Peu de sujets sont aussi âprement discutés ces jours-ci que la « crise migratoire ». Mais l'Allemagne a-t-elle vraiment un problème avec une immigration trop importante ? La situation est paradoxale. Alors que la pénurie de personnel est généralisée, la politique et les médias sont surtout préoccupés par un sujet : les expulsions.
On ne peut plus nier en 2024 la difficile situation du marché du travail : les entreprises, le commerce de détail, la restauration, dans tous ces domaines on cherche désespérément des employé.e.s - parmi les problèmes de l'économie allemande, le « manque de personnel qualifié » figure en tête de liste de tous les sondages. En fait, on ne cherche pas uniquement de la main d’œuvre « qualifiée », car la pénurie touche tous les secteurs du marché du travail. Dans ces circonstances, il est étonnant de constater que la classe politique et les médias débattent de manière presque obsessionnelle du fait que trop de migrant.e.s arrivent en Allemagne. Depuis 2023, la « crise migratoire » s’impose pratiquement comme une évidence, à tel point que les partis au sein et en dehors du gouvernement sont quasiment unanimes : l'État allemand rend la vie trop facile « à ceux qui veulent profiter de notre État social », selon le ministre des Finances Christian Lindner. Il faut se débarrasser au plus vite des Ukrainiens qui ne travaillent pas, affirme la CDU/CSU ; et le chancelier de répéter stoïquement la maxime selon laquelle il faut procéder à des expulsions « à grande échelle ».
Expulsion de travailleurs et de contribuables potentiels
Or, les personnes qui ont fui la guerre en Ukraine après 2022 étaient à 80% des femmes seules avec enfants. Il apparaît donc un peu mesquin de reprocher à ces personnes d'être réfractaires au travail. De plus, de nombreux réfugiés ont dû comprendre le fait que les transferts de l'État ne peuvent être combinés avec un emploi; l'État les encourage ainsi carrément à ne pas travailler. Enfin, entre 2015 et 2023, la loi sur le séjour des étrangers a été modifiée pas moins de 71 fois, soit en moyenne neuf fois par an. Même les avocats les plus expérimentés ont du mal à suivre ce processus qui complique inutilement la vie des réfugiés (mais aussi des « travailleurs qualifiés » immigrés). Et pourtant, l'histoire des réfugiés syriens et irakiens en est une de succès : en 2022, près de 60 pour cent de ceux qui percevaient encore une allocation de base de l'État entre 2014 et 2016 avaient un emploi assujetti à la sécurité sociale - et ce malgré un faible niveau de formation. On peut donc se demander pourquoi le nombre croissant de demandeurs d'asile provoque des réactions aussi hystériques, et si les expulsions « à grande échelle » ne seraient pas en fait des expulsions de travailleurs et de contribuables potentiels.On comprend peut-être mieux ce bruit de bottes si l'on tient compte des récents succès du parti « Alternative für Deutschland » (AfD) (Alternative pour l'Allemagne), qui polémique de manière ouvertement raciste contre l'immigration en Allemagne. Sur ce plan, les partis de droite tentent manifestement de regagner du terrain. Toutefois, c'est précisément dans les nouveaux Länder, qui ont connu une perte massive de leur population entre 1990 et 2022 - entre 14%, (Saxe) et un quart (Saxe-Anhalt) -, que l'AfD remporte le plus de succès. Le rejet de l'immigration est donc le plus élevé là où le plus grand nombre de personnes partent et où, même dans les régions structurellement faibles, de nombreux postes ne peuvent être pourvus. Ce n'est pas facile à expliquer, mais une chose est sûre: les raisons du succès de l'AfD se trouvent aussi ailleurs, et le fait de répéter leurs slogans renforce cette vision raciste du monde. Dans ces milieux, on a toujours affirmé qu'il y avait une « crise migratoire » et que les partis établis ne faisaient rien.
Une crise d’identité
Mais la colère de la droite populiste est également dirigée contre les Allemands issus de l'immigration qui sont considérés comme « non assimilés ». Or, comme nous l'avons mentionné, la composition de la population en Allemagne a changé de manière spectaculaire. En 1998, le gouvernement fédéral a reconnu pour la première fois que la migration était un phénomène « irréversible » (auparavant, on voyait officiellement les choses différemment), et en 2000, le « droit du sang » en vigueur jusqu'alors, qui liait la nationalité à la biologie, a été libéralisé en profondeur. Toutefois, dans bien des cas, les mentalités et les approches de l'époque précédente n'ont pas évolué. En matière d'immigration, le principe de « l'intégration » demeure en vigueur. Cela peut avoir un côté pragmatique (en ce qui concerne l’insertion dans le marché du travail, par exemple), mais derrière ce pragmatisme se cache assez souvent une vision romantique d'une unité nationale pré-stabilisée qui, au final, crée surtout de l’insatisfaction : tous ne sont jamais assez « intégrés », la société est toujours trop « divisée », etc.Il est d'autant plus difficile de voir ce qui a été réalisé, car l'expérience montre que la cohabitation fonctionne souvent de manière agréable au quotidien et qu'elle est souvent bien gérée par la classe politique communale. Manifestement, l'Allemagne ne connaît pas une « crise migratoire » mais plutôt une crise d'identité. Pour les personnes qui, comme moi, s’intéressent depuis longtemps au thème de la migration, c'est tout sauf inattendu. Depuis des années, il y a du sable dans l’engrenage et la politique nationale nous laisse de plus en plus une impression de perplexité et de chaos. Dans une telle situation, les décideurs devraient éviter les réactions « instantanées » et développer et suivre plutôt un plan de modernisation conséquente de la République fédérale. Car la crise mentale n'est jamais très loin de l'effondrement.