La question de savoir à qui appartient Kafka a fait travailler beaucoup de matière grise au cours des 100 dernières années, peut-être plus que nécessaire.
Il y a quelques années, Franz Kafka est soudain apparu dans une ruelle tortueuse de la vieille ville de Prague. Il mesurait environ trois mètres, était fait de carton et regardait de haut les passants, l’air un peu grognon. Il tenait dans sa main un écriteau peint sur lequel on pouvait lire en allemand, anglais et russe qu’il était possible d’acheter dans la boutique d’à côté les plus beaux souvenirs typiques de la capitale tchèque. Vous l’avez deviné, il s’agissait d’un panneau publicitaire.Cette découpe en carton de Kafka vécut plusieurs années dans la ruelle tortueuse en question, jusqu’à ce qu’un citoyen engagé (un râleur, diraient les habitant·e·s) attire l’attention des autorités sur le fait qu’une telle horreur publicitaire n’avait pas sa place dans un centre-ville protégé par l’UNESCO, qu’elle n’avait tout simplement rien à y faire. Il demanda qui avait bien pu, pour l’amour de Dieu, donner à Kafka l’autorisation de ce poster devant la façade de cette maison baroque et d’y faire des affaires.
Les autorités pragoises qui, on est bien obligé de le dire, n’ont pas beaucoup changé depuis l’époque de Kafka, ont alors commencé à enquêter. Elles ont découvert qu’aucune autorisation n’avait jamais été dispensée pour l’installation de cette silhouette « kafkaïenne » en carton et que, par conséquent, la présence depuis des années de ce Kafka de trois mètres de hauteur était totalement malvenue et surtout illicite. C’est ainsi que les autorités envoyèrent une convocation au propriétaire du commerce voisin doté, selon ce Kafka, des souvenirs les plus beaux et les plus typiques de Prague, dans laquelle elles l’exhortaient d’aller se mettre quelque part cette fichue publicité en carton, et ce le plus rapidement possible car il était préférable que cette « chose » disparaisse sans tarder.
Un long procès contre Franz
Comme rien ne se passa pendant une longue période, deux agents se présentèrent un jour à la porte de la boutique de souvenirs dans la fameuse ruelle tortueuse et demandèrent, cordialement mais avec assurance, pour quelle raison le « monstre en carton » hantait toujours la rue. « C’est une question complexe », dit le propriétaire du magasin en se grattant la tête, « je ne peux enlever ce panneau car il ne m’appartient pas. »Cela étonna les policiers. En effet, si une publicité se trouve devant une boutique en vantant les produits de celle-ci - telle était leur argumentation – on pouvait en conclure qu’elle appartenait audit magasin. Le propriétaire de la boutique déclara que l’on pouvait certes aboutir à cette conclusion mais qu’il était impossible de la prouver juridiquement et, de son point de vue, les deux agents pouvaient tout à fait arrêter sur-le-champ le Franz en carton ; il n’avait personnellement rien à faire avec cette histoire et tenait à rester en dehors de tout cela.
Mais dans la ville aux cents clochers, même la police ne peut arrêter aussi facilement Franz Kafka : il est indispensable de savoir au préalable à qui il appartient vraiment. Comme les agents compétents n’avaient pu trouver le propriétaire, ils ont abandonné la partie et se sont tournés de nouveau vers l’autorité compétente qui a repris l’enquête de zéro ; celle-ci s’avéra fastidieuse, sans finalement déboucher sur un véritable résultat. Le commerçant nia que le panneau publicitaire lui appartenait et contesta qu’il lui ait appartenu un jour. Le fait qu’on l’ait parfois vu ôter la poussière urbaine et les déjections de pigeon des épaules de Kafka ne changeait rien à l’affaire. Selon lui, c’était par pur altruisme qu’il avait agi de la sorte.
Finalement, la sympathique autorité, qui siège d’ailleurs à proximité de la place Franz Kafka, perdit patience et fit disparaître un beau jour le panneau publicitaire. Mais dans la pratique, il n’était pas possible de mettre aussi facilement au rebut une silhouette de Kafka en carton qui mesure trois mètres de haut. En effet, ce n’est pas parce qu’on n’a pas pu retrouver son propriétaire que celui-ci n’existe pas, loin de là. Kafka fut ainsi relégué dans un quelconque entrepôt obscur de Prague et abandonné à son sort, sans doute un peu comme le golem pragois, la créature artificielle qui aurait reposé pendant des siècles dans les combles de la synagogue Vieille-Nouvelle. Si l’on retrouve dans cent ans ce carton découpé de Kafka, des légendes similaires à celle du Golem graviteront peut-être autour de lui.
Mais aujourd’hui à Prague, on raconte une tout autre histoire, une anecdote amusante selon laquelle le propriétaire impertinent d’une boutique de souvenirs a réussi à faire gratuitement de la publicité pour sa marchandise, et ce pendant des années, sans en être pénalisé.
Pourquoi est-ce que nous vous racontons tout cela ? Contrairement à la silhouette en carton de Kafka, à propos de laquelle personne n’a voulu prendre la parole, presque tout le monde prétend avoir certains droits sur le véritable Franz Kafka. Et en disant « tout le monde », nous ne pensons pas seulement à ses lecteurs car de nombreux groupes de défense se l’approprient en tant qu’auteur allemand d’origine juive, en prime originaire de Prague, la capitale tchèque.
Un célèbre Autrichien
La question de savoir à qui appartient Kafka a fait travailler beaucoup de matière grise, peut-être plus que nécessaire. Par exemple, il y a quelque temps, une exposition fut loin de passer inaperçue dans le monde culturel pragois. Des dizaines d’Autrichiens célèbres y étaient présentés sur de grands panneaux, dont Franz Kafka. Les organisateurs, interrogés non sans curiosité (pour chercher la petite bête, dirait-on à Prague), déclarèrent qu’ils associaient ici le terme d’« Autrichien » à une personnalité autrichienne venant de Bohème, tandis qu’il fallait entendre par « autrichien » le qualificatif d’« austro-hongrois ». Car, ajouta-t-on, lorsque Kafka naquit à Prague le 3 juillet 1883, la ville appartenait, à l’instar de toute la Bohême, à l’Autriche-Hongrie. C’était ce qu’on pouvait lire dans les livres d’histoire, et rien d’autre. Le fait qu’au moment de la mort de Kafka, la vieille Autriche n’intéressait plus personne et que Kafka fut de nationalité tchécoslovaque pendant les six dernières années de sa vie, ne revêtait pas la moindre importance. Finalement, les organisateurs conclurent en rappelant que Kafka était mort à Kierling, en Basse-Autriche, et qu’il était ainsi impossible de renoncer au terme d’« Autrichien » - peu importe si quelqu’un prétendait le contraire.Un auteur de langue allemande
Même au Goethe-Institut de Prague, on a récemment été quelque peu surpris. Voici comment les choses se sont passées. Un sympathique professeur tchèque se rendit dans l’établissement situé sur les rives de la Moldau pour se renseigner sur son programme et sur ce qu’on pouvait lui proposer. Il obtint ainsi un grand nombre d’informations non seulement sur les cours de langue, les projections de films et tous les évènements, sur les bourses et les présentations de livres par leurs auteurs mais il apprit aussi qu’un vaste programme était en cours de préparation à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Franz Kafka. « Quel est donc votre lien avec Kafka ? » demanda le professeur avec un peu d’agacement dans la voix : « Il n’était pas Allemand ?! »Certes, dans le sens actuel du terme, Franz Kafka n’était pas allemand, mais la question nous a tout de même un peu surpris. Nous autres collaborateurs du Goethe-Institut ne nous étions pas accaparés de Kafka, et il ne nous serait jamais venu à l’esprit que, d’une certaine manière, il nous appartenait. Il nous semble néanmoins évident que le plus célèbre écrivain germanophone de Prague soit tout autant un sujet de travail qu’une affaire de cœur. Sans compter que la langue allemande est tout aussi fondamentale pour le Goethe-Institut qu’elle l’était jadis pour Franz Kafka.
Un sioniste de Bohème
Et en toute logique, les Tchèques se réclament eux aussi de Franz Kafka. Ils ne prétendraient pas systématiquement que Kafka était tchèque mais diraient plutôt qu’il était originaire de Bohème. Même si le cliché, selon lequel les œuvres de Kafka reposent sur le déchirement que ressentait leur auteur entre ses identités allemande, juive et tchèque, est particulièrement répandu, les Tchèques sont le plus souvent fiers de leur compatriote pragois et le considèrent comme l’un des leurs. En général, ils n’oublient pas non plus de préciser que les absurdités et péripéties de tous ordres survenant auprès des autorités – ce qui est notamment illustré dans Le Procès - décrivent le lustre caractéristique qui repose sur la fonction publique tchèque, qu’il n’est pas rare de croiser encore de nos jours à Prague (tout comme au début de notre texte). Le nom de famille de Kafka est tchèque lui aussi. Le sens courant de « kafka » correspond à l’écriture phonétique tchèque du nom d’oiseau « kavka » qui veut dire en français « choucas ».Il existe bien sûr un lien direct entre Kafka et la communauté juive, lequel ne se limite pas à la communauté pragoise. Bien que Franz Kafka ne comptât pas parmi les fidèles les plus assidus de la synagogue, il s’était converti au judaïsme, allant même jusqu’à jouer activement pendant des années avec les idées sionistes ainsi qu’avec le souhait de s’expatrier en Palestine, même si ses raisons étaient probablement davantage motivées par sa santé que par la religion. Il est toutefois incontestable que la communauté juive de Prague et Franz Kafka sont étroitement liés. Mais Kafka, de son côté, voulait-il lui appartenir ? Il serait sans doute audacieux de se prononcer catégoriquement sur ce point ; il semble effectivement que Kafka lui-même n’ait pas trouvé la réponse à cette question et qu’il l’ait cherchée toute sa vie. Il écrivit ainsi le 8 janvier 1914 dans son journal : « Qu’ai-je en commun avec les juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose en commun avec moi-même, et je devrais me mettre silencieusement dans un coin, en me contentant déjà de pouvoir respirer. »
Alors, à qui appartient Franz Kafka ? Nul besoin de spéculer longtemps sur le fait qu’il ne voulait pas que son œuvre appartienne à quelqu’un d’autre que lui. Son souhait, qu’il écrivit dans un état fiévreux à son ami Max Brod le 29 novembre 1922, était exprimé on ne peut plus clairement : de tous ses écrits, seuls les suivants devaient être conservés : La Sentence, Le Soutier, La Métamorphose, Dans la Colonie pénitentiaire, Un médecin de campagne, Un artiste de la Faim. Toutes ses autres œuvres sans exception devaient être brûlées.
Comme nous le savons, Max Brod n’a pas respecté la volonté de Kafka. Tout comme jusqu’à ce jour les Allemands, les Tchèques, les Autrichiens, les Juifs ou le propriétaire d’une boutique de souvenirs, située dans une ruelle tortueuse de Prague. Tout comme le reste du monde. Tous impriment, vendent et lisent (par chance aussi) non seulement les œuvres de Kafka mais aussi des ouvrages qui le concernent. Un siècle après sa mort, tout ce qui se passe autour du célèbre écrivain pragois ressemble à une course lors de laquelle même les spécialistes de la littérature examinent à la loupe les moindres détails de sa vie. Cela signifie-t-il néanmoins que Kafka appartient à tout le monde ? Peut-être jusqu’à un certain point - tel est le destin des personnalités, même de celles qui n’ont pas souhaité devenir célèbres. Mais si Kafka devait malgré tout appartenir à quelqu’un, ce serait avant tout à lui-même. Même s’il serait certainement le premier à en douter.
Janvier 2024