Rosinenpicker
Toute cette violence
Dans cette chronique familiale inhabituelle, Anne Rabe retrace de manière impressionnante une histoire de violence en Allemagne (de l’Est), qui s'étend de l'époque nazie jusqu'à nos jours.
De Michael Krell
© Klett-Cotta
Que des bribes
Stine n'a pas connu le « socialisme réellement existant » de la RDA, mais ce régime a marqué la vie de ses parents et celle de son grand-père maternel bien-aimé, Paul Bahrlow, dont l'histoire personnelle, que Stine tente de comprendre tout au long du livre, constitue le fil narratif central de l’ouvrage. Jusqu'à la fin de sa vie, Paul était très proche de sa petite-fille, mais son passé reste en grande partie caché à Stine. De sa vie, il ne raconte que de bribes, si bien qu'après sa mort, certaines questions de Stine demeurent sans réponses. Pourquoi a-t-il gardé le silence sur la période du national-socialisme ? Jusqu'où allait son amour du régime socialiste ? Le travail de recherche sur le passé de Paul est le ciment qui lie le récit fragmentaire d'Anne Rabe et lui confère la densité et la tension qui le caractérisent.Une cruauté omniprésente
Les épisodes de violence vécus par Stine, qui se répètent au fil des décennies et sous les formes les plus diverses, constituent le thème central du livre. La violence systémique, présente dans les régimes dictatoriaux comme celui de la RDA, agit jusque dans les moindres recoins de la vie privée - et c’est là l’un des messages les plus importants véhiculés par l’auteure. La mère de Stine en particulier, communiste convaincue et enseignante, est capable des pires atrocités lorsqu’il est question de l'éducation de ses deux enfants, le père devenant - à une exception près - complice par sa passivité. À l'école aussi, ça joue dur. Les « nazis », des imbéciles au comportement xénophobe, ne se contentent pas de tourmenter l'une de leurs camarades, parce qu’elle est issue de l’immigration, ou les « tiques », les gauchistes, parce qu’ils pensent apparemment autrement. Ils répandent aussi la peur et la terreur sans motivation idéologique, pour le simple plaisir de la chose, notamment parce qu'on les laisse agir dans une sorte d'espace libre de toute morale.Chercher le bonheur et le trouver
Mais ce n’est pas seulement la faute des autres : les actes d'automutilation de Stine, la fin de son amitié avec Ada, qu'elle a provoquée, et son manque d'empathie envers la violence vécue par cette dernière, montrent clairement à quel point le système est profondément ancré en elle, dans cette première génération qui a grandi après la chute du mur. Cette indifférence à l'égard de sa propre souffrance et de celle des autres semble carrément pathologique, même si elle parvient à s'en détacher plus tard, après la naissance de son premier enfant.Elle ne parvient toutefois pas à se libérer complètement de son passé, aussi douloureux qu'il ait pu être : contrairement à son frère (« mon complice, mon meilleur ami, mon frère animal »), qui s'éloigne du nord-ouest du Mecklembourg, Stine reste à l'Est. Mais l'horizon va s’élargir et la boucle se refermer : l'histoire se termine comme elle a commencé - par des vacances, sauf que cette fois-ci, ce sont les vacances de Stine en Suède avec ses deux enfants. Sans violence et sans hypocrisie idéologique. La possibilité du bonheur.
Un plaidoyer contre l’indifférence
Malgré sa structure non linéaire, le roman se lit de manière extrêmement fluide. Les personnages sont intéressants, crédibles, et l'on s'attache à Stine, la protagoniste, cette femme courageuse et droite dans toute son imperfection. C'est justement parce qu'il est d’une brutalité si bouleversante que ce livre est un plaidoyer impressionnant en faveur d’une communauté plus sociale et moins indifférente. Idéalement, il peut apporter une contribution importante au débat sur le traitement du passé dans l’ancienne RDA.
Anne Rabe: Die Möglichkeit von Glück. Roman
Stuttgart: Klett-Cotta, 2023. 384 p.
ISBN: 978-3-608-98463-7
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