« Aujourd’hui, un photographe doit faire preuve d’une extrême prudence »

Qu’est-ce que je photographie, à quelle situation juridique suis-je exposé ?
Qu’est-ce que je photographie, à quelle situation juridique suis-je exposé ? | Photo (detail): © Friederike Steinberg

Prendre des photos dans la rue en Allemagne est affaire délicate. Il peut même arriver que des passants photographiés conduisent l'auteur au tribunal. Le juriste Thomas Schwenke explique les types de clichés autorisés.

Monsieur Schwenke, on utilise aujourd’hui de plus en plus les téléphones intelligents pour photographier dans la rue en Allemagne. Ce faisant, des inconnus se retrouvent vite sur les photos. Est-ce un problème du point de vue du droit ?

Sur un plan purement juridique, des violations du droit sont commises en permanence, à l’image des infractions au droit de la personnalité avec Snapchat. Cependant, ces infractions sont très rarement dénoncées. Seules des situations extrêmes sont source de problèmes, par exemple lorsque quelqu’un prend des photos au sauna ou filme des gens sur la plage.


Il faut une autorisation


À Berlin, Espen Eichhöfer, un photographe de la célèbre agence de photos Ostkreuz, a fait un cliché dans la rue d’une passante en manteau de léopard. Celle-ci a considéré qu’il s’agissait d’une violation de son droit à l’image et a porté plainte contre la publication. Selon le jugement du tribunal, il n’a pas le droit d’exposer la photo. Sans compter l’obligation qui lui est faite de supporter les coûts de la mise en demeure. Quelles sont les lois que devrait connaître et respecter un photographe de rue ?


Dr. Thomas Schwenke Dr. Thomas Schwenke | Photo (detail): © Nils Wiemer Wiemers Commençons par le paragraphe 22 de la Loi allemande régissant le droit d’auteur des artistes (KUG). Ce règlement a vu le jour en 1907 après que deux professionnels ont photographié Otto von Bismarck dans la chambre mortuaire. Le paragraphe 22 interdit la publication de photos d’êtres humains sans leur assentiment, voire leur diffusion lorsque les individus sur le cliché peuvent être reconnus – ce qui est possible en un instant, par exemple à cause d’une coupe de cheveux frappante ou d’un tatouage. Néanmoins, une autorisation n’est nécessaire que si un professionnel expose le cliché ou le fait paraître dans le journal, mais aussi si un photographe amateur envoie le cliché à certains amis de WhatsApp.
 
La photographie de rue profite désormais du fait que les situations sont capturées très rapidement et également publiées. Le paragraphe 22 ne limite-t-il pas considérablement la liberté artistique ? 

Les exceptions sont régies par le paragraphe 23. Si les individus en question ne sont « qu’accessoires » ou font partie de l’environnement – comme sur une photo de paysage – le cliché peut être publié. Dans le cas d’Eichhöfer, cette dame ne fait pas figure « d’accessoire », mais compose justement la photo. Des évènements publics, à savoir des gens sur scène ou lors de manifestations, sont une exception complémentaire. Comme pour Monsieur Eichhöfer, des photographes peuvent également invoquer un intérêt artistique supérieur. Malgré tout, la sphère intime d’une personne ne doit pas être violée, même au nom de l’art. Photographier des proches endeuillées dans un cimetière sans leur en faire la demande n’est pas permis, même en présence d’un cliché puissant pour une exposition. La décision visant à savoir si le droit de l’artiste prévaut éventuellement sur les droits de la personnalité est prise au cas par cas. Cette délimitation est parfois très difficile. Un photographe de rue doit pouvoir estimer sur-le-champ ce qui suit: qu’est-ce que je photographie, à quelle situation juridique suis-je exposé ? Sans oublier une difficulté supplémentaire : la législation peut aller jusqu’à proscrire la prise de photo si le cliché empiète fortement sur la vie privée, voire l’intimité.

Protéger la personne contre l’exhibition de sa détresse

Le paragraphe 201a du Code pénal allemand traite aussi des violations de la personnalité par des photographies. Ce paragraphe a été renforcé en 2015. À quoi se rapporte-t-il ? 
 
Le paragraphe 201a se rapporte aux infractions spécifiques de l’espace de vie le plus intime, comme lorsqu’on photographie une personne dans son appartement ou dans une cabine d’essayage. Ce peut être mon jardin autour duquel j’ai dressé une grande haie, car j’aime m’y faire bronzer nu – et voilà qu’un drone le survole et me prend en photo.

Pourquoi ce paragraphe a-t-il été renforcé ?
 
On l’a complété en 2015, notamment pour protéger tout individu contre l’exhibition de sa détresse.  Songez aux victimes d’un accident photographiées par des badauds. Sur Internet justement, on voit circuler fréquemment des photos qui suscitent des moqueries sur le malheur d’autrui. Un alinéa a été ajouté au paragraphe 201a : des peines d’emprisonnement ou des amendes peuvent être infligées à quiconque est susceptible de nuire gravement à l’apparence de la personne par une photo. Mais le champ concerné est vaste. Qu’est-ce qui peut nuire gravement à l’apparence de la personne photographiée ? Peut-être si cette dernière est bien en chair et danse maladroitement ? Ces litiges n’ont pas été nombreux jusqu’ici parce que les règles sont inédites. De nos jours, un photographe doit généralement faire preuve d’une extrême prudence. 
 
Des photographes de rue se servent en plus de drones qui réalisent d’excellentes prises de vues aériennes. Que se passe-t-il en cas de violation non intentionnelle de droits de la personnalité avec ces dispositifs ?

La violation du droit doit être commise de manière non intentionnelle. Si je me rétracte sur-le-champ et puis affirmer de bonne foi : « oh, j’ignorais totalement que vous étiez nu dans votre jardin », je ne subirai aucune peine.

Le réseau des caméras est sans faille

Les réglementations allemandes sont-elles particulièrement strictes par rapport à ce qui se pratique dans le monde ? 
 
Nous nous situons dans la moyenne. Dans les pays occidentaux du moins, toutes ces réglementations sont globalement concordantes. La protection de la vie privée ne se limitant pas à l’Allemagne, les règlements correspondent à ceux d’autres pays. La Grande-Bretagne ou les États-Unis s’appuient plutôt sur des cas concrets pour juger de l’existence d’une violation du droit. 
 
Il y a déjà quelque 50 millions d’utilisateurs de téléphones intelligents en Allemagne et des millions d’individus ont un appareil photo sur eux 24 heures sur 24. Quelle est l’évolution qui se profile ?


Vraisemblablement, il faudra partir tôt ou tard du principe d’être potentiellement filmé ou photographié dans la rue. À l’heure actuelle, des mini-drones, des lunettes de données interactives et le moindre véhicule ont une caméra intégrée – le réseau des caméras ne cesse donc de s’étendre et présente de moins en moins de failles.

Dr. Thomas Schwenke exerce la profession d’avocat à Berlin. Il conseille des entreprises, des agences ou exploitants de sites web dans le domaine de la protection des données, du droit d’auteur et des marques et sur le droit du marketing des médias sociaux. Parallèlement à sa fonction d’avocat, il donne des conférences sur ces sujets, a publié des ouvrages et tient un blogue à ce propos.