Si Maren Ade n’était pas devenue cinéaste, parions qu’elle serait entomologiste. Chacun de ses films constitue la minutieuse dissection de personnages à l’équilibre émotif précaire, et dont l’instabilité est accentuée par leur déracinement.
Les récurrences sont nombreuses dans l’œuvre encore à bâtir de celle à qui tous accordaient la Palme d’or à Cannes en mai 2016 pour Toni Erdmann; le jury de la compétition officielle en a décidé autrement, à la consternation générale. L’une d’elles consiste à construire des figures féminines d’une grande richesse psychologique, remplies de contradictions, capables de toutes les excentricités, dont celle de se dénuder devant des collègues de travail. Extirpées de leur milieu d’origine, elles semblent perdre pied, ou s’accrochent si solidement à leurs certitudes qu’elles en deviennent intraitables.
Scène du film « The Forest for the Trees »
| Film Still: © Maren Ade
Dans The Forest for the Trees (2003), la timide Melanie (Eva Löbau) croit trouver son salut en acceptant un poste d’enseignante dans une autre ville, ironiquement celle (Karlsruhe) où la cinéaste a grandi et dans l’école où sa propre mère a exercé la même profession. Tandis que le soleil de la Sardaigne en Italie apparaît tout indiqué aux amoureux, le couple formé de Gitti (Birgit Minichmayr, prix d’interprétation à la Berlinale) et Chris (Lars Eidinger) dans Everyone Else (2009) voit fondre une complicité jusque-là inébranlable. Et que dire d’Ines (Sandra Hüller) ? Cette redoutable consultante d’une firme allemande implantée à Bucarest ne rêve que d’obtenir une promotion pour s’établir à Shanghai, mais un certain Toni Erdmann (l’acteur autrichien Peter Simonischek) va contrecarrer ses plans.
Ces personnages agiraient peut-être autrement dans une routine plus rassurante, comme celle de Melanie auprès d’un conjoint ennuyeux qu’elle quitte dès les premières secondes du film (on apprendra plus tard sa dévotion pour la série Baywatch, en soi un sérieux motif de rupture!). La désinvolture de Gitti et l’intransigeance d’Ines apparaissent forcément accentuées dans ces cadres si peu familiers pour elles : la première fait la connaissance impromptue d’un couple en apparence plus harmonieux que le sien, source potentielle de remise en question, et la seconde agit telle une conquérante dogmatique venue faire la leçon à la Roumanie, ancien pays du bloc de l’Est déterminé à embarquer dans le train du néolibéralisme.
Scène du film « Toni Erdmann » (extrait)
| © Métropole
Avant la projection de Toni Erdmann à Cannes, cette représentante de l’École de Berlin était peu connue en dehors de certains cercles cinéphiliques, mais sa filmographie clairsemée masque d’autres accomplissements. Avec tout autant d’aisance, elle porte le chapeau de productrice (dont Tabu, du cinéaste portugais Miguel Gomes), fondant en parallèle une famille, mère de deux enfants conçus à différentes étapes de la longue gestation de Toni Erdmann, étalée sur près de six ans. Ce contexte explique mieux l’étiquette « sortie de nulle part » accolée à sa première présence sur la Croisette, sentiment renforcé par ce film sans vedettes, d’une durée atypique (162 minutes), difficile à qualifier de comédie (pas tout à fait la marque de commerce du cinéma allemand).
Le succès instantané et international de cette « dramédie » va modifier la trajectoire de Maren Ade, mais Toni Erdmann ne marque pas une rupture. Même avec des moyens plus imposants que ses deux films précédents, elle est restée fidèle à sa manière, celle d’une cinéaste méticuleuse refusant d’accorder la rédemption à ses personnages (de ses finales émane toujours un parfum d’ambiguïté), maniant un humour indolent.
Scène du film « Everyone Else » (extrait)
| © Film Movement
Maren Ade observe les pitreries de ses personnages comme s’ils faisaient l’objet d’un documentaire, scrutant aussi longuement leur embarras. Ceux d’Ines devant Winfried, papa un brin vieux anarchiste, portant perruque et dentier pour devenir le fameux Toni, coach de vie ou ambassadeur selon les heures afin d’extirper sa fille d’une existence morne, sont impayables. Même effet devant les tentatives ratées de Melanie de se faire des amis, ou imposer son autorité à une classe indisciplinée, tout comme celles de Gitti à comprendre un homme refermé sur lui-même, circonspect devant ses extravagances. Or, comment faire autrement avec une conjointe n’hésitant jamais à manier le couteau ou à sauter par la fenêtre pour parvenir à ses fins?
L’univers de Maren Ade est peuplé de gens insatisfaits aspirant à la normalité, plombés par une incapacité chronique d’y parvenir. Voilà pourquoi ils oscillent entre rire et larmes. Tout comme nous devant eux.