La confiance et la société
L’institution invisible
Comment la confiance a-t-elle pu acquérir un rôle aussi important dans la manière dont les sociétés contemporaines se définissent ? Le philosophe Martin Hartmann évoque des réponses possibles.
De Martin Hartmann
Le thème de la confiance occupe de nombreuses sociétés depuis des années avec une intensité étonnamment constante. C'est comme si ces sociétés menaient une conversation continue sur la confiance, un soliloque permanent, tantôt plus fort, tantôt plus silencieux, tantôt plus craintif, tantôt plus serein. Les crises renforcent considérablement le volume sonore, la pandémie du coronavirus l'a montré, car il est vite apparu que les mesures décidées en haut n'ont d'effet que si elles arrivent en bas et sont mises en œuvre. Sans confiance, rien ne va plus, disait en substance l'ancienne chancelière allemande Angela Merkel, et ses propos ont fait consensus.
Si l'on écoute plus attentivement cette conversation, on constate rapidement une grande variété de voix. Pour les uns, il est clair que la confiance ne règne pas. Pourtant, nous en avons besoin, nous en avons besoin partout, mais nous ne savons pas comment l'obtenir. Les partis politiques, la classe politique, les églises, les banques, la science - tous veulent notre confiance, tous sollicitent notre confiance, mais chaque crise, chaque scandale, chaque attente déçue ébranle, semble-t-il, les bases sur lesquelles la confiance peut s'épanouir.
MESURER LA CONFIANCE
Pour les autres, les espoirs liés à la confiance sont démesurément exagérés. Là où le pouvoir se concentre, là où les inégalités augmentent, il faut de la méfiance et non de la confiance, de la prudence et de la circonspection, mais en aucun cas une confiance naïve. D'autres encore renoncent aux diagnostics et aux jugements de valeur. Ils posent leur stéthoscope sur la société et mesurent la confiance. « Pensez-vous qu'en général, on peut faire confiance à la plupart des gens ? » C'est le genre de question qui vise à mesurer la confiance dans une société. Des sociétés entières sont ainsi dotées d'un indice de confiance, des économies entières peuvent être différenciées selon le niveau de confiance mesuré.Comment la confiance en est-elle venue à occuper une place aussi importante dans la manière dont les sociétés contemporaines se définissent ? Il existe au moins deux explications possibles mais - fait intéressant - divergentes selon le point de vue que l’on adopte. D'une part, l’augmentation des moyens de communication et d’interaction fait en sorte que nous avons affaire à de plus en plus de personnes inconnues ou étrangères, dont nous dépendons pour réaliser nos projets, mais dont nous ne pouvons pas entièrement prédire le comportement sur la base de règles et de normes généralement valables. Les sociologues appellent ce phénomène le « désencastrement », c'est-à-dire le fait de retirer les relations sociales de contextes liés au lieu et à l’espace.
RELÂCHEMENT DES LIENS ET DES LOYAUTÉS
De la même manière, dans le domaine de l'action politique, les liens et les loyautés se sont relâchés et éloignés des modèles d'approbation basés sur la tradition. Notre confiance n'est plus liée en permanence à un seul parti politique ; nous avons plutôt tendance à évaluer les options qui s’offrent à nous en fonction de la réputation toujours changeante des personnalités politiques. La confiance, dit-on parfois, est l'institution invisible de nos démocraties, elle dissout les obligations formelles et ses fluctuations sont difficilement prévisibles. La multiplication des scandales politiques est sans doute le revers de la médaille de l’importance croissante de la confiance en politique. Nous regardons de plus près, jugeons plus sévèrement et laissons tomber plus rapidement. Si la confiance signifie libérer les autres et les soulager d'un contrôle constant, il est clair qu'elle doit être acquise et qu'elle n'est jamais tout à fait stable. Les sociétés basées sur la confiance sont aussi agitées que les politiques basées sur celle-ci, elles ne connaissent presque jamais d’accalmies. En un mot : trop de choses dépendent de la confiance pour qu'on puisse l’accorder généreusement.La deuxième explication découle étrangement de la première, mais elle aborde la question sous un angle différent. À mesure que nos allégeances deviennent plus fluides et que l'éventail des options disponibles s'élargit, nous aspirons de plus en plus à ce qui nous est familier, à des espaces compartimentés de clarté et de similitudes. Dans ce modèle explicatif, la perte de confiance est un lourd tribut, ne serait-ce que parce qu'il y a des gagnants et des perdants dans ce jeu où les options ne cessent de se multiplier. Si la confiance peut résoudre des conflits en facilitant la coopération au-delà des frontières, elle porte en elle son propre potentiel de conflit : en effet, si je fais confiance à une partie, je prive l'autre partie de ma confiance. La confiance peut s'épanouir dans des espaces de familiarité, mais elle érige autour d'eux des murs qui sont maintenus par le mortier de la méfiance et de la peur de ce qui n'est pas familier. Nous accordons notre confiance de manière sélective.
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