Le travail des bibliothèques au XXIè siècle
Une affaire d'être humains, pas de médias
Les bibliothèques créent l’avenir. Mais leur propre avenir est incertain. Lancement de la série « Bibliothèques de l'avenir » sur les bibliothèques de demain.
De Leonard Novy
Il n’y a pas encore si longtemps, le livre était considéré comme une véritable porte ouverte sur le monde. Et qui voulait franchir cette porte, pouvait difficilement éviter la bibliothèque où on rassemblait, exploitait et rendait accessible le savoir.
Aujourd’hui, à l’époque de Google, Wikipédia et des milliards de livres et de magazines accessibles numériquement, tous les savoirs du monde semblent n’être éloignés que de quelques clics de nos Smartphones, ordinateurs portables ou autres liseuses électroniques. A-t-on encore besoin de bibliothèques dans cet univers ? Ou bien est-ce que bibliothèques et bibliothécaires sont à ajouter sur la longue liste de ces prestations ou de ces professions à propos desquelles on dira bientôt que la force disruptive de la numérisation les a balayées ? On est en pleine discussion sur ces questions. Le débat oscille entre la rhétorique du déclin et une atmosphère de renouveau et il se soustrait à des réponses simples. Les évolutions et les défis qui lui sont liés sont trop divers, trop complexes et parfois même contradictoires.
LA DIVERSITÉ DES BIBLIOTHÈQUES
À première vue, les bibliothèques ne semblent pas aller si mal : malgré l’omniprésence des nouveaux médias, les Allemands fréquentent les bibliothèques universitaires autant que les bibliothèques publiques, plus intensément que jamais. Environ 220 millions de visites annuelles en font les institutions culturelles les plus appréciées du pays, devant les musées, les cinémas et les stades de football des équipes fédérales. À cela s’ajoute la diversité des 10 000 bibliothèques publiques et scientifiques qui demeure aujourd’hui considérable. Si les bibliothèques scientifiques, qui jouissent d’une grande affluence, sont synonymes d’appropriation et de production du savoir, la plupart des bibliothèques municipales et des bibliothèques des collectivités valorisent, de plus en plus la qualité du passage dans leurs lieux et les rencontres qui s’y déroulent.L’équipement fonctionnel des lieux d’emprunt d’autrefois a fait place à de confortables coins lecture et souvent, des salons de thé invitent à la flânerie tandis que lectures et programmes de manifestations bien remplis viennent compléter l’offre.
UN MODÈLE EN VOIE DE DISPARITION OU DE RÉHABILITATION ?
Les sociologues expliquent que la renaissance des bibliothèques est liée à leur fonction non commerciale, en tant que « tiers lieux » (Ray Oldenburg) indépendants des lieux de travail et d’habitation, et à une aspiration des utilisateurs à se retirer de temps en temps du monde globalisé et connecté. Pour certains, ce sont des lieux de retraite, pour d’autres ils favorisent leur participation à la vie culturelle et publique, sans prendre en considération les revenus. C’est précisément parce qu’elles n’ont pas de fonction commerciale et qu’elles sont ouvertes à tous que les bibliothèques publiques sont considérées comme un facteur de démocratie. C’est en tout cas ce que dit la théorie. Les réalités politiques et économiques auxquelles se voient confrontées de nombreuses bibliothèques font que celles-ci s’expriment en d’autres termes, plus critiques. Mais on n’a pas attendu la numérisation pour en arriver là. Le travail de sape de la bibliothèque commença bien avant qu’Internet se développe comme un média de masse. Ainsi, le diktat des caisses publiques vides contraignit les bibliothèques à de sévères restrictions budgétaires. Les budgets pour les nouvelles acquisitions et pour l’équipement ont été réduits à peau de chagrin, on a diminué le nombre d’employés et les horaires d’ouverture ont été raccourcis. Fusions et fermetures de bibliothèques furent à l’ordre du jour de ces dernières années. La série d’inaugurations spectaculaires de nouvelles bibliothèques qui ont eu lieu dans de grandes villes allemandes ne doit pas faire illusion, ni faire oublier que beaucoup de leurs petites sœurs de province se détériorent. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait l’impression que le concept de bibliothèque ait fait son temps. Qu’il s’agisse d’un modèle en voie d’extinction ou de réhabilitation, qui serait bien à même de faire la différence ?FAIRE AVANCER ET CONSERVER LES CHOSES
On n’en exige pourtant pas moins d’elles aujourd’hui en matière de performance car leurs tâches sont de plus en plus nombreuses et variées. En même temps que des livres, on prête depuis longtemps des médias électroniques, des supports musicaux, des jeux, des films. Mais à une époque où tout est disponible en ligne, partout et à tout moment, les bibliothèques ne peuvent plus simplement justifier leur existence par la mise à disposition d’informations. Il est de plus en plus important de transmettre aux gens, indépendamment de leur âge et de leur origine sociale, des compétences pour savoir s’y prendre face à un tel flux d’informations. C’est précisément à quoi les bibliothèques sont destinées. Mais elles ont besoin de ressources matérielles et économiques ainsi que d’une redéfinition de leur rôle. Plutôt que les fonctions classiques comme le travail sur le fonds de la bibliothèque, c’est le lien avec les utilisateurs qui prime désormais. « Les bibliothèques concernent les gens, pas les choses », affirme l’experte américaine Rebekkah Smith Aldrich. Ce sont avant tout les individus qui sont au cœur de notre travail, pas les médias. Une évidence, en réalité, mais pour certains représentants de la corporation, cela signifie un changement de mentalité. Les sceptiques craignent pour leur part que comme dans toute mutation inévitable, des choses se perdent, notamment le cas échéant une attention particulière pour le mot imprimé, pour le livre. Les reproches d’ « événementialisation » et du n’importe quoi sont dans l’air.Face à un environnement qui se transforme très rapidement, développer des stratégies modernes en matière d’espace, de médias et de pédagogie, sans renoncer à ce qui est au cœur de leur succès, n’est pas une mince affaire pour les bibliothèques. Dépositaires du savoir et du patrimoine culturel, espaces éducatifs et lieux de rencontres, espace physique et concept, les bibliothèques ont toujours été et demeurent beaucoup de choses à la fois tout en étant très différentes, en fonction de leurs objectifs et de leurs publics. Elles sont surtout propices à la surprise. C’est ce qu’écrit Michael Knoche, directeur de la bibliothèque Herzogin Anna Amalia de Weimar jusqu’en 2016, dans son livre Die Idee der Bibliothek und ihre Zukunft (Conception et avenir de la bibliothèque) paru en 2017. Il voulait dire que les utilisatrices et les utilisateurs y trouvent des contenus et des thèmes qu’ils n’y avaient pas cherchés. Et ce, « au-delà des algorithmes de recherche bien rodés et des sentiers battus du savoir » qu’Internet met à notre disposition. On peut très bien faire passer les bibliothèques comme les moteurs de recherche de l’ère pré-Google, il n’en reste pas moins qu’elles ont toujours été plus que cela, plus que des outils.
LES BIBLIOTHÈQUES CRÉATRICES D’AVENIR
Selon les experts, les bibliothèques sont, particulièrement au regard d’un monde en mutation et d’un savoir qui croît de façon exponentielle, plus importante que jamais pour la cohésion de la société et sa capacité à trouver des réponses à de nouveaux défis. On peut donc dire que si les bibliothèques n’existaient pas, il faudrait les inventer. Néanmoins, elles ne ressembleraient pas à ces lieux qui furent confiés à la génération actuelle de bibliothécaires comme des lieux de travail. Dans quelle mesure la conception, l’architecture et le design des bibliothèques doivent évoluer si ce ne sont désormais plus les fonds de la bibliothèque qui sont au cœur de son activité mais ses utilisateurs ? À quoi ressemblent les contributions actuelles sur la participation démocratique et la compétence des médias à l’époque des inégalités croissantes, de l’infox et de la manipulation numérique ? Que peuvent faire les bibliothèques pour intéresser les couches de la population les plus éloignées de leurs offres ? Et quel rôle devront jouer à l’avenir les bibliothécaires ?Des questions sans fin. Considérées dans leur ensemble, elles donnent un aperçu de la situation d’une branche et d’un bien public en pleine mutation. Il n’y a pas de réponses simples ni de remèdes miracles permettant d’envisager la manière dont les bibliothèques pourront répondre à toutes les attentes. Et leur avenir se décidera d’une part en fonction de la réussite de la nouvelle institution à réinterpréter son rôle pour la société, sans interrompre ses activités habituelles ; il dépendra d’autre part de la réponse à la question de ce qu’elles représentent pour nous en tant que société.
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