Les mythes du complot
« Quand plus personne n'a envie d'en rire »
La peur de perdre le contrôle rend les gens plus vulnérables aux idéologies du complot – et la pandémie de coronavirus semble en être un très bon exemple. Comment réagir face à un conspirationniste ? Dans cet entretien, la politologue et militante sur internet Katharina Nocun tente de répondre à cette question.
De Eleonore von Bothmer
Mme Nocun, en avril 2020 est sorti votre livre écrit avec Pia Lamberty « Fake Facts. Wie Verschwörungstheorien unser Denken bestimmen » (De faux faits : comment les théories du complot façonnent notre pensée). Pourtant, dans votre livre, vous ne parlez pas de théories du complot, mais de « mythes » ou « d’idéologies du complot ». Pourquoi ?
Les théories renvoient à un concept scientifique. On part du principe qu’une fois qu’on a démontré qu’une théorie était fausse, quelqu’un d’autre va la supprimer ou la modifier. Ce n’est pas le cas avec les idéologies du complot. Les mythes du complot reposent sur un discours qui vise à convaincre que des individus ou des groupes d’individus considérés comme puissants conspirent dans l’ombre. Par conséquent, on prête aux prétendus conspirateurs certaines compétences et du pouvoir. Cependant, ce genre de discours peuvent également concerner des groupes marginaux et socialement vulnérables – comme ça a été le cas lors des pogromes antisémites à l’époque de la peste noire au Moyen-Âge. Un autre point important : les conspirateurs auraient aussi l’intention malveillante de nuire délibérément à autrui.
Katharina Maria Nocun est militante sur internet et journaliste. Elle tient le blog kattascha.de et est l’auteure des podcasts « Denkangebot ». En 2018 paraît son premier livre « Die Daten, die ich rief » (Les données que je génère). En 2020, son livre, « Fake Facts. Wie Verschwörungstheorien unser Denken bestimmen », est publié aux éditions Quadriga.
| Photo: © Miriam Juschkat
Comment être sûr qu’il ne s’agit pas vraiment d’une conspiration ?
De véritables conspirations existent aussi. Dans une démocratie, il est primordial d’observer avec attention le travail des services de renseignements et des gouvernements, ce qu’il se passe en politique et dans l’économie. Il est crucial de faire la distinction entre mon opinion, ce que je pense être la vérité et que je peux prouver par des faits, et une idéologie, une vision fermée du monde. Il y a une différence entre discuter d’une hypothèse et tomber dans des croyances.
Quand les gens sont-ils les plus susceptibles de croire à des complots ?
Dès qu’ils ont le sentiment que le contrôle leur échappe. Que ce soit après la perte d’un emploi, en période de troubles politiques, ou même lors d’une pandémie, les gens ont plus tendance à croire à des mythes du complot. Des études ont été publiées sur le sujet. Ces mythes peuvent être perçus comme une aide supplémentaire, mais ce n’est pas pour autant que le monde paraît plus rose. Celui qui y croit a toutefois le sentiment qu’une structure existe, qu’il y a un plan, des coupables qu’il peut clairement
identifier et pointer du doigt.
Quels sont les discours les plus courants ?
De nombreux mythes du complot concernent le domaine médical en particulier. Lorsque quelqu’un affirme que la vaccination est dangereuse, l’explication la plus fréquemment avancée est celle du complot. Certaines de ces affirmations laissent entendre qu’un complot mondial regroupe des millions de médecins qui ont fait le serment de nuire au monde entier. Étant donné qu’aucun fait ne vient soutenir cette affirmation, cela ne correspond pas à la réalité. Néanmoins, ces mythes éveillent chez certaines personnes une sérieuse méfiance envers les médecins, entre autres, ce qui les pousse, même pour des maladies graves, à aller plutôt consulter un guérisseur. Un tel discours anti-science peut être mortel.
L'internet accentue-t-il ces tendances ?
On pense souvent que les récits conspirationnistes naissent d’abord sur le net. Pourtant, sous le régime nazi, la majorité de la population croyait au mythe du complot mondial juif – un récit conspirationniste très clairement antisémite. C’était l’opinion du gouvernement, et c’était ce qu’on apprenait à l’école. Et à l’époque, internet n’existait pas encore. Il est vrai cependant que le phénomène a gagné en visibilité grâce aux nouveaux médias, et, naturellement, le passage au numérique permet une émergence et une propagation plus rapide de ce genre de discours.
Comment expliquer que certains soient convaincus de cette vision du monde ?
Les conspirationnistes perçoivent le monde différemment. La plupart d’entre nous ont un parti pris pour les experts : nous leur accordons une plus grande confiance. Des études ont montré que les conspirationnistes ont moins ce parti pris pour les experts ; et que dans des cas extrêmes, ils font autant confiance à leur voisin qu’à un expert de renommée internationale.
Comment réagir face à des conspirationnistes sur le net ?
Sur les réseaux sociaux et dans les forums de discussions, il faut immédiatement les contredire. Dès qu’on lit une affirmation raciste ou antisémite, il faut clairement dire : « Maintenant, ça suffit ! » C’est primordial, car les mythes du complot attisent aussi la haine avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. Souvent, le silence est interprété comme un signe d’approbation.
Qu’entendez-vous concrètement par « conséquences dramatiques » ?
Nombre des terroristes d’extrême droite de ces dernières années, que ce soit ceux de Hanau, Halle ou encore Christchurch en Nouvelle Zélande, croyaient en des récits conspirationnistes et les ont utilisés pour justifier leurs meurtres. Il a été montré que les mythes du complot sont des éléments centraux dans la mobilisation de la droite radicale. Il s’agit d’un problème systématique qui doit être considéré comme tel et pris au sérieux. Ces personnes convaincues par les idéologies du complot déclarent ouvertement qui elles prennent pour cible. Nous l’observons également dans le contexte du coronavirus : lorsqu’un scientifique reçoit des menaces de mort, il est beaucoup moins enclin à s’exprimer publiquement. Ce problème ne facilite pas un débat pondéré entre professionnels.
Que faire quand un de nos amis tient soudainement ce genre de discours ?
Une vérification des faits peut aider. Il y en a de très bonnes autour du coronavirus. Discuter en face à face peut aussi être une bonne idée, et peut-être poser la question : « comment vas-tu, réellement ? » Il a été démontré que lorsqu’une personne a l’impression de perdre le contrôle, elle peut finalement être menée à croire soudainement à des choses auxquelles elle n’accorderait pas la moindre attention en temps normal.
Est-ce que mon discours a une chance d’être entendu par une personne qui est intimement convaincue de l’existence d’un complot ?
Pour les personnes qui sont profondément ancrées dans ce monde parallèle de l’information et qui pensent, par exemple, qu’il existe un complot mondial des scientifiques ou de la presse, c’est très difficile d’y arriver. La vérification des faits dont nous parlions vient des acteurs mêmes du complot qu’elles dénoncent. Dans ce genre de cas, les conseillers recommandent plutôt de leur poser des questions : « as-tu vérifié cette information ? Pourquoi penses-tu que ce média est plus fiable que les autres ? » Cette approche poussera l’autre à remettre ses propos en question. Dans l’idéal, cela peut freiner ou mettre un terme à la radicalisation. Souvent, croire en un complot mène à croire en un second complot et ainsi de suite. Et en fin de compte, on se retrouve piégé dans une vision du monde fermée et manichéenne.
On parle ici des « gens qui portent des chapeaux en aluminium », ce qui en fait sourire plus d’un.
On se moque souvent du mythe des chemtrails selon lequel les lignes blanches dans le ciel ne seraient pas des traînées blanches créées par le passage des avions, mais bien une substance toxique. Mais est-ce vraiment comique pour un enfant qui n’ose plus sortir de chez lui dès qu’il voit ces traces dans le ciel parce que ses parents y croient ? Ces personnes vivent constamment dans la peur. Au début, c’est amusant d’entendre ces drôles de récits conspirationnistes. Mais ça l’est beaucoup moins une fois qu’on parle des causes et des conséquences. Une fois qu’on s’y intéresse de plus près, plus personne n’a envie d’en rire.
Où peut-on trouver de l’aide ? Que ce soit pour soi ou pour un proche.
À l’heure actuelle, de nombreuses personnes se tournent vers des centres d’information sur les sectes. Il est vrai que certaines sectes diffusent des mythes du complot pour fidéliser leurs membres. Les centres d’information mobiles contre l’extrémisme de droite fournissent également des conseils à ce sujet. Mais ces centres sont beaucoup trop peu nombreux et manquent cruellement de moyens. De plus, il est nécessaire d’accorder un meilleur financement aux associations qui œuvrent dans ce domaine.
Que devraient faire les institutions publiques ?
Ce sujet devrait être systématiquement ajouté au programme scolaire. Tôt au tard, les jeunes y seront confrontés, il faudrait donc qu’ils apprennent à reconnaître les discours conspirationnistes et comment y réagir. Informer sur l’aspect psychologique me semble aussi être une bonne idée : si je sais que je risque d’être plus vulnérable dans telle ou telle situation, alors je peux faire preuve de plus de prudence, et prendre la nuit pour réfléchir avant d’en parler sur les forums de discussion. Personnellement, j’attends de l’État qu’il y consacre un plan directeur et une stratégie – et plus de fonds pour la recherche.
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