Le toucher : spirale de potentialités infinies pour la collecte de savoirs.
Le travail de Sina Hensel interpelle le public sur plusieurs plans en faisant appel à des éléments du monde qui nous entoure et à d’autres au-delà de notre perception. Dans la série de six tapisseries de la Dame à la licorne, tissée en Flandre au XVIe siècle, les cinq sens sont représentés comme des moyens importants pour acquérir des connaissances sur le monde qui nous environne. Dans l’œuvre réalisée durant sa résidence à Imaging Ecological Futures, à Namur, Sina Hensel explore la dimension de la chaleur et comment celle-ci peut être perçue, non seulement physiquement, mais aussi de façon plus intangible. L’acquisition de connaissances d’ordre pratique, par le biais du toucher et du ressentir, peut s’enrichir d’une confiance dans les processus ésotériques à l’œuvre dans la nature. Ceux-ci incluent la réaction naturelle des algues à la chaleur de l’océan, le lent craquellement de la terre quand elle se dessèche ou la transformation du feutre et du bois en fumée et en cendres sous l’effet des flammes.
Une main tendue, venue du passé, cherche le contact. Une tapisserie médiévale accrochée au Musée de Cluny, à Paris, tend sa main fantôme contre le feutre brut et un cadre en bois teints et manipulés à Namur. La chaleur dépose son ombre pendant qu’elle consume le bois et les fibres. Ainsi l’empreinte d’une main sur le bois et doublement touchée par la main brodée il y a cinq siècles et par le laser qui brûle et transforme la matière en fumée. De petites flammes s’allument un instant seulement pour laisser place à des images résiduelles du passé, recadrées, renouvelées à l’attention d’un regard contemporain. L’image résiduelle se dessine dans un tourbillon d’indigo européen. Bien qu’à l’opposé du feu, la mer n’est pas invulnérable à la chaleur. Certaines colonies d’algues marines prennent la couleur de la rouille lorsque la température de leur milieu augmente, faisant des océans une marée rouge. Ce processus nommé efflorescence algale fait écho à la capacité inhérente aux feuilles, racines et fleurs de teindre et transmettre leur couleur. Ce pouvoir a été exploité par les humains pour créer des teintures, mais il est aussi représentatif des processus organiques à l’œuvre dans la nature. La peau aussi est un organe qui peut rougir. Le rougissement est causé par un afflux de sang vers la surface de l’épiderme. Comme la terre qui prend la couleur de l’oxyde de fer qu’elle contient. Ou comme l’argile, terre humide qui, exposée à la chaleur pour en faire des céramiques, rougit.
Une main guide, forme, moule. Le tourbillon d’une empreinte digitale imprimée dans l’argile repose à côté d’une dentelure spiralée, chute de matière ressemblant à une ammonite que le temps aurait emprisonnée dans la roche. Un geste comme celui de saisir l’argile entre ses mains rappelle les traditions du travail artisanal qui ont enduré et résisté aux années. Le verbe endurer vient d’une racine latine qui signifie durcir. Argile modelée en forme de feuilles et de flèches qui pointent vers l’avant. Elles témoignent des heures consacrées à transformer l’humidité de la terre en ces corps durs prêts pour le four et l’émail. Ces corps sont des vaisseaux préparés pour recevoir la chaleur et la transmettre. Lorsqu’on presse ses deux mains sur la surface crénelée des céramiques de Sina Hensel, on peut presque sentir leur brûlure. Cette chaleur inhumaine les rend vivantes. Elles deviennent des quasi-cyborgs imitant la chaleur corporelle générée par les câbles et tiges de métal dépassant des ouvertures percées dans les compartiments de céramique. Leur toucher invisible imprègne l’espace par la chaleur tentaculaire. La chaleur est une main qui laisse sa trace par la saturation du tissu et la solidité de la céramique.
Une main en suspens au-dessus de la tête d’une licorne. Cette main pourrait être la vôtre, et la proximité créée par cette ressemblance génère un triangle de tension entre votre main, la sienne et cette tête duveteuse. Le motif qui se dessine dans la fourrure rappelle le grain du bois, tous deux si familiers qu’ils participent à l’impression-mirage du toucher. La laine jeune et veloutée trouve son double incarné dans le feutre blanc constellé de petits grains, preuve qu’une vie antérieure. L’odeur du feutre brûlé est forte ; une odeur de ferme et de renfermé se dégage de cette étoffe irrégulière. C’est en Flandre que des mains agiles ont tissé cette tapisserie. Il importe de rappeler certains détails du passé : la peau humide de la paume, le fil qui se déroule lentement de la bobine. Ces événements sont achevés, ils vivent maintenant à travers le tracé précis de la découpeuse laser.
À propos de l'auteur :
Max Ferguson est une artiste basée à Bruxelles originaire de Hong Kong. Elle utilise le curatorial comme un moyen de mobiliser ses préoccupations variées. Initialement ancrée dans les arts visuels, sa pratique s’est au cours des dernières années ouverte à l’écriture et à l’organisation d’expositions dans le champ de l’art contemporain. La perméabilité des frontières entre les techniques, les formes et les disciplines est un fil conducteur des travaux de Max Ferguson. L’artiste cherche à travailler les limites de la poésie et de l’image animée afin d’explorer les moyens à notre disposition pour transmettre nos expériences aux autres. Outre sa pratique d’écriture et de réalisation de films, Max Ferguson est membre fondatrice du collective de cinema LuCi, qui fait de Bruxelles le lieu de nombreuses rencontres entre étudiant·es, artistes, travailleuses et travailleurs culturels dans le champ de l’image animée sous toutes ses formes. Titulaire d’un master en arts audiovisuels et animation de la LUCA School of Arts, à Bruxelles, elle termine actuellement le programme postuniversitaire de Curatorial Studies de la KASK Gent avec l’exposition Grains of Sands like Mountains, à Kunsthal Gent.