L’appartenance dans le cinéma européen   La délocalisation du « Je » 

Out of Rosenheim, dir. Percy Adlon | Still: Marianne Sägebrecht, CCH Pounder © pelemele Film

L'errance et l'exil se présentent comme des voyages sans but, sans fin ou imposés par par la fatalité. André Lavoie évoque ce sentiment diffus de déracinement dont même les cinéastes ne sont pas à l'abri.

Vivre, c’est quitter un lieu pour un autre, un instant pour le suivant, se détacher d’une pensée ou d’une image pour celle qui l’entraîne plus loin, toujours plus loin vers un ailleurs plutôt mal défini.

Elie Wiesel

Pendant les passages à vide de sa longue carrière amorcée à la fin des années 1960, Wilhem Wenders, mieux connu sous le nom de Wim Wenders, n’avait sans doute pas imaginé qu’il serait encore célébré au XXIe siècle.

En 2023, on le retrouve de nouveau au Festival de Cannes avec Perfect Days, un film entièrement tourné au Japon avec au centre un personnage aussi taciturne que celui incarné par Harry Dean Stanton dans Paris, Texas (1984), passant le plus clair de son temps à nettoyer les toilettes publiques de Tokyo. Non seulement l’acteur Koji Yahusho est reparti de la Croisette avec les grands honneurs, mais il régnait une étonnante unanimité autour de cette magnifique méditation sur le temps qui passe, et la force tranquille des gestes routiniers. Puisqu’un bonheur n’arrive parfois jamais seul, Paris, Texas a repris l’affiche cette année dans une version restaurée, question de souligner le 40e anniversaire de cette œuvre emblématique des années 1980.

Tout autant obsédé par l’esthétique publicitaire que le post-modernisme, le mercantilisme de la promotion que l’apologie du citoyen du monde, le cinéma de cette époque avait fait de l’errance un thème de prédilection. Certains y voyaient même une spécialité allemande, grâce bien sûr à Wenders (Tokyo-Ga, Les Ailes du désir), mais aussi Werner Herzog (Fitzcarraldo, Le pays où rêvent les fourmis vertes), ou encore Percy Adlon (Bagdad Café). Du côté de la Suisse, Alain Tanner apparaît depuis toujours comme un globe-trotter du septième art, l’Europe ayant été son immense terrain de jeu, de l’Irlande (Les Années lumière) à l’Espagne (L’homme qui a perdu son ombre) en passant par le Portugal (Dans la ville blanche).

Terre natale et terre d’accueil

L’errance et l’exil se présentent comme des voyages sans but, sans fin, ou imposés par la fatalité. Même les cinéastes éprouvent parfois ce sentiment diffus de déracinement dans leur terre natale. En Allemagne de l’Ouest, ce drame silencieux s’est finalement fait entendre le 26 février 1962 : dans le Manifeste d’Oberhausen, 26 jeunes cinéastes, dont Edgar Reitz et Alexander Kluge, affirmaient ne pas se reconnaître dans les œuvres de leurs aînés, hostiles aux « Heimat » films, plaidant pour une révolution à la fois esthétique et thématique.

Dans ce pays coupé en deux par les affres de la Deuxième Guerre mondiale, auparavant divisé par un régime fasciste ayant utilisé le septième art comme arme de persuasion massive, s’y sentir à l’étroit, ou de trop, fut une constante pour beaucoup d’artistes pendant une bonne partie du XXe siècle. D’où l’exil de plusieurs cinéastes allemands à Hollywood (Fritz Lang, Joseph L. Mankiewicz), et dont la contribution demeure encore à ce jour remarquable. Qu’aurait été le film noir américain sans l’expressionnisme allemand? L’œuvre de l’Allemand Max Ophüls (La Ronde, Lola Montès) aurait-elle été moins flamboyante si les vents forts de l’Histoire ne l’avaient pas conduit jusqu’en France?

Qui parle et d’où parle-t-il ? (ou elle)

Ces deux questions sont fondamentales… et apportent rarement des réponses claires. Ce sont d’ailleurs des interrogations qui taraudent le cinéma dit « européen » depuis les années 1950. Les profondes cicatrices laissées par la Deuxième Guerre mondiale se sont peu à peu cicatrisées, grâce à des initiatives économiques – en 1951, six pays, dont la France et la République fédérale allemande, concluent un accord sur le charbon et l’acier -, mais aussi culturelles. C’est le début des coproductions cinématographiques européennes, dont entre la France et l’Italie.

Ces alliances, nécessaires pour reconstruire une industrie en lambeaux et s’imposer devant la domination américaine, ont suscité nombre de réflexions. La mobilité transfrontalière influence-t-elle la démarche des cinéastes? L’origine du producteur « majoritaire » dicte-t-elle l’esthétique du cinéaste issu d’un autre pays? Le cinéma européen forme-t-il un tout cohérent ou n’est-il au fond qu’un amalgame d’exceptions culturelles?

Volker Schlöndorff a eu le culot (ou l’insouciance) d’adapter Un amour de Swann, de Marcel Proust. Tom Tykwer, porté par le succès de Run, Lola, Run, a fait du Parfum, roman allemand de Patrick Süskind se déroulant en France, une coproduction internationale tournée en anglais. Roberto Rossellini (La Prise de pouvoir par Louis XIV) ou Ettore Scola (Le Bal, La nuit de Varennes), deux illustres cinéastes italiens, ont signé des films marquants sur l’histoire de la… France. Et que dire de Fatih Akin (Head-On, In the Fade) et Ferzan Ozpetek (Tableau de famille, Nuovo Olimpo) : l’un n’est pas moins allemand et l’autre moins italien parce que tous les deux sont d’origine turque.

Parfois les spectateurs se demandent : qui parle, et selon le lieu où le cinéaste pose leur caméra, en a-t-il la légitimité? Celle-ci apparaît le plus souvent à la lumière de leurs films : certains agissent en touristes pressés, d’autres en voyageurs respectueux et attentifs, laissant leur démarche s’imprégner de leurs doutes, sans GPS imposé par un producteur mercantile. On préfère les seconds, car leur « Je » est délocalisé, pas déboussolé…

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