Extrait du roman de Khuê Phạm  Où que vous soyez

Elle a trente ans et s'appelle Kiều, comme la jeune fille de l'œuvre la plus célèbre de la littérature vietnamienne. Mais elle préfère se faire appeler Kim, parce que c'est plus facile pour ses amis à Berlin. En 1968, ses parents sont arrivés du Vietnam en Allemagne. La journaliste ne s'est jamais intéressée à ce qu'ils ont laissé derrière eux. Au contraire : elle a souvent souhaité une famille qui ne devait pas d'abord devenir allemande, mais qui l'était déjà tout simplement. Jusqu'à ce message Facebook. Il provient de son oncle, qui vit en Californie depuis sa fuite. Toute la famille doit se retrouver pour l'ouverture du testament de la grand-mère de Kiều. Ce sera un voyage plein de révélations - sur sa famille et sur elle-même.

« Wo auch immer ihr seid » extrait p. 83 - 86

KIỀU

Le lendemain, alors que nous traversons Little Saigon, nous passons devant un grand centre commercial, protégé par un bouddha et gardé par trois hommes de marbre aux longues capes : les dieux de la chance, de la prospérité et de la longévité. Des colonnes blanches bordent l'entrée ; elles portent des toits incurvés vert clair, comme ceux d'une pagode. Je baisse la fenêtre et prend une photo.
« Quel est ce drapeau, accroché là ? » 
Entre les colonnes, il y a un drapeau jaune avec trois bandes transversales rouges. Il me rappelle celui de l'Espagne, mais les proportions ne sont pas les mêmes, les bandes rouges sont beaucoup plus minces que les jaunes.  Mon père y jette un coup d'œil.
« C'est le drapeau du Sud-Vietnam ».
« Mais le drapeau vietnamien est rouge avec une étoile jaune ! », je le contredis.
« Maintenant, oui. Mais avant la guerre, le Nord et le Sud-Vietnam avaient des drapeaux différents. Celui-ci est celui de la République du Sud de l'époque. Celui que tu connais est celui des communistes du nord. Il y avait en outre un drapeau rouge et bleu avec une étoile jaune, c'était le symbole du Viet-Cong ».
« Compliqué ».
Il soupire.
« La guerre a été très compliquée ».
Je m'apprête à lui demander ce qu'il entend exactement par-là, lorsqu’il monte le son de la radio. J'ai bien sûr entendu parler de la guerre du Vietnam à l'école, je connais les images de Ho Chi Minh et la jeune fille nue qui fuit les bombes au napalm. Ce que la guerre a fait de lui et de sa famille, je ne le sais pas. Ni lui ni ma mère n'en ont parlé d'eux-mêmes, ni mes frères et sœurs ni moi n'avons eu l'idée de leur poser la question. La guerre du Vietnam est quelque chose qui est décrit dans les livres d'histoire et les documentaires en noir et blanc, elle n'a rien à voir avec nous ou nos vies. 

Je regarde les drapeaux qui se dissolvent en bandes jaunes et rouges dans le soleil couchant. Dans Little Saigon le Sud-Vietnam vaincu semble perdurer. C'est comme si le fantôme du passé hante encore les esprits, comme s'il y avait encore des affaires inachevées à régler.
À la fenêtre, une interface utilisateur occidentale défile avec des caractéristiques vietnamiennes. Les magasins ont l'air typiquement américain, mais s'appellent « Saigon City Market Place » ou « Hanoi Corner ». Les restaurants font de la publicité pour les crêpes Bánh xèo, le riz gluant Xôi ou les sandwichs au pain Bánh mì. Les pharmacies portent des noms vietnamiens, tout comme les blanchisseries, les boutiques de bubble tea et les salons de massage criminellement bon marché (« 1 hour - $15 dollars only ! »). 

On ne voit guère de gens dans les rues, mais si on en voit, iels ont les cheveux noirs et ces corps asiatiques. Des corps qui paraissent toujours un peu maigres par rapport aux corps blancs. Mais ici, ils sont parmi leurs semblables, si bien qu'ils ne sont pas tout simplement petits, mais trapus et sportifs, frêles et, oui, de grande taille.
Sur la voie à côté de nous, une famille asiatique avec deux filles passe dans une camionnette. La mère s'est teint les cheveux en brun et les a attachés, le père porte des lunettes d'architecte noires avec un t-shirt blanc et une veste. Je les regarde avec envie. Qui serais-je devenu si j'avais grandi ici ?

Quand je repense à mon enfance, je vois une fille aux cheveux noirs qui vit dans une maison bleu clair et grandit avec le langage mélodieux de ses parents. 

Sans me douter de rien, je répétais les mots avec lesquels iels me nourrissaient et m'endormaient, tendres de bonheur de leur premier enfant. Enfant, je ne me rendais pas compte que le monde de ma famille était différent de celui de tous les autres, que je grandissais dans une réalité où vivaient exactement cinq personnes : ma mère, mon père, ma sœur, mon frère et moi. 

Je l'ai compris au jardin d'enfants. Au jardin d'enfants, j'ai rencontré Paul et Sarah, qui jouaient avec des blocs de construction colorés, tandis que je les regardais silencieusement. Leurs parents étaient grands, blonds et sûrs d'eux ; lorsqu'iels venaient chercher Paul et Sarah, iels plaisantaient avec l'éducatrice. Mes parents étaient petits, aux cheveux noirs et toujours en retard ; lorsqu'iels arrivaient enfin en courant, j'étais assise à l'entrée du jardin d’enfants et construisais des châteaux de blocs de construction.
Plus je grandissais, plus je comprenais à quel point nous étions différents.  Tout comme j'ai appris à quel point la différence entre nous et tous les autres était grande, j'ai appris à m'adapter à un environnement étranger. Chaque jour, quelques mots allemands de plus, chaque jour quelques mots vietnamiens de moins. 

J'ai oublié les chansons que je chantais quand j'étais petite, et je me suis mise à chanter « Aujourd'hui, il doit pleuvoir » à l'école. Je voulais manger des spaghettis, pas des phở. Si mes parents invitaient leurs ami.e.s vietnamien.ne.s à des fêtes, je levais les yeux au ciel parce qu'iels faisaient des choses pas très cool comme chanter au karaoké. Je devais toujours jouer quelque chose au piano. 

Mes parents parlaient toujours de mes notes. La seule consolation était que tous les autres enfants vietnamiens devaient aussi jouer le jeu et rester là, tandis que leurs parents se vantaient de cette victoire au concours de mathématiques ou de ce baccalauréat exemplaire. Chez les Allemand.e.s, je n'ai jamais observé ce besoin constant de prouver sa valeur. Mes ami.e.s recevaient de l'argent lorsqu'iels avaient un B en maths, iels ont commencé à quinze ans, à quémander des cigarettes à leurs parents, iels avaient le droit de sortir la fin de semaine aussi longtemps qu’iels le souhaitaient.
Si une dispute survenait, il s'ensuivait des discussions dans lesquelles les mots « désolé » et « amour » étaient prononcés. Les sentiments, les Allemand.e.s parlaient si librement de leurs sentiments. Je trouvais cela étrange, mais je savais que mon étonnement l'était tout autant. J'ai donc gardé le silence. Il était important de faire disparaître les différences entre ma famille et leur famille, car notre monde était petit. 
Le monde était petit et bizarre, alors que le leur était grand et universel. « Habille-toi bien, tu sais à quel point les Allemand.e.s se méfient des étrangers », disait ma mère, et je l'entends encore aujourd'hui, comment elle prononçait ce mot avec un mélange de peur et de menace. Nous voulions tout être, sauf ce que nous étions. Dans l'Allemagne des années quatre-vingt-dix, il n'y avait pas de place pour cela. Pas pour mon père, à qui des inconnus demandaient devant la piscine s’il avait des cigarettes de contrebande bon marché à vendre. Pas pour moi, qui ai vite oublié mon propre nom.

Dans leur ambition de devenir immigrés, mes parents ont laissé faire : Je devais réaliser quelque chose dans ce pays.

Kiều était issue du petit monde, mais Kim savait évoluer en douceur dans le grand, faire plaisir aux Allemand.e.s, devenir l'un d'entre eux. C’est seulement ici, en Amérique, que je me demande pour la première fois s’il aurait pu en être autrement.
 

Portraitfoto Autorin Khuê Phạm © Penguin Random House / Photo: Alena Schmick

 

Khuê Phạm

Khuê Phạm est une rédactrice du magazine ZEIT et une autrice primée. En 2012, elle a publié avec Alice Bota et Özlem Topçu « Wir neue Deutschen », qui traite des enfants d'immigrés et de leur place en Allemagne. Son premier roman « Wo auch ihr seid » est paru en 2021 et a été adapté en danse-théâtre. « Brothers and Ghosts », la traduction anglaise, est publiée cette année en Grande-Bretagne, en Australie et aux États-Unis. Khuê Phạm est l'un des membres fondateurs du PEN Berlin et fait partie du jury du prix international de littérature organisé par la Haus der Kulturen der Welt. Pour en savoir plus, voir khuepham.de. Instagram: @pham_fatale

Khuê Pham, Wo auch immer ihr seid
© 2021 btb Verlag, München, paru chez Penguin Random House Verlagsgruppe GmbH


 

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