Il existe de nombreuses spéculations et analyses sur le rapport complexe de Franz Kafka à la sexualité. Nous plongeons ici dans ses lettres et interrogeons des expert·e·s pour nous éclairer un peu sur ce sujet.
« […] Il me faut parfois trouver rapidement quelqu’un qui me caresse juste gentiment, au point que je suis allé hier à l’hôtel avec une prostituée. Elle était trop vieille pour être encore mélancolique et, même si elle n’était pas surprise, cela l’a blessée qu’un homme ait moins de tendresse qu’avec une amante. Je ne l’ai pas consolée, puisqu’elle ne m’a pas consolé non plus. »Ceci est un extrait de l’une des lettres que Franz Kafka écrit à son ami et futur éditeur de son œuvre, Max Brod. Kafka y raconte ce qui faisait partie de son quotidien et que nous n’ignorons pas : la visite des bordels et le recours aux services des filles de joie. La posture de l’écrivain de Prague face aux relations sexuelles et à la sexualité a ainsi toujours suscité commentaires et théories.
Des suppositions faites au cours des dernières décennies laissaient penser que Kafka aurait pu être homosexuel. Thèse moins populaire aujourd’hui. On lui prête tantôt un penchant pour les femmes, tantôt une aversion, ou encore une relation étrange voire névrosée envers elles.
Mais que savons-nous avec certitude ?
Reiner Stach, auteur de la biographie en trois tomes de Kafka, prétend que l’écrivain distinguait radicalement les femmes ayant de vrais sentiments de celles qui en étaient dépourvues. Il ressentait pour les premières une forme de respect qui l’amena à leur ôter tout caractère sexuel.
Un rapport ambivalent aux femmes
« Les hommes névrosés classent typiquement les femmes dans deux groupes différents, celles sexuellement désirables et celles dignes d’affection. En résumé : la prostituée et la mère », écrit le biographe dans son troisième tome.D’autres affirment que Kafka aurait craint de s’attacher. Felice Bauer fut son grand amour et leur relation à distance a tenu grâce à des correspondances. Dans une des lettres écrites en 1913, il lui confie : « Ma véritable crainte – rien de pire ne pourrait être dit ni entendu – est celle de ne pouvoir jamais te posséder. » Il lui fera certes une demande en mariage peu après, mais ils ne sauteront jamais le pas.
Pour certains, cette attitude méfiante se reflète en partie dans le personnage de Georg (Le Verdict) qui, peu avant son mariage, sombre dans des ruminations incessantes. Tout cela va dans le sens du biographe qui n’est pas épargné par les critiques. On reproche notamment à Reiner Stach de conclure trop catégoriquement sur les sentiments de l’auteur de La Métamorphose.
Elisa Martínez Salazar, maître de conférences au département d’études germaniques de l’Université de Saragosse et experte de Kafka et de son influence en Espagne, tente de minimiser l’importance accordée à la vie sexuelle de l’écrivain.
« Si cela a suscité autant d’intérêt, c’est selon moi en raison de la quantité de matière autobiographique disponible (journaux intimes et correspondances) et de la capacité de Kafka à s’analyser. Tous ces supports ont éveillé un réel engouement pour les approches psychanalytiques. Cela est aussi sûrement dû au contraste entre cet aspect si physique et intime qu’est la sexualité et l’image idéalisée de Kafka, que nous devons à son ami Max Brod », explique Elisa Martínez Salazar.
Elle partage également son avis sur la correspondance entre Felice Bauer et Kafka, qui fut parfois très ambiguë et contradictoire : « On se demande aujourd’hui comment elle a pu supporter aussi longtemps ce va-et-vient psychologique auquel Kafka la soumettait à travers ses lettres. Il faisait semblant de ne pas y toucher mais revenait toujours à la charge. Il exigeait ainsi constamment que Felice lui écrive, mais se plaçait en mauvais parti incapable de lui offrir autre chose que des correspondances. Cette contradiction exprime un déchirement intérieur qui n’était pas totalement inconscient. Kafka avait même dressé une liste des avantages et des inconvénients du mariage. »
Kafka, sujet de transcendance mais enfant de son époque
Le dilemme auquel Kafka faisait souvent face justifie-t-il ses visites si fréquentes aux prostituées ? Sigrid Cervera est sexologue au musée de l’érotisme de Barcelone. Selon elle, la sexualité faisait certes l’objet de nombreuses analyses au début du 20ème siècle, « mais l’époque était très marquée par la répression morale et religieuse, les dangers des relations sexuelles étaient mis en avant, notamment en raison des maladies sexuellement transmissibles, et l’on revendiquait la pureté plutôt que l’obscénité. Par ailleurs, aller au bordel était monnaie courante pour de nombreux hommes, même jeunes et attractifs. » Nous voilà à nouveau face à des contradictions.Dans la vie comme au lit, Kafka était Kafka
Le psychologue du couple Jordi Isidro Molina a aussi analysé les écrits de Kafka et relevé des similitudes entre son œuvre et sa représentation des relations amoureuses et sexuelles. Kafka incarnait à bien des égards une impossibilité, une dichotomie et (à nouveau) une constante contradiction. « Il a vécu sa vie entre désir et culpabilité, il appréciait les relations sexuelles mais semblait ensuite s’en repentir, et se sentait vraisemblablement coupable. Ses romans sont le reflet d’un homme obsessionnel en quête de perfection. Ses œuvres, en particulier Le Château et Le Procès, montrent à la fois son besoin de contrôle et sa soif de liberté. » Voilà encore deux horizons opposés, à l’image de son rapport aux femmes.Pour beaucoup, les écrits de Kafka démontrent une puissante transcendance car ils incarnent l’éternel exemple de la dualité de l’homme vivant dans un perpétuel conflit intérieur entre nostalgie et regret. Concernant sa sexualité, Kafka se sentait peut-être comme Gregor Samsa au réveil d’une nuit peuplée de mauvais rêves : comme quelqu’un qui ne se reconnaît pas, incapable de dire aux autres ce qu’il ressent et ce qu’il veut vraiment.
Janvier 2024