Rosinenpicker
Une anti-héroïne forte

Le drame quotidien de Charlotte Gneuß en RDA surprend par son intensité oppressante et son personnage principal extraordinairement exceptionnel.

De Michael Krell

© S. Fischer Karin Förster, 16 ans, protagoniste du premier roman de l'auteure berlinoise Charlotte Gneuß, vit sous le socialisme réellement existant dans la banlieue de Dresde, Gittersee. Sa vie se compose d'une famille dysfonctionnelle, d'une école strictement soumise au dogme socialiste de l'époque, de sa meilleure amie Marie, un peu folle, et de son petit ami, l'artiste aspirant Paul. Ce dernier lui donne toutefois du souci - et bouleverse fortement l'idylle douteuse. Le jeune homme a disparu du jour au lendemain, la police est à la porte de Karin, les autorités soupçonnent une fuite de la République. Les habitants de Gittersee sont horrifiés et Karin fait la connaissance de la Stasi locale, qui ne semble pas aussi mystérieuse qu'on le croit dans les films.
 

OÙ EST PAUL ?

Les divers retours en arrière sur le départ de Paul n'apportent que peu d'informations sur ce qui s'est passé, le plan et son exécution restent diffus. Le meilleur ami de Paul apparaît comme un complice, mais il n'a pas réussi à faire le saut, il est resté en arrière, sans savoir où Paul se trouve maintenant. Karin non plus n'était pas au courant des plans de Paul, il lui reste bien plus de questions que de réponses. Pendant ce temps, à Gittersee, la vie continue, en quelque sorte. Pourtant, tout semble avoir soudainement bougé, les relations ont été remises en question. La meilleure amie se détourne, des problèmes de mariage et d'alcool pèsent sur la situation familiale. Karin - naïvement, un peu fièrement, mais aussi avec hésitation - se laisse entraîner par les autorités locales comme informatrice et commence finalement à comprendre qu'elle aussi n'est qu'un petit rouage dans un grand mécanisme.

LA VIE QUOTIDIENNE DANS UN ÉTAT DE NON-DROIT

Le roman Gittersee de Charlotte Gneuß est un drame du passage à l'âge adulte sur fond de système totalitaire de la RDA, qui savait dissimuler sa monstruosité idéologique perfide derrière une façade sage d'ordre bourgeois. Raconté de manière cohérente à la première personne par une jeune femme en pleine croissance, des détails tels que la localisation temporelle exacte, mais aussi des informations sur le contexte politique, restent cachés. Les lecteurs sont directement plongés dans l'univers de cette jeune fille de seize ans, dans l'ingérence brutale de l'État de non-droit dans le quotidien de ses citoyens*, dans l'agression acceptée comme allant de soi de ses "amis" masculins, dans l'indifférence et l'hypocrisie de la société vantée comme communauté socialiste et dans le ridicule des slogans de propagande.

Mais tout cela ne se lit pas comme un règlement de comptes, mais comme un journal intime dont la sobriété résignée est d'autant plus tragique. Karin n'est pas malheureuse ou impuissante, elle est forte, réaliste et réfléchie. Elle ne désespère pas de sa vie, mais s'interroge et cherche, elle est curieuse et rusée. Malgré ses divers défauts et faiblesses, on ne peut que l'aimer, cette anti-héroïne dont les récits laconiques esquissent une image si précise de son monde qu'on peut presque la sentir. Comme les lieux de l'action, les quelques personnages ne sont décrits que de manière rudimentaire, et pourtant leur présence est palpable. Comme dirait Karin, ils sont simplement là, qu'est-ce qu'on peut y faire ?

LA RDA RACONTÉE

Avec cette petite histoire peu spectaculaire, Charlotte Gneuß réussit une véritable expérience de lecture. La candidature au prix du livre a certainement été une décision stratégique pour la maison d'édition S. Fischer - une jeune débutante écrit sur un thème très en vogue - mais la nomination sur la liste longue qui s'en est suivie est méritée. La voix de la jeune Karin résonne longtemps. Elle laisse aux lecteurs le sentiment d'avoir ressenti comme rarement auparavant la vie telle qu'elle devait être en RDA. Pourtant, Charlotte Gneuß ne connaît elle aussi la RDA que par les récits de ses parents et les innombrables interviews qu'elle a dû mener lors de ses recherches pour le livre : elle n'est née à Ludwigsburg qu'en 1992, soit trois ans après la chute du Mur en 1989.