Musique
« Les erreurs ne sont pas des adversaires »

 Un microphone sur une scène de concert. Photo (détail): © Unsplash/Bruno Emanuelle

Un mauvais accord ou un amplificateur surchargé : les musiciens Charlotte Greve et Markus Mehr explorent avec le journaliste musical Andi Hörmann dans quelle mesure de prétendues erreurs rendent un morceau de musique passionnant. Notre débat en ligne traite de gaffes innocentes et de faux pas impardonnables dans divers domaines de la société.

Charlotte Greve, Markus Mehr et Andi Hörmann

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:00):  
Alors ! Je m’appelle Andi Hörmann, journaliste musical. Bonjour Charlotte, bonjour Markus. Voulez-vous vous présenter ?  

Markus Mehr (15:01):  Markus Mehr © Frauke Wichmann
Salut, je m’appelle Markus Mehr, je vis à Augsburg et je fais de la musique expérimentale. 


Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:02): 
Avec plaisir — je m’appelle Charlotte Greve, saxophoniste et compositrice. Je suis originaire de la région de Hambourg, j’ai vécu six ans à Berlin, et je vis et travaille à New York depuis huit ans. Je joue principalement du jazz et de la musique qui s’apparente au jazz. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:03): 
Notre débat portera aujourd’hui sur « l’erreur dans la musique ». Y a-t-il quelque chose comme des « erreurs », entre guillemets, dans votre musique? 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:03): 
Tout à fait, il y a beaucoup d’erreurs dans ma musique — surtout celles entre guillemets. Que ce soit sur scène ou en composant, j’ai été souvent confrontée au genre d’erreurs qui ont finalement mené à un meilleur résultat. 


Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:04):  
Des masses! Dans ma musique, l’erreur est un plug-in programmé, comme un logiciel dont je ne peux me passer. Comme je ne travaille plus avec des instruments, mais surtout avec des enregistrements sur le terrain, la chaîne d’erreurs commence lorsque je recueille et produis des sons. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:07):  
L’erreur a au départ une connotation négative. C’est un problème. Charlotte, tu l’écris toi-même. En réfléchissant à cette notion dans le cadre de mon travail journalistique, j’ai souvent constaté que « l’erreur » était quelque chose de positif. Donc l’erreur acoustique fait-elle ressortir quelque chose de mieux, de différent, de nouveau? 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:09): 
Tout à fait! Par exemple, je compose souvent à l’ordinateur. J’entre une esquisse que j’ai composée préalablement, et il se glisse des erreurs par hasard, qui apportent souvent la variante décisive à la composition, une variante qui manquait en fait à la version « originale ». Dans la plupart des cas, il s’agit seulement d’une différence par rapport à une note en particulier — cela peut faire naître quelque chose de complètement nouveau.  
Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:10):  
Nous devrions peut-être faire une distinction entre la musique live et celle réalisée en studio. Quand on compose, on peut éliminer une erreur ou s’en servir en guise d’inspiration. Mais comment cela se passe-t-il en live pour toi, Charlotte, en tant que musicienne de jazz? 
Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:11):  
Ce qui est bien par rapport aux erreurs live, qu’elles soient commises par soi-même ou par d’autres membres du groupe, c’est que tout le monde doit rester alerte lorsqu’elles se produisent. Par exemple, si on s’écarte d’un arrangement, ou si on commence à jouer avec le mauvais rythme par mégarde et cetera, alors cela signifie que tous les autres doivent réagir rapidement, et c’est ce qui donne une certaine fraîcheur à la musique et au fait de jouer ensemble et d’improviser.  

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:12): 
Dans ta musique, Markus, l’erreur semble être au programme, par exemple dans tes environnements sonores. Peut-être aussi« l’utilisation incorrecte » d’instruments. C’est impensable sans les imprécisions acoustiques, n’est-ce pas? 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:13):  
Pour moi, composer, que ce soit avec des instruments ou des enregistrements sur le terrain, c’est souvent comme lever un filet dans les airs et vérifier après un moment si un beau papillon s’y trouve. Je n’ai pas encore développé des aptitudes pour tout calculer… Les défauts, les imperfections ou les imprécisions, comme tu le dis, c’est ce qui rend la musique intéressante. La perfection, c’est ennuyeux. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:14): 
Exactement, il n’y a pas vraiment de contraire au mot « erreur » en allemand. Bien ou correct, peut-être — mais quel artiste veut faire quelque chose de « bien » ou même de « correct » d’un point de vue esthétique? 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:14): 
Exactement, il n’y a pas vraiment de contraire au mot « erreur » en allemand. Bien ou correct, peut-être — mais quel artiste veut faire quelque chose de « bien » ou même de « correct » d’un point de vue esthétique? 


Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:15): 
Je suis d’accord et je peux en fait confirmer que de nombreuses erreurs sont souvent devenues partie intégrante d’une composition et qu’elles l’ont améliorée dans bien des cas. Les erreurs live, par exemple, nous révèlent souvent ce que la composition veut être ou ce qu’elle peut être. Ce qu’on ne savait pas en composant peut parfois émerger grâce aux « erreurs collectives » dans un groupe. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:16):  La possibilité de faire une erreur lorsqu’on joue live ensemble, c’est comme un kit, c’est ce qui soude les musiciens. C’est intéressant. Le musicien, auteur et journaliste Thomas Meinecke a dit dans une entrevue cette belle phrase, qui est presque philosophique. « La musique a toujours raison, il n’y que moi qui peux échouer. » Qu’en pensez-vous? 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:18):  
C’est une phrase super et elle fait appel au « pouvoir » universel de la musique. Je pense souvent que nous, les musiciennes et musiciens, sommes uniquement les exécutants, mais la musique qui en résulte est quelque chose de plus grand, plus puissant — surtout lorsqu’on joue avec d’autres.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:19): 
Hm, mais l’échec a aussi une connotation négative… Ce n’est pas souhaitable sur scène, devant un public qui a payé dans le meilleur des cas. À mon avis, il n’y a pas d’échec lorsqu’on fait naître de la musique. Des détours et des culs-de-sac, ça oui, mais des échecs ? 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:25):  
L’échec est dans tous les cas un bien grand mot et une question d’opinion de toute façon. Cela se passe souvent ainsi: un concert où j’avais le sentiment d’avoir échoué envers la musique — pour employer des termes extrêmes — a été particulièrement bien reçu par le public — et inversement. Laisser des erreurs se produire et surtout continuer de regarder « vers l’avant » est un grand art. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:32):  
Mais vous deux, vous avez commencé par apprendre un instrument, n’est-ce pas? Vous êtes maintenant établis grâce à votre musique, vous avez du succès, mais que disons-nous à ceux qui apprennent un instrument dès leur enfance? Pratiquer, pratiquer, pratiquer. Les enseignants font non de la tête lorsqu’il y a des fausses notes. Je me souviens très bien de mes cours de musique. J’avais du mal avec le type d’autorité anti-erreur.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:32):  
Je sais ce que sait… 



Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:33):   
Je pense que dans le cas de débutantes ou débutants on parle d’un autre type d’erreurs, on parle d’erreurs qui peuvent nous nuire plus tard, et en tant qu’enseignant on ne veut pas que ces erreurs se reproduisent indéfiniment. Je pense surtout aux erreurs en tant que mauvaises habitudes… 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:35): 
D’un côté, cela peut être très utile de maîtriser et de comprendre un instrument ou même une théorie, jusqu’à un certain point. Cela dépend toujours du domaine dans lequel on œuvre. Mais tout cela n’est pas absolument nécessaire. On a qu’à penser au hip-hop. Aussi, dans mon approche de la composition aujourd’hui, la théorie ne joue plus aucun rôle, je suis plutôt une intuition.  

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:35):  
C’est un bon point. 



Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:35): 
Au fait, je n’ai jamais assez pratiqué dès le début… la guitare. Je le regrette encore parfois aujourd’hui.  

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:35): Ou les débuts de Tocotronic. Quelle cacophonie de guitares, mais tout à fait charmante. C’est seulement en connaissant de plus en plus de succès que les membres du groupe ont commencé à apprendre à jouer de leur instrument. 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:36):  
C’est vrai. C’était une magnifique « incapacité »… mais cela n’avait pas d’importance, le groupe avait d’autres qualités et priorités Pour en revenir à l’erreur: si on accepte toutes les erreurs, cela devient quelconque — tout le monde peut alors en faire. Je parlerais plutôt de « commissarier des erreurs ». 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:36):  
On m’a beaucoup enseigné le concept qui consiste à apprendre des règles, mais en gardant toujours en tête parallèlement de foutre ces règles en l’air du moment qu’on se retrouve sur scène. Ce concept a du sens, en tout cas dans le domaine du jazz et de la musique improvisée.  
Oui, commissarier des erreurs a du sens! De toute façon, tant que rien n’indique la voie à suivre, on ne sait pas ce qui est une erreur et ce qui ne l’est pas.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:37): 
Oui, ou si on pense aux enregistrements piratés, aux cassettes de qualité médiocre sur lesquelles on ne reconnaissait pratiquement rien. Mais on entendait l’impact émotif, ou la puissance, la dynamique, l’âme… 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:38): 
C’est peut-être ça la beauté de l’erreur, le fait qu’elle est et doit être justifiée dans la mesure où elle est un accent acoustique. Je crois que c’est aussi grâce à cette époque hautement technologique que nous apprenons à apprécier de nouveau les imprécisions acoustiques. On veut bien entendre du numérique parfait et sans relief, mais à petites doses seulement.  

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:38):  
Je suis d’accord avec vous deux. Je pense aussi au free jazz. C’est le chaos total et une mer d’erreurs pour bien des oreilles. Mais sous cette couche, que plusieurs considèrent comme un ensemble d’erreurs, se cache une profonde connaissance de l’instrument, de la technique etc. Et alors, tout cela a une direction, une clarté et une beauté.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:39):  
Le chaos, un très bon mot aussi!  

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:40): 
Oui, et comme tu mentionnes justement le free jazz, Charlotte, il est faux de croire qu’on peut tout simplement se mettre à jouer comme ça et que cela devient du jazz? Ces musiciennes et musiciens doivent quand même être incroyablement alertes et bien formés — entre autres pour se sortir d’une erreur. 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:41):  
Tout à fait! Lorsqu’on écoute des musiciennes et des musiciens qui ont beaucoup travaillé dans le domaine de l’improvisation libre, on comprend rapidement en quoi ce style n’a rien à voir avec une quelconque cacophonie. Rien n’est laissé au hasard. Il faut avant tout écouter avec une extrême vigilance et contribuer à la musique au moment où elle en a besoin — que ce soit avec du silence ou énormément de sons. C’est dans ce processus super complexe qu’on retrouve la beauté et la tension.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:41):  
Depuis plus de vingt ans, on a Auto-Tune — dans le langage populaire le « Cher Effect ». C’est un outil qui permet de corriger les sons faux dans les performances vocales. En pratique, c’est totalement ennuyeux, ça détruit tout l’aspect émotif. Mais la façon exagérée dont il a été utilisé dans « Believe » de Cher lui a procuré une toute nouvelle esthétique sonore. Madonna, Kanye West, les Daft Punk, One More Time… Lorsqu’on exagère quelque chose de « parfait » ou lorsqu’on en « abuse », cela peut donner quelque chose de créatif.  

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:42):  
Je suis d’accord, Markus. C’est exactement comme l’utilisation « incorrecte » d’instruments. La distorsion au niveau des guitares est née quand on a poussé les amplificateurs à bout.

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:45):  
C’est vrai. Si on exagère certains effets qui devraient mener à la perfection, on peut faire naître quelque chose de nouveau, de clairement choisi stylistiquement parlant.   

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:48):  
C’est uniquement dans la musique classique qu’on cherche en vain une erreur — du moins dans les enregistrements. 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:49):  
Oui… mais là aussi il y a eu des compositeurs qui en ont cherché. Je pense à Arnold Schoenberg ou à Stockhausen. 


Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:50): 
On coupe, on coupe, on coupe dans les enregistrements. Je dois par contre dire ici que je peux comprendre qu’on exige une soi-disant perfection dans le cas d’un morceau de musique entièrement composé. Les erreurs se cachent alors peut-être à un autre niveau, par exemple dans la composition même. 


Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:52):  
Dans son ensemble, un orchestre classique est quelque chose de magnifique. Et cela doit avoir sa raison d’être. Mais j’ai l’impression que lorsqu’on étudie la musique classique on s’entraîne beaucoup pour atteindre la perfection.  

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:54): 
Je voulais en fait devenir flûtiste classique, mais la perfection et tout ce qui est vrai et faux dans la façon dont on s’imagine un son et on interprète les morceaux m’a tellement coincée que je ne me sentais pas du tout libre sur scène. Cet effet-là, je ne l’avais pas en jouant du jazz.  

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (15:55): 
…t’as bien fait! 



Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:56):  
Aha! Un concert à l’école avec dix parents me rendait plus nerveuse qu’une salle pleine pour un groupe dans lequel je jouais des chansons et je pouvais improviser. Mais je trouve extrêmement remarquable et fascinant le fait de trouver la même liberté en jouant de la musique classique.  

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (15:58):  
C’est un sujet inépuisable. Peut-être une belle pensée pour conclure: mieux vaut être fautif que sans faute. Le progrès par l’erreur. Ou bien que diriez-vous pour conclure ce débat? 

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (15:59):  
De nouvelles avenues, de nouvelles idées par l’erreur — l’inspiration, dont on ne savait rien avant, vient par l’erreur, comme un cadeau.  


Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (16:00):  
Exactement. Les erreurs sont des partenaires, pas des adversaires. Une erreur géniale au bon endroit… il n’y a rien de plus rafraîchissant et de plus inspirant. 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (16:00):  
Faire surgir l’inconscient par le jeu? J’y pense justement: il faut une bonne dose de courage pour faire des erreurs en musique.  

Charlotte Greve © Annika Nagel Charlotte Greve (16:02):  
Il faut en tout cas de l’ouverture et de la flexibilité pour les accepter. Pas mauvais comme mantra pour une attitude générale face à la vie… 

Markus Mehr © Frauke Wichmann Markus Mehr (16:03):  
Qu’est-ce qu’on a d’important à perdre… 

Andi Hörmann © privé Andi Hörmann (16:04):   
Merci beaucoup! Ce fut un grand plaisir d’en apprendre davantage avec vous deux sur l’erreur dans la musique.  


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