instant. Peut-être aurait-il été préférable de ne pas faire cette erreur. Qui sait ?
« Il est grand temps de faire plus de bruit et de se raconter les histoires de ce qui se passe, les histoires du sac filet » dit Haraway, Des histoires qui ne savent pas comment elles doivent se terminer », dit-elle, « des histoires dans lesquelles on cultive la tristesse et la honte à cause de ses propres failures, faults et flaws, dis-je, des histoires d’êtres insécures dans des relations d’insécurité. Peut-être que Why décidera de monter sur scène et de se mettre à nu, comme l’a suggéré Poof. Peut-être réussira-t-il à ne pas raconter un récit héroïque, mais plutôt à parler de ses erreurs inachevées et inutilisées, qui ou quoi y était impliqué et de quelle manière, quelles décisions il a prises et avec qui, comment il a mis ses décisions en pratique et avec qui, quelles relations en ont résulté, et ce que lui et tous les autres dans le sac-panier ont appris. » Peut-être réussira-t-il à raconter son insécurité.
J’ai maintenant fait de Why l’anti-héros de cette histoire, l’anti-héros d’une histoire, dans laquelle on retrouve un héros, bien sûr. Il m’est évidemment difficile, à moi aussi, de me détacher du récit héroïque. « Habiter le trouble » signifie ne pas se fier, même pas aux vérités des anti-héros et des héros personnels. Je pense que c’est devenu évident : je fais plus qu’emprunter quelques slogans et une méthode de Haraway et Le Guin. En fait, j’aimerais broder chacun de leurs mots sur un oreiller, poser ma tête dessus et me reposer — me reposer jusqu’à ce que tout soit terminé. Mais je ne peux pas me le permettre.
Cet article a été commandé et réalisé en coopération avec Das Wetter — Magazin für Text und Musik.
Happy Accidents
Comme toujours, Poof mène le jeu. C’est à son tour à lui ou elle, disons « elle », de jouer. Elle se met donc une noix dans la bouche, la mastique, réfléchit à ses options, puis prend une décision. « Qui risque rien, n’a rien », dit-elle. Pow et Wow hochent la tête, puis c’est leur tour. Why joue en dernier. Après quelques minutes, la partie est terminée et il s’avère que tout s’est passé exactement comme Poof l’avait prévu. Poof sourit avec suffisance. Why, pour sa part, a l’air de mauvaise humeur. Contrarié, il ou elle, disons cette fois-ci « il », lance des noix dans le feu. Il vient de réaliser qu’il a (encore une fois !) fait une grossière erreur. Et cette erreur entraîne une conversation qui nous apprendra bien des choses sur Poof, Pow, Wow et Why, ainsi que sur le monde dans lequel ils vivent.
« Why, pourquoi te mets-tu en colère ? » demande Wow.
« C’est en raison de l’erreur stupide que j’ai faite et que je n’aurais pas dû faire. », répond Why.
« Mais ça devait arriver. Tu le sais bien : nous ne faisons pas d’erreurs, nous avons des happy accidents ».
« Tu devrais remercier Bob pour ton erreur », dit Poof.
« C’est facile à dire pour toi », dit Why.
« Moi aussi, j’ai eu beaucoup de happy accidents, et sans eux je ne serais pas arrivée là où je suis maintenant », dit Poof.
« Praise Bob », dit Pow.
Why secoue la tête.
« Big Bob va te guider sur le droit chemin », dit Poof.
« Mais, bon sang, pourquoi y a-t-il autant de pierres sur mon bon chemin ? »
« Toi aussi, tu connaîtras un happy end. Et s’il n’est pas encore happy, ce n’est pas la fin du monde. D’ici là, thank Bob pour tous les happy accidents. »
« Il n’y a pas de progrès sans erreurs », dit Wow.
« Il n’y a pas d’innovation sans erreurs », dit Pow.
« Celui qui fait des erreurs s’améliore tout le temps », dit Poof.
« Les erreurs ont de la valeur, économiquement parlant », dit Pow.
« Tu dois faire face à tes erreurs », dit Wow. « Il faut que cela fasse mal, car la douleur c’est la faiblesse qui quitte le corps. »
« Ouais, ouais, ouais ! » dit Why
« Au fait, l’évolution repose aussi sur des erreurs », dit l’un d’entre eux.
« Ah, bon, maintenant l’évolution et le progrès sont soudainement la même chose ? »
« C’est une comparaison. »
« Qui révèle la naturalisation du progrès au service du capitalisme patriarcal », dit Why, furieux. « Comme si le progrès économique, qui repose sur des essais et des erreurs, était aussi irrémédiable et impérieux que l’évolution. »
« Mais il l’est », dit Pow.
« Non, il est perturbable », crie Why.
« Mais si chaque perturbation fait partie de ce progrès… »
Why abandonne.
« Bob se révèle à nous dans chacune de nos erreurs », dit Wow.
« Pour que nous puissions accomplir notre destin », dit Pow
« C’est pourquoi nous célébrons nos erreurs et nos échecs. Why, tu devrais te laisser célébrer », dit Poof. « Comme je l’ai fait. »
« Se mettre à nu sur scène — c’est extrêmement gratifiant », dit Pow.
« Praise Bob », dit Wow.
Why secoue la tête. « Il n’y a que ceux qui ont pu faire de leurs échecs un succès qui parlent ainsi. »
Le récit de la nécessité des erreurs
En guise d’explication : Poof vient de suggérer à Why de participer à l’un de ces événements très fréquentés où des ratés qui ont fini par connaître du succès racontent au public leurs plus grands failures, faults et flaws. L’objectif premier des organisateurs et des présentateurs est de tirer le maximum de leurs propres échecs. Et comme Poof l’explique justement : « Il ne faut pas céder ce capital d’expérience, de volonté de prendre des risques, d’enthousiasme », dit-elle. On voit déjà que Poof, Pow, Wow et Why vivent dans l’antropo-capitalocène.« Ou bien écris un livre», lui suggère Pow. Why ne réagit plus. Des livres, comme l’entend Pow, il y en a des masses dans leur monde. Dans ces livres, on recommande par exemple aux lecteurs de louer les erreurs des autres — les erreurs des employés, par exemple — au lieu de les punir. Parce que chaque crise, petite ou grande, est une occasion d’apprendre, de grandir et de s’améliorer. Tout comme l’esprit du capitalisme dans notre monde a dévoré la critique et l’a digérée pour en faire un élément constitutif, il fait la même chose avec l’erreur dans leur monde. Au lieu de laisser les erreurs nous perturber, nous leur donnons une valeur selon cette logique. Chaque erreur peut et doit être rentabilisée — c’est du moins ce qu’on raconte, et parce que tout le monde y croit, cela fonctionne aussi. La « gestion des erreurs » et la « culture de l’erreur » ne sont pas des notions contradictoires dans le monde de Why.
Nous, en ce bas monde, aimons les failures, les faults et les flaws, surtout pour leur potentiel de perturbation. N’est-ce pas ? Les glitchs et les goofs nous fascinent parce qu’ils révèlent la faillibilité d’un système supposé infaillible, et bien plus encore. Les erreurs existent exclusivement dans le cadre de certains plans ou normes, d’ordres construits. L’erreur perturbe cet ordre, le rendant souvent visible, c’est-à-dire son caractère construit et changeant. L’erreur comporte donc un potentiel révolutionnaire. Mais que se passera-t-il si l’ordre réussit à intégrer l’erreur dans le système ? Alors, ce système ne pourra plus être perturbé. Et comment intégrer la perturbation dans un ordre ? En la considérant comme une nécessité. « Je suis reconnaissante de mes erreurs, car sans elles, je ne serais pas là où je suis et dois être maintenant », répète Poof sans cesse à ses auditeurs. Dans ces conférences sur l’échec, elle adopte fondamentalement l’attitude du héros qui a pu remplir sa mission non pas malgré, mais précisément grâce à ses erreurs. Elle ne se laisse pas déstabiliser par ses erreurs. Ses histoires sont des récits héroïques qui racontent soi-disant ce que cela signifie d’être humain.
« C’est l’histoire qui fait la différence », écrit Ursula K. Le Guin. « C’est l’histoire qui m’a caché mon humanité, l’histoire que les chasseurs de mammouths ont raconté sur le fait de frapper, de pousser, de violer, de tuer, sur le Héros. Et le Héros a décrété: « premièrement que la forme adéquate du récit est celle de la flèche ou de la lance, partant d’ici et filant tout droit jusque-là, et TCHAK ! touchant son but; deuxièmement, que la principale affaire du récit, y compris du roman, c’est le conflit ; et troisièmement, qu’une histoire n’est pas bonne si lui, le Héros, n’en fait pas partie. ».
Cette façon de raconter l’histoire, comme une flèche, est la seule que connaissent Poof et ses amis. Il semble donc impératif que chaque fois qu’ils font état de leurs erreurs, ils en font une histoire de héros. Celui qui a la chance d’être un héros raconte son histoire. Celui qui a la malchance de ne pas en être un, se soumet « Les héros sont puissants », lit-on dans La théorie de la fiction-panier de Le Guin. « Avant même que vous ayez eu le temps de vous en rendre compte, les hommes et les femmes dans le carré d’avoine sauvage, et leurs enfants, et les savoir-faire des fabricants, et les pensées des pensifs, et les chansons des chanteurs, en font tous partie, tous ont été appelés au service du Héros. Mais ça n’est pas leur histoire. C’est la sienne.Le problème, c’est que nous nous sommes tous laissés happer par l’histoire du tueur et que nous pourrions bien finir avec elle. »
Histoires de héros
Ce trouble, Poof, Pow, Wow et Why devraient d’abord le reconnaître et ensuite « ne pas le lâcher ». « Habiter le trouble », voilà ce que demande Donna Haraway, et je n’invente rien en établissant un lien entre elle et Le Guin. Haraway reprend sans cesse la théorie de Le Guin. Par exemple, elle écrit dans Habiter le trouble : « Une grande partie de l’histoire de la terre a été racontée dans la servitude de premiers beaux mots et d’armes, de premiers beaux mots en tant qu’armes. C’est une histoire tragique avec un seul acteur réel, avec un seul créateur de mondes réel, le héros ». Tout le reste dans cette histoire « a pour mission d’être sur le chemin ou d’être le chemin, d’être le canal ou d’être surmonté ». Et il en va de même pour l’erreur.Tout comme le conflit, l’erreur est — en supposant que l’erreur n’est aucunement liée au conflit- l’épreuve nécessaire à laquelle le héros a dû faire face pour accomplir son destin et pour arriver enfin là où il est maintenant, à savoir au happy end. Et bien sûr tous ses little accidents sont aussi happy, du moins ils le seront en rétrospective. En fin de compte, tout était happy — pas lucky, bien sûr, car cela signifierait que le succès du héros n’est pas dû aussi à des accidents réels et à des coïncidences, ou même, HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR nous en préserve, à d’autres êtres, objets et circonstances. Ses erreurs et le fait qu’il triomphe de ses erreurs sont sa seule réussite, et si elles ne mènent pas à un happy end, alors soit il n’est pas un HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR, soit il n’a pas encore rempli sa mission.
Ils sont rassurants, ces récits héroïques, car ils savent toujours comment ils vont se terminer. Leur reproduction est non seulement fatale pour Why, qui continue à construire son histoire comme un récit héroïque dans le futur vers une fin qui ne se réalisera pas, mais elle l’est aussi pour ses semblables, ceux dont cette histoire ne parle pas. Les personnages qui nous servent d’exemple ici doivent donc cesser de reproduire la vieille histoire de l’HOMME=HÉROS=DIEU=AUTOCRÉATEUR, car premièrement : l’anthropos ne peut (plus) surmonter ses erreurs seul et survivre seul; deuxièmement : ce système, qui l’oblige à profiter de ses erreurs, a conduit aux erreurs qui menacent aujourd’hui sa survie terrestre; et troisièmement : l’espoir aveugle d’un happy end ne sauve pas de vies, tout comme le désespoir face à une catastrophe soi-disant irrémédiable. Les deux attitudes sont unies par l’attente sereine d’un avenir supposé inévitable.
Un récit alternatif
Non seulement nous devons cesser de raconter une seule histoire en particulier, mais nous devons surtout raconter d’autres histoires ! Pourquoi ? Les acteurs et actants, les agencements actifs produisent la réalité en participant à la production de connaissances par le discours. En même temps, ils sont eux-mêmes produits par et à travers ces discours. Au sein de ces discours, cependant, tous les acteurs et actants n’ont pas le même pouvoir. Pour dissoudre ou modifier les relations de pouvoir existantes, il faut intervenir dans les discours, et selon Haraway, on peut le faire en inventant de nouveaux personnages, de nouvelles métaphores ou de nouveaux récits. Des connaissances différentes avec des métaphores, des personnages et des récits différents crée des acteurs différents, des relations de pouvoir différentes et des exclusions différentes. « Cela fait une différence de savoir quelles formes de connaissance connaissent la connaissance, quelles relations créent des relations, quelles histoires racontent des histoires ». Haraway appelle cette pratique « Raconter des histoires pour survivre sur terre ».Mais de quoi pourrait avoir l’air un tel récit alternatif ? Pour répondre à cette question, Haraway s’adresse de nouveau à Le Guin, et je suis son raisonnement : « J’irais même jusqu’à dire que la forme naturelle, correcte et appropriée du roman pourrait être celle d’un sac. Un livre contient des mots. Les mots contiennent des choses. Ils portent des significations. Un roman est un paquet de médicaments, qui maintient les choses dans une relation particulière et puissante entre elles et avec nous. Une des relations entre les éléments du roman peut très bien être celle du conflit, mais réduire la narration au conflit est absurde. Ainsi, quand j’en suis venue à écrire des romans de science-fiction, j’ai trimballé mon sac plein de mauviettes et d’empotés ; plein de débuts sans fin, d’initiations, de pertes, de transformations et de traductions, et bien plus d’astuces que de conflits, bien moins de triomphes que de pièges et d’illusions ; plein de vaisseaux spatiaux en panne, de missions qui échouent, et de gens qui ne comprennent pas. J’ai dit que c’était difficile. Je n’ai pas dit que c’était impossible ».
Ces histoires de sacs, qui nous mettent au défi, ont quelque chose de troublant. Dans ces histoires, « les missions qui échouent et les gens qui ne comprennent pas » sont toujours en mouvement. Ils ne constituent pas des adversaires, des épreuves, des panneaux indicateurs ou des enseignements nécessaires sur un chemin utile. Ils ne sont pas mis dans un ordre prévisible, ils restent troubled et des trouble makers.
Why aussi est troubled, Why est insécure en ce qui concerne ses erreurs. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que cette insécurité est précisément l’attitude qui pourrait le sauver, lui/eux/nous. À mon avis, « Habiter le trouble » signifie également rester insécure face aux erreurs. Cela signifie qu’il faut garder la perturbation comme une perturbation, parler de l’erreur comme d’une erreur et ne pas faire de l’erreur un chapitre et un capital de son propre récit héroïque, ne pas l’envelopper dans le papier d’emballage du ciel, dont le seul habitant est le héros ou son idéal lui-même. « Habiter le trouble » signifie ne pas se laisser rassurer par des histoires qui savent comment elles se terminent. Cela signifie « être vraiment présent » et ne pas attendre le déclin ou un happy end. Cela signifie rester vigilant, semer le trouble, remuer les choses. Cela ne signifie absolument pas être incapable de décider et/ou d’agir — bien au contraire : cela signifie décider encore et encore, se rendre coupable de le faire, rester capable d’agir — ensemble, et non pas seul en héros.
Je ne dis pas que Poof, Pow, Wow et Why ne doivent pas apprendre de leurs erreurs. Mais il existe une différence lorsqu’ils disent : cette erreur est exactement ce dont j’ai besoin pour apprendre ce que je dois apprendre pour arriver là où je dois être. Ou lorsqu’ils disent : cette erreur sème la confusion, et nous devons y faire face. Nous n’en avons pas tiré de leçon, car la leçon tirée de l’erreur tend à devenir un dogme, ce qui nous procure un faux sentiment de sécurité et entraîne de nouvelles erreurs. Mais nous avons appris quelque chose pour l’instant. Peut-être aurait-il été préférable de ne pas faire cette erreur. Qui sait ?
« Il est grand temps de faire plus de bruit et de se raconter les histoires de ce qui se passe, les histoires du sac filet » dit Haraway, Des histoires qui ne savent pas comment elles doivent se terminer », dit-elle, « des histoires dans lesquelles on cultive la tristesse et la honte à cause de ses propres failures, faults et flaws, dis-je, des histoires d’êtres insécures dans des relations d’insécurité. Peut-être que Why décidera de monter sur scène et de se mettre à nu, comme l’a suggéré Poof. Peut-être réussira-t-il à ne pas raconter un récit héroïque, mais plutôt à parler de ses erreurs inachevées et inutilisées, qui ou quoi y était impliqué et de quelle manière, quelles décisions il a prises et avec qui, comment il a mis ses décisions en pratique et avec qui, quelles relations en ont résulté, et ce que lui et tous les autres dans le sac-panier ont appris. » Peut-être réussira-t-il à raconter son insécurité.
J’ai maintenant fait de Why l’anti-héros de cette histoire, l’anti-héros d’une histoire, dans laquelle on retrouve un héros, bien sûr. Il m’est évidemment difficile, à moi aussi, de me détacher du récit héroïque. « Habiter le trouble » signifie ne pas se fier, même pas aux vérités des anti-héros et des héros personnels. Je pense que c’est devenu évident : je fais plus qu’emprunter quelques slogans et une méthode de Haraway et Le Guin. En fait, j’aimerais broder chacun de leurs mots sur un oreiller, poser ma tête dessus et me reposer — me reposer jusqu’à ce que tout soit terminé. Mais je ne peux pas me le permettre.
Cet article a été commandé et réalisé en coopération avec Das Wetter — Magazin für Text und Musik.