Cornelia Sollfrank, artiste allemande, foule le sol canadien pour la première fois ce printemps. Figure importante sur le Net à la fin des années 90’- début 2000, la chercheuse, activiste et hacker, spécialiste en art et copyright, a obtenu un doctorat en philosophie à l’University of Dundee en 2011. Le centre d’artistes Studio XX a accueilli l’exposition commons lab jusqu’au 22 avril 2017 sous le commissariat d’Erandy Vergara, étoffée en parallèle d’un programme public composé de présentations à l’Université Concordia et McGill, et d’une série de deux ateliers.
“HOW ARE WE TOGETHER TODAY IN ART?”
MAGDA TYŹLIK-CARVER
Après des études en peinture à la Munich Art Academy en Allemagne, le parcours de Cornelia Sollfrank sera décisif : elle entreprend de joindre l’University of Fine Arts d’Hamburg afin de poursuivre dans le champ de l’art conceptuel basé sur les médias. En 1997, elle initie
Old Boys Network, un groupe cyberféministe international qui comprend une liste de diffusion et un site web, plateforme de discussions sur les théories cyberféministes et ses pratiques. En 2006, elle lance le projet THE THING Hamburg, un magazine en ligne destiné à l’art et à la critique, calqué sous le modèle de THE THING New York, fondé par Wolfgang Staehle en 1992. Poursuivant sur l’idée de
Old Boys Network, cette infrastructure indépendante localisée sur l’Internet, lui a permis d’expérimenter des formes d’organisation et les comprendre comme des formations esthétiques (voir lien #1 à la droite de ce texte).
Je me suis entretenue avec Cornelia Sollfrank le 2 avril dernier sur différents sujets liés à ses recherches et bien entendu autour de la question de faire une exposition. Comme le dévoile sa feuille de route, l’artiste est couramment invitée à faire des interventions, des performances sur l’Internet ou dans l’espace réel. À ce titre, elle n’a jamais imaginé présenter son travail sous le couvercle d’un espace galerie, cube blanc statique, ce lieu sacré qui vénère un artiste. Commons lab reflète la philosophie de l’artiste dans toutes les sphères de la vie, prône les valeurs de partage et de la mise en commun des biens. Fondamentalement, elle repose sa réflexion sur les trois éléments du commun édifiés par Massimo de Angelis. Selon ce dernier, les communs ne comprennent pas uniquement les ressources que nous partageons. Le concept implique : les ressources groupées, les communautés et la mise en commun. Ainsi Sollfrank promeut le partage du savoir, encourage les logiciels libres, la technologie Open Source, les licences libres et par extension, les technologies Do-It-Yourself, les librairies gratuites en ligne, incorporant Wikipedia comme un projet réussit. Elle se réfère aussi à l’économiste américaine Elinor Ostrom, première et unique femme à remporter le prix Nobel d’économie en 2009, qui a identifié huit principes caractéristiques des communautés pérennes de gestion de ressources communes (voir lien #2).
L’espace critique aménagé par Sollfrank au Studio XX rappelle les débuts de l’exposition monographique de la fin du 18e et début du 19e siècle qui relevaient d’une initiative individuelle à affirmer un point de vue critique fort, même dissident, souvent suite au rejet de l’artiste refusé à exposer dans les institutions officielles, seuls lieux qui validaient la pratique de l’artiste à l’époque. L’auteur et commissaire américain João Ribas a consacré un article sur l’origine des expositions monographiques en soulignant leurs valeurs contestataires face au système officiel, en Angleterre et en France. Il soutient que l’histoire de l’exposition solo contemporaine est très peu historiographiée, quant à elle, étant dominée en grande partie par le marché de l’art, qui contribue à faire circuler des valeurs spéculatives et de légitimation qui mènent à la distinction et l’édification de l’artiste. De nos jours, l’exposition individuelle est reliée à toute une chaîne économique (collectionneurs, galeristes, critiques d’art, musées, galeries, organismes à but non lucratif, foires de l’art, biennales, etc.), elle est dépourvue de ce caractère rebelle, suscitant la polémique à son origine. Elle demeure maintenant perçue comme une forme canonique manquant de potentiel critique. Ribas termine son article en s’interrogeant sur la portée des expositions monographiques : «Comment pouvons-nous faire appel à l'histoire errante de la résistance, de l'expérimentation, de la négation et de l'engagement critique que l'exposition individuelle a représentés pour réfléchir au rôle actuel de ces expositions dans le système globalisé»? (de: João Ribas.
Notes Towards a History of the Solo Exhibition. Traduction par l'auteure.)
commons lab tente de répondre à cela. Cornelia Sollfrank nous convie à un espace critique qui s’intéresse aux nouveaux modèles d’organisations, situés à l’extérieur des courants dominants, et offrant plus de liberté et de diversité. À cet effet, le centre d’artistes Studio XX représente un réceptacle propice : il endosse une mission alternative, celui d’un lieu démocratique consacré à la cause féministe, inclusif, sensible aux questions de gender, qui adopte une politique non oppressive et un modèle décentralisé, voire horizontal au sein de son organisation.
Le thème du commun se retrouve à plus grande échelle au sein de
L’Internationale, une confédération de six musées qui proviennent de différentes régions de l’Europe. Basés sur une confiance mutuelle, ils réfléchissent ensemble à de nouveaux modes de collaboration entre musées, loin de la compétition, de la propriété intellectuelle et de la possession. L’historien de l’art espagnol Manuel Borja-Villel résume en ces mots l’idéologie qui rassemble l’alliance : «entre le monde globalisé du marché et une société gouvernée par un régime administratif, il faut trouver un espace de résistance, un espace commun». (Nathalie Zonnenberg. Ibid. p. 64., lien # 3 Notre traduction.)
Au Studio XX, c’est dans cet esprit, à l’extérieur du marché de l’art, de la spéculation et de la hiérarchie que le
commons lab se développe. Il prend la forme d’un espace dynamique, ponctué de documentation, provenant d’auteurs engagés qui influencent Sollfrank et de courts essais de l’artiste elle-même, déployée de différentes manières : des textes sur bannières, des mots-clés et des citations sur carton que le visiteur peut déplacer à sa guise. En partenariat avec la designer graphique allemande Janine Sack, Sollfrank a développé le design de l'espace gallerie, qui inclus également une typo libre d’accès. La couleur rouge domine, agencée avec une grande variation de tons de gris. Rouge, couleur très politique, dont elle a puisé l’inspiration visuelle entre autres de l’avant-garde russe : elle n’avait pas l’intention d’y faire une référence directe, car selon Sollfrank cette ère appartient à un autre temps et possède un contexte historique très différent. Elle désirait davantage que les visiteurs soient à l’aise dans un espace très chaleureux.
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Commons Lab
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Commons Lab 2
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Commons Lab 10
Le partage, notion centrale de l’exposition et discours phare de Cornelia Sollfrank, se répercute également dans la mise en exposition. Une zone meublée de tables, de chaises et de bancs droits est consacrée au travail et aux rencontres, une autre, composée d’un espace détente muni d’un tapis et de coussins, présente les vidéos de trois entrevues avec des commissaires internationaux : Magda Tyźlik-Carver (Angleterre), Ela Kagel (Allemagne) et Ruth Catlow (Angleterre) discutent avec Sollfrank de leur expérience en tant que gestionnaire d’organismes culturels. c
ommons lab est un environnement expérimental, une structure fonctionnelle : contrastant avec l’idée d’un cadre contemplatif, l’espace est configuré tel un système modulaire indéfini, ouvert à l’improvisation, qui facilite la discussion, le dialogue, le processus - des choses en train de se passer. L’artiste seul ou l’auteur individuel ne règle plus, il fait place aux projets communs. Un espace hybride, qui emprunte à la fois au centre de recherche, au hacker space et au contexte de la charrette d’architecture. Certes,
commons lab au Studio XX résonne l’action, le désir d’accomplir quelque chose en groupe. Il est important, affirme Sollfrank, d’être conscient que le rôle de l’art est important. Elle souligne aussi que ce n’est pas facile de créer une situation où les gens contribuent réellement. C’est un processus et cela prend beaucoup de temps. Elle ne voulait pas présenter un travail artistique complété au Studio XX, ni débuter avec une salle vide, mais avec une salle qui change au fil du temps. L’espace d’accueil est aussi important. Il existe une grande flexibilité à faire ce genre de projet dans un centre d’artiste : en tant qu’artiste invitée, elle apprécie cette confiance de pouvoir, par exemple, avoir les clés du lieu ; cela ne serait pas possible dans un musée.
Les ateliers proposés stimulent également à passer à l’action. Intitulé
Les avantages du partage de livres : construire une bibliothèque en ligne sur les féministes, cette activité invite à constituer une bibliothèque en ligne, sous format numérique, et de la rendre accessible sur le web. Ainsi le savoir circule et permet de bâtir et préserver une mémoire collective, tout en conservant une trace historique. Il y a toute une constellation de ressources en ligne qui capturent des livres non traditionnels, expérimentaux, même des fanzines et autres ouvrages indépendants à petits budgets et à faibles tirages. Les
Shadow Library, bibliothèques en ligne, au statut plus ou moins pirate, distribuent des publications à l’extérieur des grandes compagnies qui dominent le marché.
UbuWeb est la plus grande archive de la sorte, fondé par l’artiste et auteur Kenneth Goldsmith.
Memory of the world, une bibliothèque pirate fondée par l’activiste sur Internet et chercheur croate Marcell Mars et ses collaborateurs, compte actuellement une collection de plus de 6 000 textes (voir lien 4). Il a d’ailleurs construit son propre numériseur afin de faciliter la numérisation de livres.
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Cornelia Sollfrank
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Cornelia Sollfrank
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Atelier avec Cornelia Sollfrank
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Atelier avec Cornelia Sollfrank
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Atelier avec Cornelia Sollfrank
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Atelier au Studio XX
La philosophie et l’organisation du
commons lab, ce type d’espace participatif, collaboratif et de créativité sociale au sein d’un espace artistique se distingue à plusieurs niveaux de l’esthétique relationnelle, théorisée et illustrée par le théoricien de l’art français Nicolas Bourriaud dans ses commissariats. Ambivalente sur ce concept [esthétique relationnelle], Sollfrank y considère le manque d’auto-évaluation, à savoir l’omission d’interroger la construction de l’expérience en osant poser des questions difficiles qui donnent à réfléchir sur notre condition humaine par la critique de l’institution : qu’est-ce qui s'est passé ?, quelles sont les réalisations?, qui est l’audience?, quels sorte de buts?
Depuis la signature du
Cyberfeminist Manifesto, Sollfrank a appris à poser ses limites. L’héritage qu’elle en retient n’est pas directement féministe mais offre une compréhension politique par rapport où débute et se termine la pensée libérale. Le commons lab et le concept de la mise en commun sont des plateformes de partage qui n’incluent pas tout le monde, elles sont ouvertes à ceux qui adhèrent d’abord à des valeurs démocratiques et qui sont disposés à négocier et à discuter. Selon Sollfrank, c’est facile de se prétendre libéral et de rester inclusif, c’est plus difficile de défendre certaines valeurs, de dresser une ligne et défendre un système qui est attaqué. Par exemple, la compétition, ce fléau du présent, nous ne pouvons pas changer les comportements qu'elle entraîne, mais
commons lab projette un éclairage qui met à disposition des ressources qui aident à comprendre ce concept.
commons lab circonscrit un exemple de proposition artistique critique qui n’occupe pas souvent une institution artistique. Au-delà d’une simple exposition, ladite proposition de Cornelia Sollfrank nous exhorte à rester conscients du monde dans lequel nous habitons. Alors, une question émerge : comment l’espace public réel influence-t-il l’espace en ligne et vice-versa? L’artiste nous entraîne à sortir de notre zone de confort et à risquer de nous frayer une voie afin de développer des stratégies pour mieux vivre avec les difficultés qui nous entourent.
commons lab est présenté dans le cadre de „L’Allemagne @ Canada 2017 – Partenaires: de l’immigration à l’innovation”