Que ce soit dans une relation de couple, au théâtre ou dans les communautés de jeux, des groupes sociaux développent parfois leur propre langue. Elias Hirschl écrit ce qui le fascine tant à ce propos.
De Elias Hirschl
Un des aspects fascinants de la langue est qu'elle s'adapte à nos besoins. Nous inventons de nouveaux mots quand nous en avons besoin, nous ajoutons de nouvelles règles de grammaire quand elles sont nécessaires, nous jetons les anciennes quand elles sont devenues superflues. La langue est un outil social qui évolue constamment. Cela nous amène à inventer automatiquement, voire presque inconsciemment, de nouvelles langues dont nous n'avons besoin que pour certaines tâches, certains domaines de la vie ou certaines périodes, des langues que nous laissons complètement de côté après. Des langues secrètes que nous inventons avec nos partenaires, des termes affectueux, des abréviations pour les tâches quotidiennes, des routines, des dialectes presque que nous n'utilisons qu'au sein d'une relation. Des branches entières de la langue qui s'éteignent chaque fois que l'on se sépare. Il faudrait créer un lexique des langues mortes à la fin d’une relation, un lexique sur toutes ces petites branches de l'arbre linguistique qui ne poussent plus.
Quand le noob spawne
Il se produit quelque chose de similaire dans différentes cultures de fans, en particulier dans les communautés de jeux, où des vocabulaires entiers, des dictionnaires entiers se forment autour de jeux individuels. Ils restent actifs aussi longtemps que le jeu dont on parle reste actif, puis on les abandonne lorsque l'on passe au jeu suivant. Certains termes s'imposent dans tous les jeux. Certains deviennent même courants : « noob », « OP » pour overpowered, « spawner » pour les choses qui apparaissent soudainement ou de manière récurrente quelque part, etc. Bien entendu, chaque hobby et chaque groupe professionnel développe inévitablement sa propre langue.
Des termes spécifiques spontanés
J'ai fait l’expérience par exemple d’une langue qui évolue encore plus rapidement que d’autres lorsque j’ai participé à l'écriture de pièces pour le Aktionstheaterensemble de Vienne. J'assistais aux répétitions sur le bord de la scène, quasiment comme une personne non impliquée dans le projet, et je prenais des notes, tandis que de nouveaux textes naissaient des improvisations des actrices et acteurs sous la direction du metteur en scène Martin Gruber. Une sorte de langue propre a ainsi vu le jour. Elle était certainement composée en partie de mots issus du jargon théâtral en général, mais aussi de temps à autre de formules et de termes plus petits et spécifiques pour désigner des phénomènes qui ne se produisaient qu'à cet instant précis sur la scène. Des formules qui n'auraient aucune utilité et que personne ne comprendrait en dehors de cette répétition. J’ai entre autres noté ce qui suit : « Nous devons faire preuve d'agressivité, mais faire preuve d'agressivité avec de l'agressivité, c'est gaga, nous devons faire preuve d'agressivité avec du cha cha cha ! » Une autre fois, il était question « d’empêcher la performance », les personnages devaient pratiquer un « auto-sabotage constant ». « Nous devons trouver une nouvelle langue pour chaque nouvelle pièce », dit Martin Gruber lui-même à un moment donné. Ce qui est beau, c'est qu’il s’agit au fond du même concept que celui selon lequel la science fonctionne en général. On explore un domaine thématique, puis on invente de nouveaux mots quand on en a besoin pour nommer un phénomène nouveau ou pour délimiter plus précisément un objet par rapport à un autre.
Des notes obscures
Il se passe la même chose quand on écrit un roman. Les personnages que l'on a imaginés, la structure de l'intrigue, les liens entre les différents épisodes dans un système que l'on porte parfois largement seul pendant des années, une petite langue privée, une science privée qui est difficile à transmettre au monde extérieur. La raison pour laquelle je me réveille en sursaut la nuit et que je note : « Les médicaments fallacieux sont les antidotes à la schmittisation de Tom ! (Réaction de neutralisation ! Chimie !) ». Parfois, après une journée d'écriture on a l'impression de revenir d'un autre pays. Pendant quelques heures, on a du mal à parler de nouveau normalement aux gens. Mais c'est ce qui rend la chose si passionnante. Écrire des romans, c'est comme changer de domaine d'études et de discipline tous les deux ans, c’est pouvoir faire des recherches sur quelque chose de différent en permanence.
De nouvelles créations tout le temps
Et toutes ces petites langues privées réunies sont probablement de bonnes raisons qui expliquent pourquoi il n'existe pas de langue universelle parfaite à l'échelle mondiale et pourquoi toutes les tentatives de créer artificiellement une telle langue ne peuvent qu'échouer. Parce que nous avons tous naturellement besoin d'inventer constamment de nouveaux mots, de créer de nouvelles niches, de nouvelles langues secrètes et des mots branchés pour les jeunes. La langue fait de nos situations quotidiennes ses propres petites disciplines scientifiques spécialisées. Tout peut faire l'objet de recherches. Partout, on peut faire des découvertes.