La portée du roman graphique : une entrevue avec Barbara Yelin
Barbara Yelin est née à Munich en 1977 et a étudié l’illustration à l’Université des Sciences appliquées de Hambourg. Elle a reçu le Prix du meilleur roman graphique allemand aux prix PENG en 2015, ainsi que le bayerischen Kunstförderpreis dans la catégorie littérature pour son livre Irmina, qui raconte l’histoire de la vie d’une jeune femme allemande dans l’Allemagne nazie. Invitée du Goethe-Institut Toronto, Yelin assiste au Toronto Comic Art Festival (TCAF) pour présenter l’édition anglaise de Irmina. Avant sa visite, Yelin nous a parlé du processus créatif à l’origine du livre, de l’importance de la couleur dans son travail et de son rôle en tant qu’auteure.
Vous avez mentionné dans d’autres entrevues que votre travail commence par une question que vous méditez pendant plus d’un an. À quelles questions avez-vous pensé lorsque vous avez entamé Irmina?
La question essentielle que je me suis posée dans Irmina était : « Comment une femme comme Irmina peut-elle renoncer à ses principaux objectifs et ses rêves de vie tout en se transformant fondamentalement? » Cette question est restée sans réponse, même après avoir trouvé la boîte de ma grand-mère avec ses vieilles lettres, ses notes et ses photos. J’ai pu reconstruire certaines parties de l’histoire avec ce matériel, mais je me suis constamment demandé comment une telle chose avait pu réellement se produire. D’une part, ça m’intriguait que tant d’Allemands sous l’Allemagne nazie ferment les yeux sur la persécution des juifs, que ce soit par peur, par souci de protection ou de survie. D’autre part, je voulais aller au fond des choses, examiner pourquoi les gens gardaient le silence et ne voulaient pas parler ou jeter un regard critique sur ce qu’ils connaissaient de loin ou de près.
Garder le silence et détourner le regard à des moments cruciaux en Allemagne nazie constituent des éléments clés dans votre roman graphique. Comment avez-vous réussi à dépeindre ces thèmes en utilisant des dessins au crayon?
Il y a beaucoup de recherches historiques détaillées sur ce qui est vraiment arrivé sous l’Allemagne de Hitler. Outre les entrées de journaux et les notes existantes, la plupart des recherches sont basées sur des témoignages historiques et des souvenirs vécus de l’époque. Je pouvais donc travailler avec ces thèmes. Je voulais surtout un aperçu détaillé et authentique de la vie quotidienne des gens afin de comprendre leur comportement autant que possible. Du point de vue du dessin, j’ai tenté d’illustrer les limites extérieures du régime dictatorial tout en montrant les contraintes internes qu’Irmina éprouvait. Pour les représenter, j’ai essayé d’utiliser des vignettes [de bande dessinée] plus étroites dans certaines sections. Tout au long du livre, j’avais des planches remplies de teintes plus foncées et d’autres qui étaient plus légères, plus claires. Tout ce qu’Irmina voit ou entend passe à travers les fissures du rideau du salon ou par le Volksempfänger (une radio utilisée spécifiquement pour la propagande), qui ne diffusait que les discours de Hitler. Le monde filtré des paroles de Hitler imprègne Irmina. Sur les grandes planches centrales au sein du livre, le lecteur voit ce qui est véritablement arrivé, ce qui est évident, ce sur quoi les gens fermaient les yeux, comme l’incendie de la synagogue durant la nuit de Cristal (un pogrom contre les Juifs en novembre 1938).
Les couleurs possèdent-elles une signification particulière dans vos illustrations?
Avant Irmina, j’utilisais presque toujours différentes nuances de crayon gris dans mon travail. Pour Irmina, j’ai délibérément intégré de la couleur. Je voulais surtout créer un espace précis de couleur par lequel je ne transmettrais pas uniquement des moments sombres, mais aussi l’ouverture d’esprit d’Irmina, surtout au début de l’histoire. J’ai également utilisé des couleurs dans un but d’accentuation. Au début de l’histoire, j’ai utilisé le bleu afin de montrer au lecteur la liberté et les opportunités d’Irmina à son arrivée à Londres. Dans la partie centrale, le rouge représente la violence et la puissance de l’Allemagne nazie, mais aussi l’effusion de sang et, en particulier, le poids de la culpabilité que les Allemands doivent porter. Dans la dernière partie du livre, le turquoise marque le tournant de l’histoire : l’espoir d’Irmina pour une vie meilleure sur le bord de l’océan de la Barbade. Aussi, le livre comporte de nombreuses situations où le lecteur peut remettre en question le comportement d’Irmina ou souffrir avec elle. Je voulais ni prendre de décisions pour le lecteur ni juger Irmina en aucune façon. Je voulais plutôt laisser une marge de manœuvre aux lecteurs afin qu’ils puissent réfléchir par eux-mêmes. Je crois que c’est une chose que le roman graphique permet de faire.
Vous avez illustré dans le passé pour le Goethe-Institut des carnets sur les mouvements et les changements sociaux dans les scènes artistiques du Caire, de Delphi, de Surabaya et de Bali. Vous voyez-vous comme une observatrice ou une communicatrice?
Voilà une question intéressante! Peut-être suis-je les deux à la fois. Quand je suis à l’étranger et que j’essaie de capturer une image et de raconter une histoire, je suis certainement une observatrice. Je me perçois ainsi puisque dessiner nécessite plus de temps d’observation consacré que prendre une photo ou vivre une expérience. Lorsque je prépare mes illustrations pour un blogue ou un site web, elles deviennent une sorte de commentaire. Néanmoins, je ne les considère pas comme un travail journalistique. Je préfère apporter les petites images à l’esprit du lecteur plutôt que de mettre l’accent sur les grands problèmes politiques ou sociaux. Je le fais parce que je suis tout à fait convaincue que les petites histoires sont souvent plus habiles à faire comprendre l’ensemble du tableau.
Cette année, au Toronto Comic Art Festival (TCAF), vous présenterez la version anglaise de Irmina. Trouvez-vous que d’avoir publié Irmina dans le marché du livre anglophone vous a ouvert de nouvelles perspectives?
Certainement, oui. Il n’y a pas beaucoup de versions anglaises de bandes dessinées allemandes jusqu’à présent. C’est pourquoi j’apprécie vraiment qu’il y ait encore des romans graphiques qui percent le marché du livre américain ou canadien. Bien entendu, il y a beaucoup de bandes dessinées inspirantes qui viennent de l’Amérique du Nord. Sans elles, la bande dessinée en Allemagne ne connaîtrait pas une telle croissance. Voilà pourquoi je suis vraiment fière qu’un roman graphique comme Irmina, qui traite du passé nazi de l’Allemagne, ait été traduit en anglais. D'autant plus que la réponse en Angleterre, où la version anglaise d‘Irmina est déjà en vente, est à la fois intelligente et différenciée, et que le défi de l’ambivalence des sentiments du lecteur au sujet d‘Irmina est vraiment compris.