La correspondance
1. Catherine Mavrikakis à Pierre Jarawan
Cher Pierre Jarawan,
Nous ne nous connaissons pas, mais je viens de lire votre livre Tant qu’il y aura des cèdres et me voilà déjà en train de m’imaginer proche de vous, comme si j’étais entrée dans un monde, le vôtre, et que cela avait créé une intimité entre nous. Quel fantasme de lectrice! Je n’ai lu encore qu’un livre et voilà que je me surprends en train de dire : Pierre Jarawan… Oui, je le connais.
C’est peut-être pour garder cette illusion de proximité que je n’aime guère rencontrer les auteurs et autrices des livres qui me parlent à travers leurs livres. Il me semble que j’aime rester dans l’illusion de cette amitié par le livre.
Mais nous ne nous rencontrons pas ici tout à fait, je vous écris simplement une lettre, nous nous imaginons encore dans la rencontre qui viendra ou non, nous suspendons le temps… Un jour, nous nous rencontrerons peut-être, sûrement mais pour l’instant j’entre dans la nuit de vos mots et je les redis avec vous.
J’écris nuit, parce qu’il m’a semblé que votre texte était un texte de l’obscurité, du sommeil ou plus exactement du moment du conte. Même si le Liban et sa lumière solaire y demeurent très présents, j’ai pensé que le narrateur avait tout de son père : il l’imite en nous livrant son histoire et celle de sa fascination pour son papa.
C’est un grand conteur, le père de Samir, un magicien qui émerveille les enfants et les plus grandes, qui leur invente des histoires pour les endormir ou encore enfouir en eux un désir qui saura un jour éclore. Comment oublier un père qui savait concocter des contes pour son fils ? Comment faire le deuil des histoires paternelles, surtout quand le père disparaît un jour comme dans un conte ?
Votre livre c’est un texte Shéhérazade, plein d’aventures, pleins de rebondissements, un texte de mille et un nuits et jours, un roman policier de la psyché enfantine, un essai discret sur l’immigration. Et j’ai aimé me trouver séduite par ces récits qui n’en finissent pas de se tisser les uns aux autres, ces aventures qui nous surprennent, nous font à la fois rire et pleurer. Quoi de plus romanesque que la quête d’un père ? Et pourtant dans votre texte la fiction s’appuie sur l’Histoire du Liban, ses douleurs et ses espoirs.
J’ai pensé beaucoup à mon père en vous lisant, à mon père grec qui avait passé sa vie en Algérie. Il était venu au Canada en 1957 pour fuir la guerre là-bas. Mon père qui, à sa mort, m’a en quelque sorte donné la permission d’écrire un conte aussi : La ballade d’Ali Baba. Oui, j’ai écrit un conte à la mort de mon père, un conte dans lequel une fille déjà adulte rencontre le fantôme de son père qui lui demande d’être enterré ailleurs que dans un sinistre et froid cimetière montréalais où la famille a mis le corps, sans y penser. Mon père était un homme de l’errance et des voyages. Comment l’imaginer emprisonné dans une urne sous un mètre de neige… Il fallait que je lui invente un autre lieu de repos. Dans un livre.
Aller à la rencontre du père mort ou disparu, voilà ce qui agitait votre écriture, et j’avoue que j’ai été étonnée que Samir, alors qu’il est adulte, retrouve son père qui l’a abandonné en Allemagne avec sa mère et sa sœur. Cette fin m’a semblé digne des plus grands contes et comme une enfant, j’ai applaudi à ces retrouvailles. Samir avait besoin pour lui-même de comprendre la vie de son père, de ne plus être dans le souvenir ou encore de ne plus construire des monuments aux morts ou aux disparus, comme il le faisait dans son appartement en Europe. Samir, enfant de l’Allemagne, était attaché au Liban comme son père, comme si l’avenir ne pouvait exister pour lui, imprégné d’une nostalgie qui ne lui appartenait pas tout à fait.
Votre livre nous dépeint avec beaucoup de finesse le deuil impossible du pays « abandonné » par les réfugiés ou les immigrants. En Allemagne, les parents de Samir vivent dans un quartier où la communauté libanaise est regroupée, vivante, et vos descriptions magnifiques de ces liens nous laissent à penser que ces exilés ont su refaire le Liban en terre germanique. J’ai moi-même beaucoup souffert de cette nostalgie de mes parents envers l’Europe ou encore l’Algérie dont mon père ne voulait pas parler. Enfant, j’ai eu souvent l’impression d’être précipitée dans une temporalité qui n’était pas la mienne, et de connaître des lieux que je n’avais jamais visités. Les récits sont puissants … Votre livre met cette folie de l’exil de l’avant de façon grandiose, et Samir doit aller au Liban pour une première fois pour pouvoir peut-être faire le deuil de ce qu’il n’a pas vécu…. Quel projet …
Mais je tente ici de réfléchir sur votre livre, de montrer combien ou comment je l’ai compris. En fait, votre livre est un conte et par les contes, on est époustouflés, traversés d’espoirs, de peurs et … surtout émerveillés. Oui, j’en ai eu plein les yeux…
Je retiens de ma lecture de Tant qu’il y aura des cèdres cet émerveillement que vous m’avez permis, moi qui reste une personne un peu cynique, je l’avoue… Je ne suis pas du tout comme mon père… Et je me plonge dans Un Chant pour les disparus que je lirai dans la joie, avant de vous réécrire.
En toute proximité littéraire, et dans l’émerveillement.
Catherine Mavrikaki
2. Pierre Jarawan à Catherine Mavrikakis
Chère Catherine Mavrikakis,
je voudrais d’abord vous remercier pour votre lettre. Je l’avoue : il est rare que j’en reçoive, ce qui tient peut-être au fait que j’en écris rarement. En ce sens, l’arrivée de votre lettre a été pour moi un moment particulier.
Comme vous, c’est à travers leurs livres que je préfère faire la connaissance des auteurs et des autrices. J’ai sur mes rayons quantité de romans dont je pourrais vous raconter l’histoire sans aucune difficulté, parfois même en en citant des passages à jamais gravés dans ma mémoire. Mais si je devais vous dire qui a écrit le livre, là, il me faudrait réfléchir et, dans bien des cas, je ne m’en souviendrais pas. La vanité de tel auteur ou telle autrice s’en trouvera peut-être blessée. Pour ma part, je ne saurais imaginer de plus bel hommage que de savoir que les lectrices et les lecteurs gardent en mémoire mes histoires plutôt que mon nom. J’apprécie donc beaucoup votre idée d’amicale proximité à travers les livres.
Ou à travers les lettres. J’ai été très touché par votre lecture attentive de Tant qu’il y aura des cèdres et je tiens à vous remercier pour vos paroles sur mon livre. Il faut peut-être écrire soi-même – ou bien avoir un passé tel que le vôtre, c’est-à-dire un passé ou une histoire familiale similaire – pour reconnaître que le texte, bien qu’il se déroule si abondamment dans la lumière, est un texte de l’obscurité.
Je crois que toutes les générations dont les parents ont fait l’expérience de la fuite ou de l’émigration connaissent cette obscurité. Elle découle de la transfiguration du passé, de la nostalgie. C’est donc une obscurité qui provient du récit même, du récit des parents ou des grands-parents, et peut-être devons-nous à notre tour transmettre un récit pour laisser derrière nous cette obscurité.
À la lecture de votre roman, une pensée m’est revenue sans cesse : j’aurais aimé avoir accordé plus d’attention au ciel quand je me trouvais dans le Michigan. Au printemps 2019, j’étais à Dearborn. De là à Bay City, où se déroule en grande partie votre roman, il n’y a que deux heures de route – j’imagine donc qu’il s’agit du même ciel.
À l’époque, je faisais une tournée aux États-Unis pour présenter au public américain la traduction anglaise de Tant qu’il y aura des cèdres. Dearborn accueille une importante communauté libanaise. Je me rappelle les cheminées et les tours des usines automobiles sur la route vers l’aéroport, mais pas le ciel mauve qui habite tant votre roman.
Mais se pourrait-il que sa couleur soit réservée à Amy ? C’est l’impression que j’ai eue en lisant votre livre, qui est d’ailleurs un livre des couleurs, dépeintes dans toute leur fragilité et leur chatoiement par ce personnage construit avec brio.
Votre livre fourmille de scènes et d’instants qui marqueront profondément les lecteurs et les lectrices, j’en suis certain. Étrangement, le fait qu’Amy choisisse par la suite le métier de pilote est ce qui m’a le plus touché. C’est une personne inflexible, inflexible jusque dans son ouverture d’esprit, et c’est envers elle-même qu’elle se montre la plus inflexible. Pourtant, sa tentative d’être proche de ce ciel qu’elle méprise tellement me la rend plus proche, plus humaine que tout autre de ses actes ou de ses mots.
Quoi de plus romanesque que la quête d’un père ? Je reprends la question que vous posez dans votre première lettre. J’aimerais répondre : la quête des ombres du passé.
Dans Le Ciel de Bay City, Amy demande à un moment : « Comment faire en sorte que les générations qui viennent puissent ne pas succomber sous le poids des horreurs commises ? »
N’est-il pas étonnant que nous ayons écrit sur le même sujet – au sens large – et pourtant emprunté pour le faire des voies si différentes ? Ce lien thématique me semble surtout apparent dans Un chant pour les disparus, que vous êtes en train de lire et qui, je l’espère, vous plaira aussi.
Aujourd’hui, au Liban – 30 ans après la fin de la guerre civile –, toute une génération se trouve confrontée à la question que pose Amy. Je crois qu’elle ne s’interroge pas seulement sur la famille. Elle s’interroge aussi sur le fonctionnement, peut-être même la survie des sociétés.
Je me considère moi-même en premier lieu comme un conteur. J’ai envie de distraire. Mais je conçois aussi mon écriture comme la possibilité d’opposer une forme de récit au silence, sans toutefois être dupe, croire que je peux ainsi véritablement changer les choses. C’est donc peut-être une écriture égoïste, qui m’apparaît nécessaire parce que le silence est surtout insupportable pour moi. Est-ce aussi peut-être ce que ressent Amy ? Elle demande comment faire en sorte de ne pas succomber. En nous faisant le récit de son histoire, je crois qu’elle nous donne elle-même la réponse.
J’aimerais en tout cas vous remercier pour votre roman. C’est le premier que j’ai lu ces six derniers mois. Si je ne suis pas fier de cette longue interruption dans mes lectures, j’ai toutefois une excuse, sans doute la meilleure possible : je suis père de jumeaux depuis le mois de mars.
Comment accompagner au mieux mes fils vers une vie qui offre toujours une oreille attentive et une bouche déliée, une bouche conteuse qui ne cache rien – c’est la question que je me pose inlassablement depuis, car dans ma famille, parler du passé tenait plus de l’exception que de la règle. Ce n’est par conséquent ni une chose que j’ai apprise, ni une chose pour laquelle je me sens particulièrement doué. Il me faudra faire des efforts.
Votre roman, le sujet que vous avez choisi d’y traiter, et sans aucun doute aussi le chemin bouleversant qui vous y a menée, m’ont en tout cas rappelé à quel point il est essentiel de se remémorer encore et encore cette question.
Je me réjouis déjà de lire votre prochaine lettre.
Bien à vous
Pierre Jarawan
[Traduit de l’allemand par Isabelle Liber]
3. Catherine Mavrikakis à Pierre Jarawan
Cher Pierre Jarawan,
Portée par la mélancolie infinie de votre livre Un chant pour les disparus, je me retrouve à vouloir fouiller un carton de vieilles photos. Je veux mettre la main sur une image. J’éprouve tout à coup le besoin de voir le visage de Cristina.
Je me rappelle ses récits… Sa sœur avait disparu en Argentine, durant la dictature militaire qui s’est installée dans le pays de 1976 à 1983. Cristina, traumatisée, par ce qui avait pu arriver à Julieta, avocate de renom, engagée dans la défense des droits humains, a pris l’habitude de disparaître de la vie de ses amis. Cristina est une femme qui apparait et repart sans crier gare. Au détour d’un voyage, elle débarque un soir pour fuir aussitôt sans prévenir, nous forçant toujours à ressentir cette absence qu’elle a vécue, elle, de façon autrement tragique.
Depuis dix ans, Cristina n’est pas revenue me surprendre à l’improviste. Je ne sais pas où elle vit et je m’accroche à cet espoir fou que j’ai de la revoir. Cet espoir, elle Cristina ne l’a jamais eu pour sa sœur… Et pourtant… Elle a dû parfois rêver que Julieta se présentait à sa porte. Oui, comment faire le deuil d’une mort restée intangible, sans rituel? En Argentine, plus de 60000 personnes ont subi ce même sort, cet effacement terriblement violent de toute existence.
Ces morts laissés sans corps, sans trace de leur absence, c’est ce que vous arrivez à décrire dans votre livre que je vois à la fois comme une petite berceuse et un magnifique requiem. En allemand votre texte s’intitule Lied für die Vermissten et il me semble que votre texte est précisément un lied au sens classique du terme, un poème chanté, ici par une voix, la vôtre, pour ceux et celles qui ne sont plus.
Au Liban, ces disparus, seraient au nombre de 17415. On n’en parle presque jamais dans les récits que l’on fait sur le Liban. Comme si devant la disparition, l’histoire se permettait d’accentuer l’effacement. Vous évoquez ces 17415 libanais qui ont été engouffrés dans un grand oubli collectif et voilà que je pense à d’autres effacés de l’histoire, dans un autre coin du monde.
Les douleurs se font écho, s’entrelacent dans ma petite tête de lectrice, Je vis en Deejay, je mixe la chanson Los desaparecidos du groupe Mana avec des paroles d’un chant libanais de Fairouz que je n’arrive pas à fredonner correctement.
Kaboul vit un très dur moment. Voir sur les écrans innombrables, ces gens, jeunes et vieux qui cherchent par tous les moyens à quitter l’Afghanistan a réveillé en moi une douleur que j’ai appris à mieux comprendre en lisant votre livre Tant qu’il y aura des cèdres. Cette urgence du départ, le mirage aussi que celui-ci fait apparaître, le conte du pays natal qui s’installera pour ceux et celles qui arriveront à s’ « en sortir », à « refaire leur vie » , comme on dit, les souffrances de l’exil qui vont de pair avec les craintes pour les proches qui seront restés là-bas, la sensation pour les générations à venir d’être porteuses de souvenirs terribles qui ne leur appartiennent pas : voilà l’avenir des réfugiés gros d’espoir.
L’Afghanistan d’aujourd’hui, ce n’est pas le Liban de l’époque, bien sûr. Le rapprochement d’un poids de vue politique serait malheureux, voire sacrilège… Mais c’est la même traversée humaine, le même profond désespoir et les mêmes espérances pour ceux et celles qui ont mal à leur pays. C’est aussi la même impuissance que les « témoins » occidentaux ressentent. La honte envers ce monde riche qui joue de loin avec la violence, là-bas…
Un jour, dans vingt ans, dans une chambre d’hôpital, À Montréal, je partagerai un espace exigu et ma maladie avec une Afghane. Elle sera vieille comme moi, ou sûrement un peu plus jeune… Je lui demanderai son histoire, d’abord pour passer le temps et puis vite par amitié. Elle me racontera son départ de Kaboul, et son infinie tristesse à mourir en Amérique, malgré le bonheur de voir sa fille et son fils dans ce pays qu’ils aimeront comme le leur.
J’aurai l’impression de parcourir une époque en accéléré, de vivre malgré l’immobilité que me confèrera la fin de ma vie, des moments magiques de métamorphoses. Mon récit se mêlera au sien, s’en trouvera plus fort, plus vrai. Kaboul s’étendra devant moi et je re- vivrai avec cette femme un monde que je n’aurai connu que par les récits que l’on m’en aura faits.
L’Afghanistan sera une fête qu’elle aura imaginée pour moi et nous rirons ensemble de son premier accouchement, du retard de sa mère à son mariage et de la folie de vivre et
de mourir.
N’est-ce pas le pouvoir de tout récit de faire vivre des douleurs qui nous sont étrangères ? et de nous permettre à nous, blessés de la vie, de les apprivoiser ces douleurs, de leur donner une forme qui ressemble à un foyer ? Les livres ne nous donnent-ils pas l’occasion de veiller infiniment sur la souffrance d’autrui et ne procurent-ils aux histoires un lieu pour continuer à trouver du sens? Alors que nous avons du mal à refermer un livre, ne sommes-nous pas porteurs du destin de l’humaine condition dans ce qu’elle peut avoir parfois de plus tragique?
Des réfugiés de ce monde qui affluent dans les pays riches, nous savons si peu. Parfois, nous les rencontrons dans une chambre d’hôpital, à un comptoir de café ou dans les pages d’un roman.
Ma mère avant sa mort, a partagé quelques nuits avec une femme libanaise à peine plus jeune qu’elle. Je sais que cette femme dans la nuit froide l’a couverte de mots ... Ma mère est morte à Montréal et à Zahlé. Et je remercie celles et ceux qui savent nous raconter des histoires, pour nous bercer éternellement.
Catherine
4. Pierre Jarawan à Catherine Mavrikakis
Chère Catherine,
cette lettre porte en entête la mention « Munich », même si mon train quitte la ville à cet instant précis. Vous aussi, quand vous m’avez écrit de Nashville, vous deviez être en voyage. La lecture de votre roman m’avait déjà ramené au Michigan, et maintenant, ce détail me rappelle ma tournée de lecture aux États-Unis. À l’époque, j’étais allé à Nashville moi aussi. C’est à devenir fou : j’essaie de me rappeler les détails. Ma chambre d’hôtel, la disposition des rayonnages de la librairie où était organisée la lecture, les questions du public… mais tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir mangé un barbecue à un coin de rue. Rien d’autre.
Nashville n’y est pour rien. Je constate que cela m’arrive de plus en plus souvent, indépendamment des lieux que je visite. Ils palissent. Les scénarios s’automatisent : les annonces dans les haut-parleurs des gares, la lumière stérile des couloirs d’aéroport, les carrousels à bagages, les escaliers roulants, l’échange de lieux communs avec les chauffeurs de taxis, l’arrivée à l’hôtel… Dans le milieu littéraire allemand, il y a un mot pour ça : Lesereiseneinsamkeit – la solitude des voyages de lecture.
Je trouve frustrante l’accumulation de ces vides, car pour certaines lectures, certains voyages vieux d’il y a plus de dix ans, je me souviens même encore – ou crois me souvenir – des visages des spectateurs, et je sais – ou crois savoir – ce à quoi je pensais ensuite, allongé dans mon lit sans pouvoir dormir.
Alors que là : je suis allé à Nashville une seule fois dans ma vie, et je ne me souviens que du barbecue ? Ce n’est pas une anecdote insignifiante. Ce que nous retenons, ce que nous oublions, et pourquoi – voilà qui m’a toujours fasciné. Parfois, l’oubli m’effraie.
Car n’est-ce pas ainsi que l’esprit d’un écrivain ressemble à un débarras rempli d’étagères ? Avec frénésie, nous collectons tous les fragments imaginables pour les assembler ensuite patiemment en un univers qui suggère un ordre. Ce processus d’archivage se déroule automatiquement. Ce n’est qu’au moment où nous pouvons l’exploiter dans l’écriture que nous nous souvenons d’avoir stocké quelque chose des années auparavant. Cette impulsion, cette frénésie à tout conserver repose sur un sentiment vague : quelque chose cloche dans le monde.
Je me sens donc parfois tenu d’observer attentivement, de regarder de près et surtout : de tout enregistrer. Pour qu’un jour, quand j’écrirai, un détail surgi du souvenir me revienne, un parfum, des nuances de lumières, un regard ou un autre, que je pourrai utiliser.
Vous vivez peut-être la même chose ? C’est du moins ce que laisse penser le souvenir que vous avez de Cristina. Peut-être Cristina incarne-t-elle le souvenir lui-même, qui surgit et disparaît comme bon lui semble, et la seule chose que nous pouvons faire est de nous accrocher à l’espoir qu’il reviendra au bon moment.
L’histoire de Cristina est tragique. Le vide autour duquel elle semble graviter ne pourra sans doute jamais être comblé. Je me souviens de conversations avec l’entourage de disparus qui me racontait que depuis trente ans ou plus, chaque fois, ils décrochaient le téléphone ou allaient ouvrir la porte avec l’espoir d’en avoir enfin le cœur net. Leur vie est une suite d’attentes déçues.
Dans votre lettre, vous évoquez le pouvoir de tout récit de nous faire vivre des douleurs qui nous sont étrangères. Et le fait que la lecture de livres peut faire de nous les porteurs du destin de l’humaine condition. Je suis d’accord avec vous.
Quelque chose cloche dans ce monde. C’est peut-être la raison pour laquelle l’ordre que je trouve dans les romans me procure un sentiment de sécurité. Les histoires, les livres, sont aujourd’hui encore pour moi des lieux où se réfugier. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vécu avec et en eux. En lecteur expérimenté, je sais une chose : les bonnes histoires suivent des structures précises qui permettent une orientation. Leur fonction d’ordonnancement du monde me rassure. Exposition. Développement. Climax. Catastrophe. Difficile de se perdre. Peut-être l’écriture n’est-elle rien d’autre que notre tentative inconsciente de mettre de l’ordre dans un monde qui n’en a plus.
Maintenant que vous parlez de Montréal, autre chose me revient à l’esprit. La ville en mai. J’ai eu la chance de me trouver sur le Mont Royal au crépuscule, avec vue sur la ville. À peine ombré de quelques nuages, comme crayonnés, le ciel peu à peu s’intensifiait, virait au bleu profond, et le rouge du soleil couchant l’irriguait de veines ou de petites rivières. J’ai essayé d’apercevoir de là l’Hotel 10, dans la rue Sherbrooke, où je logeais, mais sans y parvenir. C’était ma dernière étape avant de rentrer en Allemagne, et maintenant que j’y repense, je suis heureux d’avoir gardé de la ville le souvenir de ce détail et de quelques autres.
Peut-être aurais-je un jour la possibilité de revenir à Montréal. Peut-être nous rencontrerons-nous alors en vrai. Ce serait une joie.
Pierre
Traduit de l’allemand par Isabelle Libe