Qu’il s’agisse de son poids, de sa santé, de la relation père-fils ou de ses doutes envers son propre talent littéraire, Kafka avait de nombreux problèmes qu’il décrivait de manière imagée, émotionnelle ou avec émotion dans ses œuvres, ses lettres et ses journaux intimes. Pourrait-on dire qu’il lui arrivait peut-être d’exagérer un peu et serait-il possible de décrire l’illustre écrivain pragois, en utilisant le vocabulaire d’aujourd’hui, comme une « drama queen » ? Jugez par vous-mêmes !
A-t-il exagéré ? Franz Kafka était à vingt-sept ans un jeune homme talentueux, un docteur en droit bénéficiant d’un métier respectable et d’une reconnaissance sociale. Il avait autour de lui un cercle d’amis, certes restreint mais solide (il passait des moments conviviaux avec son ami Max Brod à Prague ou lors de voyages en Italie), et il ne manquait pas non plus d’amour dans sa vie. Il était néanmoins entouré de suffisamment de gens auxquels il souhaitait reprocher beaucoup de choses : « Ces reproches touchent en effet de nombreuses personnes, comme mes parents, quelques proches, certains de nos visiteurs, divers écrivains, une cuisinière en particulier, qui m’a emmené à l’école pendant un an, un tas de professeurs… en bref, ils forment comme un poignard qui traverse la société. »
J’ai été mort toute ma vie…
Ce qui constitue pour certains une exagération manifeste, est pour d’autres une liberté artistique lui permettant de donner plus de poids à ses propres idées et paroles. Vingt bonnes années plus tard, Kafka a notamment écrit ceci à son ami Max Brod : « Toute ma vie j’ai été mort et maintenant je vais vraiment mourir. Ma vie a été plus douce que celle des autres, ma mort en sera d’autant plus terrible. » Non, il ne menaçait pas de se suicider mais dramatisait plutôt son insatisfaction envers ses créations littéraires : « L’écrivain en moi mourra bien sûr aussitôt car un tel personnage n’a pas de fond, ni d’existence, il n'est pas même poussière… »Oui, il s’agit effectivement de phrases, de citations et de pensées sorties du contexte de la vie de Kafka et ce serait une erreur de tirer de ces fragments des conclusions fondamentales. Toutefois, il n’en demeure pas moins intéressant de constater que de telles « exclamations dramatiques » traversent comme un fil rouge, pour la plupart d’entre elles, la correspondance privée de Kafka. « Tel que je suis, je ne peux vivre que par nécessité » écrivit-il par exemple à l’âge de trente ans à sa fiancée d’alors, Felice Bauer, lui avouant ses sentiments dans un souffle, mais la repoussant dans le même temps de façon dramatique : « J’enrage intérieurement, je ne torture que dans des lettres mais dès que nous vivons ensemble je deviens un fou dangereux, bon à brûler. De quoi serais-je capable ?! Que devrais-je entreprendre ?! Et si je n’entreprenais rien, je serais alors encore plus perdu car ce serait contre ma nature, et quiconque serait avec moi serait perdu. »
Je grossis… !
Mais n’en restons pas à ces sombres cris existentiels : les journaux intimes de Kafka attestent également qu’il s’estimait, ou plutôt qu’il savait s’estimer : « … et bien que je sois assez petit et un peu gros, je plais à beaucoup de monde, même aux filles. Il n’y a rien à dire sur ce point. », écrivit-il dans son journal de 1910, déjà évoqué plus haut. « Récemment encore, l’une d’entre elles m’a dit quelque chose de très raisonnable : "Ah, si seulement je pouvais vous voir nu ! Vous devez être mignon et à embrasser" dit-elle. » Cependant – vous l’aurez deviné – il tenait pour responsables tous ceux qui l’avaient éduqué du fait que, malgré sa beauté objective, il était subjectivement très insatisfait de son corps et de son apparence en général.En fin de compte, la corporalité a toujours été un sujet important pour Kafka : « Malgré le manque de sommeil et les maux de tête, je grossis, pas comme mon directeur, mais dans une subordination appropriée, » écrivit Kafka le 20 juillet 1917 à sa fiancée Felice Bauer. Dans cette lettre, il décrivit aussi en toute franchise ce qui le rendait si gros : « Au menu hier : à 10h30, 2 x lait, miel, 2 x beurre, 2 petits pains ; 11h30 : une livre de cerises ; 12h : poitrine fumée, épinards, pommes de terre, nouilles à la vanille, petit pain ; 3h : bol de lait, 2 petits pains ; 5h : chocolat, 2 x beurre et 2 petits pains ; 7h : légumes, salade, pain, emmenthal ; 9h : 2 gâteaux, lait », en ajoutant seulement : « Alors ? » Alors, nous supposons que cette chère Felice se réjouissait de l’appétit de son fiancé plutôt que de s’inquiéter de son surpoids. Toujours est-il qu’elle avait déjà expérimenté elle-même les propos excessifs de Kafka. Dès février 1913, à peine six mois après leur rencontre, Kafka l’avait prévenue, en surdramatisant peut-être un peu, de ce qui l’attendait avec lui, dans leur relation : « Je suis un individu assez malheureux, et toi, ma chérie, tu as dû être appelée pour trouver un équilibre face à tout ce malheur. »
Et brûler tout le reste sans exception
Rien que dans la correspondance de Kafka avec Felice (il lui a écrit environ 500 lettres) se trouvent de nombreuses exclamations semblables OU des exclamations remplies d’émotions. Ce que Felice n’a (probablement) jamais su, fut la raison principale qui avait motivé leurs fiançailles et que Kafka évoqua dans son journal un an après leur rencontre : « Incapacité de supporter seul l’existence, pas seulement l’incapacité de vivre, bien au contraire, il est même improbable que je sache vivre avec quelqu’un, mais je suis incapable de supporter les assauts de ma propre existence, les exigences de ma propre personne, les attaques du temps et de l’âge, l’élan confus provoqué par l’envie d’écrire, les insomnies, la proximité de la folie – je suis incapable de supporter tout cela seul. Peut-être, ajouterais-je bien sûr. Ma relation avec F. apportera à mon existence un regain de résistance. »Exagérait-il ou se connaissait-il simplement trop bien ? Leur relation prit fin au bout de quatre années pendant lesquelles ils se fiancèrent deux fois et se séparèrent deux fois ; peu de temps après, Felice commença à se préoccuper de l’équilibre du bonheur dans la vie de son nouvel époux, Moritz Marasse, fondé de pouvoir dans une banque.
Quant à Kafka ? Il ne resta pas seul mais trouva amour et soutien, dans les dernières années de sa vie marquées par la maladie, auprès de Dora Diamant. Il fit sa connaissance en 1923 lors de vacances au bord de la Mer baltique, seulement quelques mois après avoir écrit ce qui fut sans doute sa lettre la plus dramatique. Celle-ci s’adressait à son ami de toujours, Max Brod, et Kafka, malade, lui demandait – en l’exigeant – de détruire tout son héritage littéraire : « De tout ce que j’ai écrit, seuls les livres Verdict, Soutier, Métamorphose, Colonie pénitentiaire, Médecin de campagne… et la nouvelle Un artiste de la faim… sont valables. Quand je dis que ces cinq livres sont valables, cela ne veut pas dire que je souhaite qu’ils soient réimprimés et transmis aux temps futurs ; s’ils pouvaient au contraire se perdre totalement, cela correspondrait à mon véritable désir. Simplement, étant donné qu’ils existent déjà, je n’empêche pas ceux qui en ont envie de les obtenir. En revanche, tout ce que j’ai écrit par ailleurs est à brûler (…), sans exception et de préférence sans être lu, et ce le plus rapidement possible. »
Comme nous le savons, rien ne fut brûlé, pas même ses lettres très personnelles à Milena Jesenská dont Kafka demanda expressément la destruction à Brod dans la lettre évoquée précédemment. C’est ainsi que nous avons aujourd’hui la possibilité de feuilleter tous ces écrits très privés - ces cartes postales, ces extraits de journal intime et ces notes qui n’étaient certainement pas destinés à être lus par de tierces personnes, et que nous pouvons nous demander quel genre d’étranger était Kafka. Et cela nous permet aussi de nous étonner de la beauté créée par son aptitude à exagérer.
Janvier 2024