Algérie

Mar. 2018

Le conflit intergénérationnel  2 min « Inch'Allah. Si Dieu nous garde en vie jusque-là. »

Scripps/NSCAA European Soccer Experience ©E.W. Scripps School of Journalism, CC BY-SA 2.0 via flickr.com

Chaque jour, ma mère se lève avant nous le matin. Elle prépare le café et souvent de la kesra. Moi, je me lève tard, et quel bonheur d'être réveillée par les odeurs des plats que seule ma mère sait faire.
 

Distraite, je m'assois à table et je bois mon café lentement comme si je voulais que le temps s'arrête. J'engloutis la kasra toute chaude et regarde ma mère qui, dans le calme total, prépare le déjeuner. J'observe ses belles mains couvertes de rides, comment peut-on être si tranquille ?
 
Je pense souvent aux fins. Elle, elle pense tout le temps aux débuts.
 
Elle veut que je me marie dès que possible, que je construise une famille, fasse un enfant, ou deux, c'est tout, elle sait que je ne saurais pas élever plus d'enfants que ça. Je l'entends qui, dans son silence, me demande souvent : « Comment se fait-il que tu n'aies pas encore trouvé un homme ? Une fille comme toi ne devrait pas passer l'année assise sur une chaise mais chercher à saisir des opportunités. » Son silence est éloquent : « À ta place, je me marierais à un ministre. »
 
Juste ce qu'il me fallait !
 
Je me rappelle que j'ai beaucoup de choses à faire aujourd'hui. La journée ne suffira pas, j'aurais dû me réveiller plus tôt. Ma mère dit souvent : « Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. » Je me dis que ce n'est pas grave, que je serais patiente, que je ferais de mon mieux et qu'il est inutile de planifier les choses avec tant de précision dans un monde où l'absurdité nous entoure.

Je me change et puis, devant le miroir, je me mets un peu de kohl. J'aime prendre soin de mes yeux, d'y voir cet éclat qui me fais regagner un peu confiance en moi. Ma mère passe devant moi et me dit comme d'habitude : « Ne mets rien sur ton visage, ma fille, tu es bien plus belle sans maquillage. »

Je souris, comme d'habitude, et ramasse mes nombreuses affaires : mon ordinateur portable, mon sac à main et d'autres objets. Je me dirige vers la voiture et elle me demande de faire attention en conduisant, de ne pas rentrer trop tard comme chaque nuit et termine ses conseils en se plaignant que je travaille beaucoup et ne me repose pas assez et qu'il serait plus facile de trouver un autre travail ou un homme à l'ombre duquel je pourrais me reposer. Je hoche la tête pour dire oui, j'ai arrêté depuis longtemps d'exprimer des avis ou des objections sur la manière dont ma mère perçoit le réussite. Au fond de moi, l'idée que le mariage rendrait ma vie plus paisible me fait rire.

Je monte dans ma petite voiture rouge et je roule lentement. Je pense à tout ce que je dois faire aujourd'hui. L'idée de devoir rentrer à la maison avant que le soleil ne se couche vient troubler mes pensées. Arrivée sur l'autoroute, je me presse. Je passe mes journées d'un projet à l'autre sans en terminer aucun. Je me dis que je dois remettre mes idées en place et consacrer mes efforts à un seul projet. Le trafic me tire de mes pensées. Le visage d'une fille souriante à l'arrière d'une voiture passe devant moi, je lui souris à mon tour et je me rappelle que j'aimerais avoir une fille et l'appeler Louisa comme ma grande sœur.

Je voudrais qu'elle devienne intelligente comme sa tante, qu'elle fasse des études contrairement à sa tante qui en a été privée pour la simple et bonne raison que mes grands parents – que Dieu les pardonne – ont voulu qu'elle vive avec eux et ne quitte pas la ville comme tous mes frères et sœurs. Je voudrais que Louisa reçoive une éducation et grandisse dans un environnement qui ne lui rappelle pas qu'elle est une fille à chaque fois qu'elle décide de jouer dehors, de se disputer ou de se défendre. Je voudrais qu'elle apprenne de ses propres erreurs sans devoir se sentir coupable, je voudrais qu'elle défende ses idées, qu'elle soit honnête avec elle-même et son entourage, qu'elle prenne ses propres décisions et puisse choisir la vie qui la rendrait heureuse. Je ne voudrais pas qu'elle ait peur. Arriverais-je à l'aider à atteindre tout cela ?

Il faut d'abord que tu trouves son père. Je ris en essayant de m'extirper d'un tas de voitures devant moi. Je trouve une issue et je me dis que j'ai de la chance d'avoir cette mère, même si elle insiste qu'il faut que je me marie. Elle m'a toujours écoutée et donné le sentiment d'être spéciale, et elle le fait toujours. Je peux lui parler de beaucoup de choses sans craindre sa réaction, et elle me fait une confiance aveugle, même si cette confiance pèsent parfois lourd, pèse le poids des traditions et des interdits qui perdurent.
 
Ma mère s'est mariée à mon père après avoir divorcé de son premier mari. Le divorce était une décision courageuse, même si le statut de « divorcée » n'était pas aussi rejeté et désapprouvé comme aujourd'hui. Elle s'est mariée à mon père qui avait déjà six enfants. Je ne sais pas où elle a puisé la force d'élever tous ces enfants, de prendre soin de toute cette famille, tout le temps, même après la venue au monde de ses propres enfants. Elle ne passait certainement pas son temps à penser au moindre détail comme moi, elle fait partie d'une génération qui accomplit tout ce qu'elle peut accomplir dès qu'elle le peut et qui est capable de donner avec beaucoup générosité sans rien attendre en retour.

Je ne possède pas le quart de sa patience, de son endurance et de sa constance. En fait, je ne veux ni être patiente ni supporter tout ce qu'elle a enduré au fil des années, ce n'était pas juste.
Peut-être que je veux être égoïste et mener une vie plus facile.
Peut-être que je ne veux pas reproduire le modèle de la mère qui s'oublie à force de sacrifice.
Peut-être que je ne veux pas qu'on vénère la mère jusqu'à étouffer la femme qui est en elle.
Peut-être que je suis issue d'une génération qui se presse, qui veut tout tout de suite et qui croit plus aux mythes et à la technologie qu'à sa mère.

C'est après beaucoup d'effort que je finis par arriver à destination. Je travaille pendant quelques heures puis décide de rentrer. Je continuerai le travail à la maison. Il est pratique de pouvoir gérer son emploi du temps. Ma mère appelle, elle veut que je lui achète toute une liste de trucs, je les marque, elle me demande de ne pas tarder, ça m'embête mais je ne dis rien et lui demande si c'est tout ce qu'elle veut.

Je rentre à la maison. Ma mère prend les sacs que je porte et me reproche de dépenser sans compter. Je la réconforte en lui expliquant que cela ne me gêne pas et que ma situation financière finira par s'améliorer. Comme d'habitude, elle ne me croit pas, alors je dis en rigolant : « Bientôt, j'irai vivre toute seule et mes dépenses diminueront ». Elle ne me répond pas, l'idée ne lui plaît peut-être pas.
« Tout cet effort pendant toutes ces années c'était pour que vous puissiez faire ce que moi je n'ai pas pu faire », dit ma mère en vidant les sacchets plastiques sur la table de la cuisine. J'essaye de l'aider puis de changer de sujet. Je lui demande si elle a appelé ma sœur, Souhayla, elle répond que non.

Je lui pose une autre question : « Maman, reste-t-il de la kesra ? »
Elle me répond : « Il n'y en a plus mais tu peux en faire une si tu veux. »
Fatiguée, je lui réponds : « Ca ne sera pas aussi bon que la tienne. Demain, je cuisine ! »
D'un ton moqueur et pensif, elle répond : « Inch'Allah. Si Dieu nous garde en vie jusque-là. »
 

 

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