« Alep. Portrait d’une absence » de Mohammad Al Attar
Que signifie le théâtre pour la révolution?
Quelle forme de théâtre reflète les nouvelles réalités? La journaliste Katja Petrowskaja et l’artiste et dramaturge Mohammad Al Attar discutent de Noam Chomsky et de la gauche internationale, de la migration et des conflits militaires en tant qu’expérience vécue, ainsi que du théâtre en tant qu’outil politique.
De Katja Petrowskaja
Mohammad Al Attar, détestez-vous les interviews ?
Je ne les déteste pas, mais je ne les aime pas, je dois l’admettre.
Vous avez mené de longues interviews avec d’importants intellectuels marxistes.
Mohammad Al Attar
| © Gorgia Fanelli
J’ai fait ces interviews pour moi, quand je voulais comprendre et quand j’en avais l’occasion. Mon motif était le suivant : la position de la gauche internationale, et plus particulièrement des communistes, était honteuse vis-à-vis de la Syrie. Beaucoup se sont rangés aux côtés du régime d’Assad, parce qu’ils abordent encore le monde d’aujourd’hui à travers l’ancien récit de la guerre froide. Ils traitent un phénomène actuel et complexe avec des outils d’analyse très dépassés.
La même chose s’est produite avec l’Ukraine !
Exactement ! C’est pourquoi je pense que nous [les Syrien.ne.s] comprenons mieux que d’autres la lutte en Ukraine, ainsi que la frustration, puisque le discours autour de notre mouvement a aussi été manipulé. Pour beaucoup, il ne s’agissait que d’une conspiration étrangère menée par les Américains dans le but de déstabiliser la région. Noam Chomsky avait de la difficulté avec le Moyen-Orient et je voulais qu’il parle de la Syrie. Il a un brillant esprit, et il était important pour moi de connaître son point de vue. Chomsky a fait preuve d’humilité; il n’avait pas de conseils à donner. J’aimerais que d’autres personnes en position de pouvoir soient aussi modestes. Parfois, je ne suis pas d’accord avec lui, car il considère toujours la politique étrangère américaine comme étant le mal omniprésent. Pour moi, ses analyses percutantes ont parfois été éclipsées par cette obsession excessive.
Les gens en dehors de la Syrie en savent très peu sur nous
Depuis combien de temps vivez-vous en Allemagne et comment y êtes-vous arrivé?C’est la Heinrich Böll Stiftung, la fondation politique verte en Allemagne, qui m’a fait venir ici. J’étais sans-papiers et je n’avais pas de résidence au Liban. Ils ont facilité mon voyage principalement avec l’ambassade d’Allemagne à Beyrouth, où je vivais à l’époque. J’ai obtenu un document de voyage et d’asile par la suite, en tant que réfugié.
Est-ce une source de votre engagement?
Ce n’est pas un engagement, je vis l’expérience. À titre d’exemple, je travaille actuellement sur une pièce adaptant Iphigénie avec un groupe de jeunes femmes réfugiées. Toutes sont des actrices non professionnelles, toutes sont arrivées à Berlin au cours des deux dernières années. Le processus compliqué d’installation dans un nouvel endroit est exactement celui que je vis en ce moment, et j’essaie de comprendre tous les différents niveaux de l’expérience.
Vous avez écrit de nombreux articles analytiques sur la situation pendant et après la révolution syrienne. Vous considérez-vous comme un journaliste?
Non, je ne me considère pas comme un journaliste. Avant la révolution, j’écrivais des critiques sur le théâtre et le cinéma lorsque j’en avais envie, et non de façon régulière. Pendant la révolution syrienne, j’ai ressenti l’urgence de m’exprimer. Je suis un écrivain. J’écris pour le théâtre, et le théâtre est mon principal outil. Le théâtre est l’endroit où je peux réfléchir aux choses plus profondément. Mais à ce moment-là, je me suis dit que si je pouvais atteindre certaines plateformes pour publier, je devais le faire. Les gens en dehors de la Syrie en savent très peu sur nous, et les informations sont souvent basées sur des stéréotypes.
Vous avez déjà mentionné Tchekhov et Brecht parmi vos dramaturges préférés. Aujourd’hui, vous changez complètement de cap et passez au théâtre documentaire. Pouvez-vous expliquer ce changement?
C’est simple. Aux premiers jours de la révolution, j’étais, comme beaucoup de Syriens, en état de choc; nous ne pouvions pas comprendre ce qui se passait autour de nous. Même si l’on passe toute sa vie à en rêver, personne ayant grandi sous un régime totalitaire aussi brutal n’aurait imaginé cette explosion, tous ces mouvements populaires réclamant la liberté. Le fait de voir la situation surgir de nulle part, en dehors de toute structure politique, a été un choc énorme. Nous étions paralysés, mais aussi très heureux. Dans les premiers jours de la révolution, je m’interrogeais sur le sens du théâtre. Est-ce le bon moment pour le théâtre ou y a-t-il d’autres façons de réfléchir au moment présent? Je cherchais aussi un engagement politique plus direct. J’étais préoccupé par cette idée.
Le questionnement pendant le soulèvement de Maidan était très similaire, également au début de la guerre en Ukraine. Il a entraîné un énorme changement dans la vie des gens.
Pour moi aussi. En fait, c’est par coïncidence que j’ai reçu une commande pour la pièce Look at the street... this is what hope looks like, et j’ai réalisé en cours de route que je devais me concentrer sur le théâtre. Dans un tel bouleversement, pendant cette grande et violente transformation, il était très important pour moi de ne pas me retirer. Il s’agissait d’un test ultime pour moi et ma relation avec mes outils. J’ai toujours cru que le théâtre était un outil politique puissant, et qu’il pouvait s’engager avec force dans les débats sociaux et politiques. C’est pourquoi, après une courte période d’hésitation au début de la révolution et après avoir écrit la première pièce, je me suis tourné encore plus vers la création théâtrale, en essayant de tout refléter en l’utilisant.
Quelle forme de théâtre peut refléter une réalité changeante? Je ne suis pas en marge de la société. Je suis physiquement, mentalement et émotionnellement affecté et impliqué. Et je ne suis pas seul, je travaille avec des partenaires. À chaque tournant de la tragédie syrienne, nous avons tenté de trouver une forme qui répond à nos questions sur le moment. Nous avons essayé de réfléchir aux choses les plus sensibles et urgentes dans le bouleversement, mais la forme change constamment, parce qu’il y a un changement constant dans les questions, dans les convictions, dans la validité du mot et de ses fonctions.
se concentrer sur l’histoire récente de toute la région
Dans les premières tentatives (Look at the street... this is what hope looks like et Online), nous voulions explorer l’importance de la communication par les médias sociaux pour les jeunes pendant les premiers jours des soulèvements dans le monde arabe. Nous voulions également examiner l’esthétique de ce langage émergent qui a vu le jour avec la présence accrue des médias sociaux. Dans Could you please look at the camera, la première version était une pièce de théâtre purement documentaire basée sur des témoignages de détention. Plus tard, j’ai combiné le document avec la fiction pour réfléchir à d’autres questions, comme la façon dont les gens subissent les conséquences de la détention lorsqu’ils sont libérés de prison, et des questions sur la classe moyenne supérieure de Damas et sa position par rapport à la révolution.Cette version définitive a été mise en scène dans plusieurs endroits. Après m’être concentré sur une narration directe de la situation syrienne, j’ai senti qu’il était important de se concentrer sur l’histoire récente de toute la région, pour essayer de mieux comprendre pourquoi nous sommes confrontés à une telle situation aujourd’hui. Ainsi, nous avons créé la pièce suivante, Intimacy, qui est basée sur le profil réel d’un acteur soudanais qui a été contraint de fuir son pays au début des années 1990. Dans Intimacy, à travers la vie privée de cet acteur, nous avons essayé de raconter la transformation politique et sociale de toute la région, des années 1980 à aujourd’hui.
Qui considérez-vous comme vos spectateurs potentiels? Écrivez-vous pour les Syriens ou pour les Européens?
On a toujours en tête un ou plusieurs spectateurs que l’on souhaite toucher. On s’inquiète également de la façon dont ils recevront l’œuvre. J’écris sur des sujets qui font partie des débats actuels entre Syriens, ou qui pourraient faire partie de débats futurs. Donc, naturellement, je veux toujours montrer mes pièces aux Syriens d’abord. Mais en réalité, nous avons de moins en moins de chances de faire du théâtre pour les Syriens ou pour quiconque dans la région. C’est triste. En tant que professionnel, j’ai dû penser au public d’ici, en Europe et à Berlin. Et à partir de là, j’ai commencé à découvrir qu’il y a des bienfaits à débattre avec un nouveau public : de nouvelles perspectives sont façonnées, et je peux voir les choses différemment.
Êtes-vous parfois arrogant envers ceux qui ne partagent pas votre expérience syrienne, une expérience d’un monde troublé?
Non, j’espère bien que non. Parfois, je me surprends à perdre patience à force d’expliquer les mêmes choses, jour après jour, et de répondre à des questions naïves. Parfois, je suis très frustré. Je sais que la frustration ne mène nulle part. Mais je suis un être humain, pas un prophète, et j’ai le droit d’être irrité par la paresse des autres. Parfois, j’en ai assez de la superficialité ou des analyses de confort à notre sujet, ça fait mal. Mais me suis-je suffisamment préoccupé personnellement lors du massacre au Ruanda? Cette question me permet de ne pas tomber dans le piège de la frustration négative.
« Alep. Portrait d’une absence »
Dans Alep. Portrait d’une absence, l’artiste Mohammad Al Attar a demandé aux habitant.e.s de la ville syrienne quels étaient leurs endroits préférés. En collaboration avec le metteur en scène Omar Abusaada et la scénographe Bissane Al Charif, cela a mené à une série de performances individuelles que le public montréalais aura l’occasion de voir dans le cadre du Festival TransAmeriques à partir du 1er juin.
L'événement à Montréal
La discussion publique avec Mohammad Al-Attar
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