Oeuvre collective: Paysage musical
Séparés physiquement par la pandémie, chaque musicien s’est chargé, de son côté, de développer un concept qui lui tenait à cœur et d’élaborer un son, qu’il a transmis au musicien suivant, afin qu'il y réponde, à son tour, en musique. Dans leurs compositions, les artistes ont abordé la musique en tant qu’élément immatériel du patrimoine culturel, suscitant des interrogations sur le sens et l'utilisation faite du terme « patrimoine » et mettant en avant une diversité culturelle que chacun d'entre eux a pu exploiter et partager avec les autres.
Le morceau s’ouvre sur une composition de Ghassan Sahhab sur le qānūn, basée sur la chanson "Ya Falastiniya" de l'éminent compositeur et chanteur égyptien Sheikh Imam. Le joueur de qānūn, compositeur, universitaire et chercheur libanais a choisi d'utiliser ce titre pour cette composition lorsqu’il a été témoin du dernier soulèvement survenu en Palestine occupée en mai 2021 et de l'attaque menée sur la bande de Gaza. Cette pièce est donc à la fois ancrée dans l'histoire musicale de l'Égypte et celle du Levant. Elle met en vedette l'un des principaux instruments du takht (ensemble ou formation de chambre dans la tradition modale/maqam, composée du oud, du qānūn, du violon, du nay et du riqq).
Le morceau progresse sur des sons contemporains synthétisés, accompagnés par les airs de guitare basse planants du multi-instrumentiste et compositeur jordanien Yacoub Abu Ghosh. Abu Ghosh poursuit là où Sahhab s'est arrêté, sur un maqam/mode particulier appelé maqam sīkāh, qui évoque, pour lui, un air de danse traditionnelle, une dabké de la région de Maan. Yacoub s’appuie sur la mélodie rythmique du maqam pour compléter le travail de Sahhab, tout en utilisant un synthétiseur électronique et des percussions, en plus de la guitare basse.
Partant des rythmes de la dabké de Maan, les influences amazighes algériennes d'Amel Zen transportent ensuite la musique vers de nouvelles régions et de nouveaux sons. Dans une reprise spontanée des contributions précédentes, Amel Zen prend le relais grâce à un rythme 6/8 largement répandu en Algérie et dans le grand Maghreb (Afrique du Nord-Ouest). Sa musique s'inscrit dans la composition comme un appel insistant à réhabiliter l'histoire de l'Afrique du Nord et les identités de ses peuples. L'artiste a appelé sa contribution "Tamazgha" (toponyme en langues berbères désignant les terres traditionnellement habitées par les Berbères), dans une tentative de faire revivre le patrimoine millénaire de ses compatriotes amazighs. En occupant un espace musical unique et de premier plan, la composition de l'artiste est un témoin vivant du patrimoine culturel de son peuple.
Dans la foulée, le morceau "Haddi Ya Bahar" (qui signifie "Calme-toi, mer") de Zaid Hilal emmène également l'auditeur vers une autre lutte pour la justice et l'indépendance. Cette chanson appartient au répertoire folklorique palestinien, et a été composée et chantée par Abou Arab, musicien folklorique pionnier, souvent surnommé « le poète de la révolution » (en allusion à la révolte arabe de 1936). Directement influencé par les récentes agressions subies par les Palestiniens de Sheikh Jarrah au printemps et au début de l'été 2021, Zaid Hilal s'inspire de la « mémoire populaire » de son lieu de vie et réarrange le chef-d'œuvre d'Abou Arab, y introduisant le son des guitares électriques et acoustiques, des percussions, de la guitare basse et des synthétiseurs.
Intervient alors un silence durant une fraction de seconde qui marque un nouveau départ, où le morceau reprend avec des rythmes africains typiques du Soudan. Le musicien, chanteur et compositeur Mohamed Adam, originaire du Darfour, y réunit trois styles musicaux sous-documentés et sous-représentés issus de sa communauté locale dans le but de partager la riche diversité des rythmes soudanais.
En commençant par le kewal ou kewet, Mohamed présente l'un des rythmes musicaux et de danse les plus répandus au Darfour, dont les pas sont inspirés par le mouvement des chameaux. Ce style est très répandu au sein des tribus Beja, qui vivent sur le littoral de la mer Rouge, à l'est du Soudan. La danse du kewal est souvent une parade qui illustre la puissance masculine : les hommes brandissant leurs épées sont vêtus de la djellaba, d'un long sarouel et d'un sideiri (veste sans manche ressemblant à un gilet). Sur le plan instrumental, la musique fait appel au masinko (lyre de forme hémisphérique) et s’appuie fortement sur les applaudissements pour maintenir l'harmonie rythmique.
Dans le morceau de Mohamed, on trouve aussi un autre style musical, appelé franqabiya الفرانقابية(signifiant « le corps de la gazelle »), en allusion aux origines des mouvements de la danse. Ce style de musique et de danse est propre aux tribus For du Soudan occidental, qui l'interprètent lors de grandes occasions religieuses et sociales. Elle rassemble hommes, femmes et enfants, réunis par l'amour de la danse et le plaisir que procure le mouvement. Cette danse est également l’occasion d'inverser les rôles entre les deux sexes, les femmes portant des tenues masculines et vice versa, ainsi que de lourds accessoires qui bruissent et tintent au rythme de la musique.
Le troisième style incorporé à la partie composée par Mohamed Adam est le mardoum, un rythme associé aux tribus Baggara de l'ouest et du sud du Kordofan au Soudan. A l’instar des styles soudanais précédents, le mardoum est lié à la danse éponyme, dans laquelle les hommes s'alignent face aux femmes et commencent à taper du pied et à sautiller d'une manière qui s’inspire du mouvement du bétail au trot rapide. Les femmes sont souvent organisées en groupes de chant : les hakkamat حكامات(sages ou chanteuses principales) et les shayyalat شيالات (chœurs) chantent à tour de rôle les paroles des chansons, qui portent souvent sur la chevalerie, la générosité, les louanges et l'amour. Chaque groupe de chanteuses répète alternativement sa partie, tandis que les hommes sifflent et répondent avec des tons puissants.
Les rythmes africains du Soudan se transforment ensuite en rythmes kurdes énergiques et répétitifs joués sur le daf et d'autres instruments percussifs, dirigés par le percussionniste kurde virtuose Hajar Zahawy. Ici, l'artiste sélectionne des motifs rythmiques présents dans les compositions de ses collègues musiciens, et construit sa section sur les points communs de ces motifs rapides à 6 temps que l’on retrouve dans tout le savoir musical de l'Asie occidentale et de l'Afrique du Nord.
La musique se métamorphose encore en une musique électronique évocatrice et ambiante composée par la productrice tunisienne de sons électroniques, Rehab Hazgui. L'artiste ajoute ainsi un paysage imaginatif qui traduit l'état intérieur du musicien, à la fois vaste site de projets et terrain profondément stratifié de vestiges, de souvenirs et d'histoires. Ses sons marquent les résonances de la fragmentation et de l'isolement, et génèrent des rythmes intrigants et des décors déformés.
La dernière partie du morceau clôt le cercle instrumental et compositionnel lorsque le qānūn traditionnel revient au milieu d'une musique électronique synthétisée distante et rêveuse, transformant ainsi l'ambiance en un espace sombre et contemplatif de recherche introspective. Cet entrelacement subtil de l'électronique avec le qanun, qui s'approche de l'auditeur tout en restant à distance, évoque un air futuriste de présence et d'absence, avant de s'estomper vers une fin, un adieu.
Le morceau collectif a été réalisé grâce à une collaboration étalée sur deux cycles. Dans le premier cycle, chaque artiste répond de manière créative à l'autre, en reprenant musicalement la composition là où l'artiste précédent l'avait laissée, puis en la transmettant au musicien suivant. Dans le second cycle, les artistes ont été invités à pousser les sons de leurs collègues un cran plus loin, en y ajoutant leur propre touche musicale. Ainsi, les concepts musicaux de Yacoub Abu Ghosh sont audibles dans les paroles de Ghassan Sahhab et d’Hajar Zahaway ; la philosophie et la musique de Ghassan Sahhab sont appliquées à celles de Yacoub Abu Ghosh et de Zaid Hilal ; alors que Rehab Hazgui prend les œuvres de Ghassan et Yacoub comme base pour sa propre composition. Ce processus a ainsi créé une synergie musicale durable de conceptions diverses et d'expériences variées.
Bien que la distance physique entre les artistes soit perceptible dans leurs créations, l'énergie considérable qu'ils ont dû canaliser pour pouvoir se rejoindre musicalement sur une même piste peut être ressentie intensément par l’auditeur au cours de ces quinze minutes d’intersection de géographies, d'instruments, de langues, d'histoires et de connaissances musicales.