Barcelone
Des citoyens qui veulent retrouver leur ville

Streetart au Borsi
Streetart au Borsi. Les voisins réclament une bibliothèque. | Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

En Europe, Barcelone est la destination de voyage préférée pour un week-end et une escale pour les grands navires de croisière. Malheureusement. En effet, ce phénomène entraîne beaucoup de problèmes et a provoqué une vague de résistance.

De Ulrike Prinz

On a beaucoup écrit sur la gentrification et sur la transformation de toutes les villes européennes importantes en villes touristiques. Mais l’Espagne est très durement touchée, et essentiellement Barcelone au niveau national. Les raisons sont multiples. Après le krach immobilier fin 2008, ce ne sont pas seulement les investisseurs qui ont fait faillite, mais ce sont surtout des familles qui ont été touchées. En 2012 et 2013, on comptait en moyenne une expulsion tous les quarts d’heure. L’ensemble de la situation de l’habitat s’est radicalement transformée depuis.

La crise a laissé derrière elle des milliers de logements vides. Selon un recensement effectué en novembre 2016 par l’administration municipale, on dénombre environ 80 000 appartements vides. Les logements déclassés se trouvent pour la plupart dans des quartiers ayant un attrait touristique et ils sont rachetés par des fonds d’investissement. Cela signifie qu’ils sont retirés du marché régulier de la location. En même temps, la précarité sociale fait monter en flèche la demande en logements à louer. D’après les données du portail Idealista le prix des loyers à Barcelone a augmenté de 59,2 % entre 2013 et 2017. De par l’attraction particulière de cette ville aux bords de la Méditerranée, le nombre d’appartements loués légalement ou illégalement à des touristes a augmenté à l’image d’une tumeur cancéreuse. Une vidéo visuellement très parlante diffusée par l’ONG Inside Airbnb montre l’évolution vertigineuse qui a eu lieu ces dernières années.


 

Sur 17 369 annonces publiées en ce moment, 4 078 concernent la vieille ville, Ciutat Vella, et 45 % d’entre elles ne proposent pas seulement une chambre à louer, mais un appartement entier. À Ciutat Vella, la population fluctuante dépasse le nombre d’habitants. Le quartier d’Eixample dispose, avec 5 607 annonces de la majorité des appartements à louer ; 54 % d’entre elles concernent des appartements entiers.
Sur 17 369 annonces publiées en ce moment, 4 078 concernent la vieille ville, Ciutat Vella, et 45 % d’entre elles ne proposent pas seulement une chambre à louer, mais un appartement entier. À Ciutat Vella, la population fluctuante dépasse le nombre d’habitants. Le quartier d’Eixample dispose, avec 5 607 annonces de la majorité des appartements à louer ; 54 % d’entre elles concernent des appartements entiers.



« À Barcelone, nous assistons actuellement à une vague spéculative et à une commercialisation de l’habitat qui se concentre surtout sur le secteur locatif alors qu’auparavant la spéculation concernait les hypothèques… », déclare Daniel Pardo d’ABTS, Association de Voisinage pour un Tourisme durable, et il ajoute : « … cela a entraîné l’expulsion d’autant plus rapide et violente de voisines et de voisins et a été en même temps à l’origine d’une nouvelle résistance. » 
 

Les locataires font de la résistance

Nous rencontrons Daniel Pardo et Mariona Tort à La Negreta del Gòtic, espace social en autogestion. La résistance se constitue en d’innombrables associations de citoyens ou en d’autres formes d’organisations, donnant aussi une nouvelle force de frappe aux groupes déjà constitués comme la PAH. La Plataforma de Afectados por la Hipoteca/Stop Deshaucios s’était formée en réaction aux expulsions qui eurent lieu après la crise des crédits hypothécaires et lutte contre le fait que des individus puissent être littéralement jetés à la rue, dit Daniel. Pour beaucoup de ces nouvelles initiatives, celle-ci représente une sorte de modèle.
  • Graffiti « Barcelone fait de la résistance » Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Graffiti « Barcelone fait de la résistance »

  • Affiche au Barrio Gótico Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Affiche pour protester contre la gentrification et la spéculation immobilière dans le Barrio Gótico.

  • Affiche au Barrio Gótico Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Affiche pour protester contre la gentrification et la spéculation immobilière dans le Barrio Gótico.


Le parti des citoyens en Comú est issu du mouvement 15M et de la PAH dont la porte-parole de l’époque, Ada Colau, est aujourd’hui devenue maire de Barcelone. Beaucoup de ceux qui avaient lutté avec elle s’engagent aujourd’hui à l’intérieur des institutions communales. Daniel nomme de multiples initiatives qui se sont formées dans les quartiers et qui luttent pour leur droit à l’habitat et en faveur de la ville, car il en va aussi de l’espace public. Par exemple, l’association Resistim al Gòtic dont fait partie Mariona. Cette femme toute menue nous explique, montrant une forte détermination, qu’il s’agit surtout pour eux d’une reprise en main du pouvoir par les habitants. « Nous apportons essentiellement une aide, aussi au plan juridique, et nous voulons dénoncer l’expulsion brutale des habitants du quartier. » Le quartier gothique a en ce moment plus de « population fluctuante » que d’habitants, explique Mariona.
 
D’autres organisations travaillent au-delà du périmètre de la ville comme le tout nouveau syndicat des locataires (el Sindicat de Llogaters) ainsi que ABTS qui coordonne une trentaine d’initiatives municipales en cherchant des solutions aux conflits provoqués par l’industrie touristique. « L’industrie du tourisme exploite la ville et ses habitants de façon très intense. » Cela se manifeste principalement par l’expulsion des habitants, mais aussi par la précarisation du travail. À travers la spécialisation à laquelle elle opère sur le marché du travail, elle propose de très mauvaises conditions et de très bas salaires dans toute la ville », souligne Daniel.

« Un tourisme durable est aujourd’hui impossible à Barcelone »

Daniel Pardo de l’ABTS, l’Association de Voisinage pour un Tourisme durable

 
Daniel Pardo de l’ABTS, Association de Voisinage pour un Tourisme durable
Daniel Pardo de l’ABTS, Association de Voisinage pour un Tourisme durable

Avoir droit à la ville

À Barcelone, où la spéculation immobilière internationale et la pression de la branche touristique ont causé une énorme explosion des prix, les Catalans doivent aujourd’hui mettre plus de 46 % de leur salaire dans le loyer. Le pourcentage monte à 65 % pour les jeunes de moins de 35 ans. La moyenne espagnole s’élève à seulement 31 %. La fin de cette spirale des prix n’est pas en vue.
 
Le syndicat des locataires, le Sindicat de Llogaters, est né de cette situation d’urgence en mai 2017. Il se fixe pour objectif l’exigence d’un « habitat digne » et veut que les locataires barcelonais aient voix au chapitre. « Notre campagne a pour nom : ‘Nous resterons !’ explique Marta Ill, porte-parole du Sindicat de Llogaters. Le problème de l’expulsion des habitants ne se limite pas seulement aux quartiers touristiques de la vieille ville ou aux quartiers à la mode, mais il s’étend aussi à tous les autres secteurs de la ville. Cette situation menaçante concerne surtout les jeunes gens comme elle qui ne sont pas propriétaires de leur logement et qui n’auront pas les moyens de le devenir dans un avenir proche à cause de l’explosion des prix.
 
 

« Nous ne voulons pas que les Barcelonais soient remplacés par des gens avec un plus grand pouvoir d’achat ! »

Marta Ill, porte-parole du Sindicat de Llogaters

 

ÔTER L’ATTRAIT DE LA SPÉCULATION

Sur une carte interactive, le syndicat montre que pour la seule ville de Barcelone, 3 000 appartements appartiennent à 15 fonds immobiliers.

Qui spécule avec les loyers ? Dix sociétés immobilières pour plus de 3 000 logements à Barcelone. Le syndicat demande : de combien d’appartements a besoin une personne ?
Qui spécule avec les loyers ? Dix sociétés immobilières pour plus de 3 000 logements à Barcelone. Le syndicat demande : de combien d’appartements a besoin une personne ? | © Sindicat de Llogateres
Pour supprimer l’attrait de la spéculation à Barcelone, il faut modifier en urgence la loi nationale sur l’encadrement des loyers (LAU, Ley de Arrendamientos Urbanos). Cette loi est aussi responsable de la situation de crise dans le sens où elle permet aux propriétaires de résilier un bail tous les trois ans ou d’augmenter le loyer à leur convenance. Récemment, la Generalitat de Catalunya a mis à disposition des loyers comparatifs par quartiers, mais, à la grande déception des associations, ceux-ci n’engagent pas du tout les propriétaires.

« Nous essayons surtout d’encourager les gens à se protéger », dit Marta. Ils doivent rester dans leurs appartements même si leur bail est arrivé à échéance. « Techniquement parlant, on appelle ça le ‘vivir de precario’ et formellement, on n’est pas un squatter, mais une personne ‘qui vit de façon précaire’, sans bail. »
 

GRÈVES DES LOYERS, DÉSOBÉISSANCE CIVILE ET SQUATS

Ils n’envisagent pas de grève des loyers, telle que celle de 1931 à Barcelone qui avait paralysé toute la ville. « Les coûts d’un procès sont aujourd’hui très élevés, avec la probabilité que les locataires perdent. », indique Marta. « C’est pourquoi nous adoptons une autre stratégie : il y a des propriétaires immobiliers à Barcelone à qui appartiennent des blocs entiers dans différents quartiers. Nous rassemblons tous les biens d’un même propriétaire et en fonction de la manière dont avancent les négociations, nous pouvons le menacer d’une grève des loyers. »
 
Le Sindicat recommande actuellement la stratégie d’une ‘grève à la japonaise’ : « Bien que le bail soit arrivé à échéance et que le propriétaire n’accepte plus mes paiements, je continue néanmoins de les verser sur un compte séquestre et s’il me met dehors, je peux dire que j’ai toujours payé mon loyer et qu’il ne peut pas me mettre à la rue. », explique Marta.
 
Il n’est pas besoin d’apprendre aux Barcelonais à se rebeller, la ville a une longue tradition dans ce domaine, pense Iñaqui García. Iñaqui et sa boutique sont plus qu’une librairie, il s’agit d’une véritable institution dans le quartier du Raval. Le magasin existe depuis déjà 30 ans, un collectif libertaire au beau milieu de l’ancien quartier chaud de Barcelone. C’est d’ici que s’organise la résistance. Quand par exemple une expulsion doit avoir lieu, on envoie la veille un message Whatsapp au réseau et les activistes se rassemblent pour empêcher celle-ci. En général, ça réussit deux-trois fois. Mais c’est de plus en plus dramatique avec des interventions de la police plus importantes.
 

« La violence contre le citoyen lambda s’accroît partout et on ne peut le tolérer, on doit se défendre ! »

Iñaqui García, propriétaire du „Lokal“

 
Se défendre et exercer une pression politique. Squatter est une manière de le faire. C’est pour la plupart des activistes barcelonais un instrument important de la lutte pour des conditions sociales plus justes. « En ce qui concerne la rue Lancaster, je me suis engagé dès le début », raconte Jarek, un jeune activiste polonais qui vit depuis sept ans à Barcelone et qui a découvert ici une grande variété de mouvements sociaux. « Avant, c’était Guernica. On squattait pour en faire un espace social pour les familles qui se trouvaient menacées d’exclusion sociale. »
  • Jarek, jeune activiste polonais qui vit depuis sept ans à Barcelone Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Jarek, jeune activiste polonais qui vit depuis sept ans à Barcelone, pendant son interview sur les squatters barcelonais.

  • Le Borsì dans la rue Avinyó Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Das Borsí (ehemalige Kunsthochschule) in der Straße Avinyó, derzeit leerstehend

  • Fenêtre à moitié murée dans une maison squattée Photo: Robert Esteban © Goethe-Institut Barcelona

    Fenêtre à moitié murée dans une maison squattée de la rue Lancaster (aujourd’hui, tout le bâtiment a été détruit).


Jarek ne ressemble pas à l’image qu’on se fait du squatter. Sensible, presque tendre, son regard trahit cependant le combattant qui est en lui. La rue Lancaster est parallèle aux Ramblas où le tourisme afflue. Les immeubles étaient complètement délabrés et il y a encore sept ans, ils ne disposaient pas toujours d’eau courante. Leur action a été couronnée de succès et les trois immeubles des numéros 7, 9 et 11 ont été repris par la Ville.

DES NARCOPISOS AUX LOGEMENTS SOCIAUX

Les nombreux bâtiments désertés ont engendré, justement au Raval, un autre problème qu’on appelle les narcopisos. Ce sont des logements squattés où l’on achète et consomme de la drogue. Ici culminent les problèmes liés à la situation du logement de Barcelone : l’association Acció Raval a dénombré 50 narcopisos qui appartiennent principalement à des fonds vautours ou à des banques.

« Ces mafias détiennent toutes les informations. Elles savent que les propriétaires d’appartements ne porteront pas plainte contre elles. Il est significatif que, quand des familles squattent un appartement on les évacue le lendemain, mais les trafiquants de drogue peuvent squatter impunément un logement pendant une longue période. » Iñaqui hausse les épaules. « Là où ouvre un narcopiso, la cage d’escalier se délabre et le prix de l’immeuble baisse. »
 


Les habitants pointent ce problème avec l’association Caceroladas. Ils montrent aux dealers qu’ils ne veulent pas d’eux dans le quartier. Ils incitent la communauté et la police à agir.

Les activistes exigent que les logements possédés par les banques, qui finalement furent sauvées par de l’argent public, soient transformés en logements sociaux. Pour cela, ils ont obtenu à la fin du mois de février 2018 le soutien du Síndic de Greuges et du médiateur Rafael Ribó. Lui aussi voudrait qu’au moins 30 % des biens immobiliers de la ‚mauvaise banque’ Sareb deviennent des logements sociaux. La ville aurait selon lui une liste de 59 000 candidats, un grand nombre de sans-abris et un habitat social tout à fait insuffisant qui atteint à peine 1,5 %.

ÊTRE MAÎTRE EN SA DEMEURE

La ville se voit confrontée à tous ces problèmes. La conseillère municipale Gala Pin sort d’une réunion et doit tout de suite enchaîner avec la suivante. Dans un pamphlet, elle explique les stratégies du gouvernement contre la spéculation et pour une transformation du modèle touristique, c’est-à-dire les mesures avec lesquelles BCNenComú essaie de contrer les remous de la gentrification.
Dans l’urgence, il faut stopper les expulsions. « Pour la seule Ciudat Vella, on compte une centaine d’expulsions par trimestre… », rapporte Gala. « Il est parfois possible de trouver des solutions tantôt par le biais des pouvoirs publics, tantôt par celui des propriétaires… »
 
Les mesures possibles viennent spontanément : prendre des mesures plus énergiques envers les propriétaires, arrêter les travaux de rénovation quand les habitants sont expulsés, exiger leur retour dans les lieux, acquérir des immeubles, créer des logements sociaux… « Nous avons par exemple acquis les 7-9-11, rue Lancaster afin de protéger les habitants. » On poursuit avec mesures à moyen terme contre la spéculation : la vente de terrains publics au bénéfice de l’habitat participatif et d’autres modèles de coopération avec le secteur privé et aspirant à la rentabilité sur le long terme.
 

REPRENDRE LA MAIN SUR LE MODÈLE TOURISTIQUE

Le modèle touristique barcelonais est lui aussi transformé en un « plan de première urgence ». La commune vient d’investir 2 400 000 euros dans un « plan de voisinage » pour amoindrir les effets massifs du tourisme de masse dans le centre de la ville. Les mesures vont de la mise en place de toilettes publiques à l’intervention d’agents dans l’espace public qui surveillent le respect des règles de la vie en communauté, etc., etc.

Ce sont surtout des acteurs majeurs, comme le Port de Barcelone, qui constituent de vraies barrières dans la lutte contre le tourisme de masse. Plus de la moitié des croisiéristes ne restent que quatre heures à Barcelone… Ils inondent la ville tout en restant des consommateurs très ponctuels. „Pour moi, c’est comme une invasion de sauterelles !“ dit Gala en reprenant sa respiration.

« Nous devons responsabiliser les acteurs qui font la promotion du tourisme », affirme Gala Pin.
 

« Il faut redistribuer les gains issus du tourisme. Pour le moment, il s’agit de reprendre la main sur le modèle touristique de la ville. »

Gala Pin, Conseillère municipale

 

MOBILISATION DES CITOYENS ET PREMIERS SUCCÈS

Depuis que les représentants du parti en común gouvernent à Barcelone, il y a déjà eu des changements. Ada Colau a restreint le nombre de licences pour la location touristique et a gagné une première bataille contre Airbnb de sorte qu’en août 2017, plus de 1 000 logements illégaux ont été supprimés de la plateforme de location. La Ville fait également usage de son droit de préemption, acquiert des parcelles et des bâtiments qui demandent à être rénovés afin d’en faire des unités d’habitation ou de les transformer en espaces sociaux. Elle a notamment entrepris la rénovation d’El Borsi, un ancien casino du quartier gothique, ou du théâtre Arnau qui tombe en ruines depuis 18 ans. La Calle Lancaster est aussi un succès.

Daniel Pardo reconnaît qu’au moins le discours de la Mairie a changé. Et tous les activistes sont d’accord pour dire que l’équipe d’Ada Colau est sur la bonne voie. Mais dans la situation d’urgence actuelle, les mesures prises ne sont que des gouttes d’eau. C’est pourquoi les initiatives citoyennes continuent d’exercer une pression et c’est exactement de cela qu'a besoin l’administration municipale, souligne Gala Pin. « Nous ne pourrons changer la législation que si l’ensemble des citoyens sont mobilisés ! » Pour s’imposer contre les « secteurs privés », la politique a besoin de citoyens forts et rebelles.