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Musique pop et électronique 2023
Nostalgie sur le dancefloor

15 ans après ses débuts en solo, Peter Fox, le leader de Seeed, revient avec un nouvel album "Love Songs". | Photo (détail) : © Arkadiy Kreslov
15 ans après ses débuts en solo, le leader de Seeed Peter Fox est de retour avec son nouvel album "Love Songs". | Photo (détail): © Arkadiy Kreslov

Après trois ans de restrictions liées à la pandémie, la génération Z a pris d’assaut les pistes de danse, et ce fut pour certains la première fois. La nouvelle génération réinvente la rave culture à sa manière et mixe les techniques, les sons et les esthétiques avec audace, du hip-hop à la musique électro. Évasion et nostalgie d’un passé diffus dominent les genres les plus divers de la pop, toutes générations confondues.
 

De Aida Baghernejad

Impossible d’évoquer la pop en 2023 sans citer Otto. Oui, Otto, le comédien allemand, réalisateur et créateur des personnages de BD Ottifanten. Ou encore Udo Lindenberg, la légende rock des années 1970. Sans oublier Blümchen, la jeune star de l’eurodance. Des grands noms de ces dernières décennies. Tous présents dans le top des charts en 2023.

Comment est-ce possible ?

Pour de nombreuses personnes de la génération Z - les jeunes nés entre 1997 et 2012 - l’année 2023 a été la première occasion d’expérimenter la vie nocturne. Après trois ans de restrictions liées à la pandémie, une guerre qui éclate en Europe et les conséquences économiques qui en découlent, la génération Z a défini pour la première fois ce que signifie pour elle « sortir » et « culture club ». Les jeunes se sont souvent plongés dans les représentations nostalgiques des années 1990 et 2000, dans leur enfance et l’adolescence de la génération de leurs parents.

Les étoiles montantes croisent les anciennes stars

Voilà peut-être comment expliquer la collaboration musicale sur le titre SOS entre la jeune et prometteuse chanteuse germano-italienne Domiziana (née en 1997) et Blümchen, de son vrai nom Jasmin Wagner (née en 1980). Ou encore le duo formé par la rappeuse Badmómzjay (2002) et la légende du hip-hop Kool Savas (1975). Et que dire de la chanteuse de variété Helene Fischer (1984) qui invite la jeune Shirin David (1995) à reprendre Atemlos durch die Nacht, dix ans après le succès de la chanson lors la Coupe du monde de 2014.

Cette tendance très inattendue a sûrement commencé avec Apache 207, le rappeur et chanteur de Ludwigshafen (également né en 1997) et la sortie en janvier 2023 de son tube Komet aux côtés d’Udo Lindenberg (1946) qui a su remporter la première place des hits après cinq décennies de carrière. Ces collaborations ne sont pas de simples retours à une époque supposée plus légère et moins compliquée. En travaillant avec les musiciens des décennies passées, et parfois même en reprenant simplement des samplings, comme le rappeur Pashanim avec Ms. Jackson, la nouvelle génération pop s’inscrit consciemment ou inconsciemment dans la continuité des traditions du genre.

Ce phénomène de collaboration entre générations ne se limite pas au rap ou à la pop mainstream. Le groupe Die Benjamins en est un bon exemple. Composé de Max Gruber, plus connu sous le nom de Drangsal, de Charlotte Brandi, de Julian Knoth du groupe Die Nerven et de Thomas Götz des Beatsteaks, ce groupe est né d’une admiration commune pour Annette Benjamin, chanteuse du groupe punk Hans-a-Plast créé en 1978. Cette formation musicale qui a sorti son album en juillet dernier répond au qualificatif de super groupe indie-punk, mais incarne avant tout un hommage à la musique punk allemande pionnière et battante emmenée par la voix d’une femme.

L’évasion pour surmonter le présent

Tout aussi couronné de succès et révélateur de l’année 2023 que l’hymne Komet, citons le hit Friesenjung interprété par Otto Waalkes (pour citer son nom en entier, né en 1948) qui a fait une apparition remarquée cet été devant des milliers d’ados euphoriques lors du festival de hip-hop Splash, aux côtés du chanteur de rap rave de 26 ans Ski Aggu et de son alter-ego néerlandais Joost. Ce featuring intégrant des samples ultra accélérés de la chanson Friesenjung imaginée par Otto en 1993 (une parodie de Englishman in New York de Sting) a dominé les charts de l’année avec sa sortie en mai 2023. Certes peu de contenu textuel, mais un focus sur des jeux de mots et des anecdotes de fêtes à outrance.

L’excès, la fête sans limite et la consommation de substances en plus de l’alcool ne sont évidemment pas des sujets nouveaux dans l’univers de la pop. Mais associés à des samples percutants des années 1990 et 2000, ils témoignent d’un besoin d’évasion de la réalité. Un besoin né principalement des restrictions massives entraînées par la pandémie qui ont impacté les jeunes années de la génération Z. La rave culture ne s’apprenait plus en allant en boîte et dans des soirées, confinement oblige, mais sur les écrans de smartphones, dans les vidéos Tiktok appelées Ravetok. Ces contenus montraient comment faire certains pas de danse ou donnaient des conseils pour s’habiller en soirée.

Une évasion de la réalité teintée d’euphorie mais aussi de mélancolie. Citons par exemple le premier single Symba Supermann du rappeur et acteur Symba, de son vrai nom Sylvain Mabe. Les références aux jouets comme les tamagotchis ou les armes en plastique Nerf, aux jeux vidéo comme Sim City et aux séries pour enfants comme Power Rangers flirtent avec les marques de luxe comme Tesla, Gucci et Porsche au milieu de rimes nostalgiques : Mama, wir sind traurig / warum, weiß ich auch nicht (« Maman, nous sommes tristes/ je ne sais pas pourquoi »). Les histoires d’ascension de la banlieue aux beaux quartiers ne font plus recette, l’artiste berlinois évoque plutôt la perte d’une certaine insouciance enfantine, tel un Marcel Proust postmoderne.

Une perspective résolument féminine de cette tension entre mélancolie et évasion nous est donnée par des artistes comme Paula Hartmann ou la très puissante Wa22ermann, rappeuse berlinoise née au Pakistan. Leurs récits de nuits sans fin et d’ennui constant sonnent comme un « no future » postmoderne d’une génération dont la jeunesse cohabite avec les catastrophes écologiques, la pandémie et les guerres : Bin seit zwei Tagen wach, es liegt an dem Konsum / In der Stadt, die nicht schläft, doch es gibt nichts zu tun (« Je suis debout depuis deux jours, consommation oblige/ Dans la ville qui ne dort pas, il n’y a rien à faire »). Les algorithmes déterminent le mélange des contenus sur les réseaux plus que les marqueurs de genre qui s’avèrent insignifiants pour cette génération de musiciens. Les frontières entre la musique électro comme la rave, mais aussi le gabber, la techno, le hip hop et le rap sont brouillées et disparaissent, pour preuve les artistes féminines Ski Aggu ou Wa22ermann avec leurs univers sonores et leurs récits d’expériences en boîte de nuit.

Une évasion transgénérationnelle pour fuir le quotidien

Même la musique non produite par les artistes de la génération Z ou non destinée à ce public a été dominée par les thèmes de l’évasion et de la nostalgie en 2023. Paru fin mai, l’album Multi Faith Prayer Room du trio électro-acoustique Brandt Brauer Frick célèbre l’hédonisme de la culture club et propose le déroulement musical d’une nuit de fête. Des sujets profondément politiques sont aussi abordés, comme le long poème de l’artiste Mykki Blanco qui évoque le changement climatique et le sexe, tandis que le titre même de l’album renvoie à une pièce de prière interreligieuse, un espace où des personnes de religions et de cultures différentes se rassemblent en paix dans l’euphorie du dancefloor.

Le projet Crucchi Gang lancé en 2020 par Francesco Wilking, le chanteur du groupe de musique indie Die Höchste Eisenbahn, a pris une tout autre direction. Conçu à l’origine comme un projet de confinement, dans lequel des artistes allemands reprenaient leurs plus grands tubes en italien, l’album à succès a donné vie cette année à un second opus où l’on retrouve des groupes comme Tocotronic et la chanteuse et compositrice Antje Schomaker parmi d’autres soirées concerts. Ce projet joue avec la nostalgie allemande des clichés italiens de la « dolce vita », comme le font si bien Roy Bianco & Die Abbruzzanti Boys. L’Italie dont ils rêvent si intensément n’est naturellement pas l’actuelle avec sa première ministre postfasciste et ses défis économiques. Il s’agit de ce pays idyllique baigné de soleil aux couleurs de sorbets qui inspire vacances en famille, tablées gourmandes et longues journées sur les plages de l’Adriatique. En cette période d’incertitude politique et économique, il est tentant de s’adonner à ces mélodies dépaysantes, le temps d’un album ou d’une chanson seulement.

Voilà qui promet aussi un retour surprenant de la pop allemande : 15 ans après ses débuts en solo avec l’album Stadtaffe, Peter Fox (rappeur, producteur et membre du groupe Seeed) sort son deuxième opus solo intitulé Love Songs. D’autant plus surprenant qu’après son premier et alors unique album solo, l’artiste avait juré qu’il se concentrerait uniquement sur des projets de groupe et son activité de producteur. Avec le morceau Toskana Fanboys, une collaboration avec la légende italienne Adriano Celentano, Peter Fox renoue aussi avec la nostalgie du public allemand pour l’Italie. Le premier single Zukunft Pink offre vraiment un air d’évasion dès les premiers accords : Hab’ Brandenburg entdeckt / Bianchi-Bikes – Future-Flex / Alles wird supergeil, basta (« J’ai découvert Brandenbourg/ Bianchi-Bikes – Future-Flex/ Tout est top, basta »). En écoutant plus attentivement, l’artiste parle toutefois aussi de thèmes politiques, comme l’initiative Tax Me Now, où les personnes aisées comme lui demandent à être plus taxées. Le chanteur décrit une vision d’un avenir plus juste et plus respectueux de l’environnement. Ce discours fut malheureusement masqué par un débat d’appropriation culturelle à la sortie du morceau car Peter Fox et son équipe de production The Krauts ont utilisé l’esthétique sonore d’Amapiano, la variante house sud-africaine. Peter Fox a réagi de manière offensive en échangeant avec ses détracteurs, souvent jeunes et victimes eux-mêmes de racisme, pour sortir ensuite une nouvelle version réalisée en collaboration avec des artistes noirs. Le débat a prouvé jusqu’où pouvait aller une dispute socioculturelle dans la pop, quand toutes les parties prenantes sont ouvertes au dialogue.

Cette année pop a connu aussi des contre-exemples de débat ouvert, notamment avec l’appel au boycott contre Hör Berlin, la plateforme de streaming vidéo spécialisée dans la musique électronique, dans le contexte du conflit au Proche-Orient. Après une interdiction aux artistes de porter des vêtements figurant des symboles pro Palestine lors de leur performance live, un appel fut lancé pour ne plus consulter la plateforme, malgré les explications et les excuses de Hör Berlin. Le traitement qui est fait des allégations d’abus de pouvoir et de violence sexuelle envers Till Lindemann, chanteur leader du groupe Rammstein, a aussi montré que les discussions ouvertes sur les erreurs et les transgressions sont encore un lointain idéal dans la pop allemande, et non des pratiques courantes. Reste à espérer que les artistes pop et les fans du genre appartenant à la génération Z ne s’inscrivent pas dans cette tradition du business de la pop music.