Avec un thème comme Les grands espaces, il n'est pas surprenant que le festival Montréal / Nouvelles Musiques fasse une place dans sa programmation à des représentantes du Nord-du-Québec, où l'on a, si j'ose dire, de l'espace à revendre. C'est le compositeur canadien Gordon Williamson, installé à Hanovre, qui a eu l'idée d'organiser une rencontre entre le chant de gorge tel que le pratiquent traditionnellement les femmes inuites et le chant de tradition européenne classique tel qu'on le pratique en musique contemporaine.
Après avoir lui-même passé quelque temps à Puvirnituq, au Nunavik, Gordon Williamson a invité les chanteuses Akinisie Sivuarapik (remplacée par Winnie Ittukallak au concert) et Lisa-Louise Ittukallak à l'accompagner à Stuttgart afin de partager leurs techniques de jeu avec les membres de l'ensemble Neue Vocalsolisten.
Voir les membres de l'ensemble qui parlent de leur travail. Les Neue Vokalsolisten Stuttgart à la Biennale de Venise le 25 septembre 2010, avec des œuvres de Bussotti, Paris, Dohmen et Ligeti.
© Biennale de Venise
Deux cultures se rencontrent
Le compositeur confiait en entrevue avec l'animateur Michel Rochon, avant le concert, que les membres de l'ensemble allemand, pourtant rompus aux plus exigeantes techniques de jeu étendues, avaient été fort impressionnés par le chant de gorge des Inuites.
Nina Segalowitz à gauche et Taqralik Partridge à droite en katajjaq - Présence autochtone 2012 (Montréal) © nomad
Le mélange des genres, pour qu'il offre un résultat organique, n'est pas quelque chose qui se réalise facilement et dans ce cas-ci, il s'agit d'unir deux cultures très différentes. Le compositeur canadien d'origine grecque Christos Hatzis a réussi ce tour de force avec brio dans la musique du ballet
Going Home Star – Truth and Reconciliation (2014) qui incorpore les chants de gorge inuits (avec le concours de la chanteuse Tanya Tagaq) à travers une œuvre qui compte aussi des citations de grandes œuvres du XXe siècle, des chants médiévaux et de l'électronique. Gordon Williamson a choisi, lui, d'utiliser l'accordéon comme liant entre deux cultures, celle de la tradition inuites et celle de la musique contemporaine, qui l'ont adopté toutes les deux. Il explique en outre dans les notes de programme que "
Encounters (Rencontres) est sans doute plus une idée ou une situation, plus un échange entre les musiciens sur scène et le public qu'une composition."
Comme un jeu
En effet, les chanteurs et chanteuses ne semblent pas suivre une partition, mais davantage un plan selon lequel différents fragments sont agencés pour faire intervenir l'ensemble allemand et le duo inuit en alternance. Enfin, c'est ce que perçoit au départ le spectateur. Les deux cultures se côtoient d'abord sans s'interpénétrer. Les chanteuses et les chanteurs du Neue Vocalsolisten harmonisent de longues tenues qui miroitent comme une musique spectrale, tandis que les chanteuses de gorge donnent différents exemples de leurs techniques rythmiques traditionnelles, puis les Allemands commencent, par bribes, à imiter les Inuites. Le chant de gorge tel qu'il se pratique au Nunavik est habituellement réalisé par un duo de chanteuses qui se font face, et donc les membres du Neue Vocalsolisten brisent peu à peu le rang pour se placer devant l'une ou l'autre des cousines Ittukallak ; leur chant, d'abord une maladroite imitation très européenne, devient peu à peu très proche de son modèle. Durant toute la pièce, l'accordéon reste en retrait, accompagnant sporadiquement (et très discrètement) l'action.
On a l'impression d'assister à un premier contact comme celui qu'organisaient les scientifiques humains pour les nouveaux venus extraterrestres dans le film
Close Encounters of the Third Kind (Rencontres du troisième type) de Steven Spielberg (1977). Ce premier contact se faisait aussi très maladroitement à travers la musique, avant de se résoudre dans une apothéose musicale. C'est aussi ce qui peu à peu se dessine ici, à un détail près... C'est que, comme le rappelait Michel Rochon durant l'entretien pré-concert, il n'y a pas de mot pour dire "musique" en inuktitut, et le "chant" de gorge y est bien davantage perçu comme un jeu, plutôt que comme une pratique artistique (Tanya Tagaq, qui fait une carrière internationale avec une mouture très moderne du genre, et qui a même transposé ses chants de gorge pour le Kronos Quartet, est résolument en train de changer ça). Cela explique peut-être la difficulté à connecter ensemble les deux cultures.
Ici, par un retournement de situation qui est bien au goût du jour, durant les 30 minutes et quelques que dure l'œuvre, c'est la culture inuite qui convertit l'autre, tout le monde finissant par pratiquer le chant de gorge. Mais l'aspect ludique est passé à la trappe durant l'exercice, et à la fin, contrairement à ce qui se passe dans la pratique habituelle du chant de gorge, personne n'éclate de rire. Ce jeu qui se termine traditionnellement par un rire à gorge déployée semble sans cette composante importante perdre beaucoup de son charme. Ça donne à l'œuvre une conclusion pessimiste, comme si la culture inuite finissait, en bout de course, vidée de sa joie. À bien y penser, c'est peut-être, après tout, la réalité. Si c'est le cas il faudrait bien y faire face, parce que c'est un jeu qui se joue à deux.
Neue Vocalsolisten
Des sept solistes des Neue Vocalsolisten – de la soprano colorature au baryton, en passant par le contre-ténor – se considèrent comme des chercheurs et des découvreurs. Pour ouvrir la voie à la nouveauté, ils travaillent régulièrement avec des compositeurs jeunes et établis, à la recherche de nouveaux sons, de nouvelles techniques et formes d’expression vocales. C’est ainsi qu’est né au cours des vingt dernières années un répertoire de musique de chambre vocale riche, extrêmement exigeant et unique au monde.
Festival MNM, 25 février 2019 - 19h30, Cathédrale Christ Church
Encounters (Rencontres), de Gordon Williamson - création
Neue Vocalsolisten :
Johanna Zimmer, soprano colorature
Susanne Leitz-Lorey, soprano lyrique
Truike van der Poel, mezzo-soprano
Martin Nagy, ténor
Guillermo Anzorena, baryton
Andreas Fischer, basse
avec:
Lisa-Louise Ittukallak, chant de gorge
Winnie Ittukallak, chant de gorge
Margit Kern, accordéon