Le dogme de la croissance  Sur la relation entre la croissance et le temps

Homme en costume assis à côté d'une montre
Qu'est-ce que le temps ? © Shutterstock

Nous touchons ici - il ne peut en être autrement pour un magazine du Goethe-Institut - à l'un des grands mystères du monde : qu'est-ce que le temps ? Quelle est la relation entre le temps et le monde ? Ou, pour en rajouter une chouche, quelle est la relation entre le temps et l'univers ? Et qu'est-ce que la croissance éternelle signifie pour la mission de notre économie occidentale ?

Si les théories du big bang sont fondées, l'univers est apparu il y a environ 13,8 milliards d'années. Nous savons tous que ce big bang ne s'est pas produit dans un espace défini, mais qu'il a créé cet espace en même temps que la matière et le temps. Et avant cela ? Le concept d'«avant» n'a de sens que si l'on suppose que le temps existait avant qu'il n'apparaisse.

Une autre énigme est que cet univers se trouve maintenant dans un processus d'expansion (qui va où ?) dépassant tout ce que l'homme peut imaginer et comprendre, un processus qui se produit à ses extrémités à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cette inflation infinie nous pose de graves problèmes de connaissance : non seulement nous ne comprenons pas la nature de cet infini, puisqu'il nous est donné de penser uniquement un début et une fin. Mais le phénomène de la vitesse supraluminique, supérieure à la vitesse de la lumière, provoque le phénomène de l'horizon des événements qui s'éloigne de nous, horizon au-delà duquel les phénomènes échapperont pour toujours à notre connaissance.

L'univers s'étire dans le temps linéaire et vers le néant

Vous vous demandez maintenant, chère lectrice et cher lecteur, ce que ces spéculations cosmologiques ont à voir avec le thème de notre magazine : l'idée d'une croissance infinie, comme on peut comprendre l'expansion de l'univers, qui ne semble jamais atteindre ses limites, mais qui les repousse plutôt dans le néant, est liée à une sensation d'horreur, en comparaison de laquelle l'horreur du sublime invoquée par Kant - océan agité et montagnes glacées - est un conte pour enfants. Pourtant, ce n'est pas notre réaction émotionnelle qui importe ici, c’est l'idée limpide que la croissance infinie n'est pas liée seulement à des paradoxes qu'aucune théorie économique ne pourrait résoudre, mais aussi à des notions du temps qui sont loin d'être évidentes.

L'idée d'une croissance constante n'est compréhensible que si l'on se base sur une conception linéaire du temps, et non pas sur une conception circulaire, en spirale ou rétrograde, comme celle de la philosophie (naturelle) indienne avec sa succession infinie des quatre âges calculée avec une précision mathématique.

L’objectif à l'horizon du temps est un mirage

Dans la pensée européenne, la notion du temps linéaire était liée au problème de la téléologie, une version séculaire de l'idée selon laquelle les destinées du monde et le destin des hommes se dirigeaient vers un but précis, même si les détails en étaient inconnus. Le christianisme connaissait le Jugement dernier comme le point final de l'histoire, où un Dieu parfois irrité, mais toujours juste, prononcerait le dernier mot, après quoi deux éternités opposées s'ouvriraient, celle de la douleur infinie et du châtiment, et celle du bonheur sans fin. Les Lumières ont remplacé cet ordre du monde, régi par ce Dieu juste et sage, par un but ou une raison ultime vers laquelle tout doit converger. Car même si toutes les choses sont attribuées à des causes, il doit y avoir au début de la chaîne de causalité une chose qui est uniquement une cause, et non une conséquence d’autre chose, sinon la menace liée à l'horreur (voir : l’univers) de la régression infinie planerait. Comme on ne voulait plus croire en Dieu, sauf en tant qu'idée régulatrice, il fallait donc trouver une autre fin ultime, que l'on pensait voir, si nécessaire, dans l'homme lui-même, dans l'Esprit du monde ou dans l'État prussien.

Ainsi, les lectrices et lecteurs qui, je l'espère, ont encore une attitude bienveillante à mon égard devraient comprendre ce qu'ils pressentaient depuis longtemps : toutes les idées sur le but de tous les temps doivent leur origine à des conditions dans le temps et toutes les considérations sur les raisons, les buts et les objectifs ultimes, malgré la théâtralité métaphysique invoquée, s’avèrent rapidement et étonnamment être des poids plumes philosophiques.

Le paradigme de la croissance économique est basé sur différentes formes d'exploitation

Si l'on revient à l'idéologie de la croissance (en particulier de la croissance constante) qui prévaut encore dans la pensée économique, celle-ci est manifestement, même si cela peut sembler une simplification inacceptable, un enfant de la pensée européenne, qui a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale, lorsque ses cousins plus âgés, le colonialisme et l'impérialisme, furent mis à mal. Il est communément admis depuis longtemps que la croissance mondiale n'est possible que parce que dans un (ou plusieurs) endroit(s) du monde on a recours à l’exploitation pour produire de la valeur ajoutée : l’exploitation de la main-d'œuvre dans les pays où les salaires sont moins élevés, l’exploitation des ressources naturelles, l’exploitation de facteurs de coûts non pris en compte dans le calcul des coûts et des bénéfices, tels que l'éducation et les soins aux malades et aux personnes âgées.

Si les économies nationales veulent se développer, elles sont obligées de découvrir sans cesse de nouvelles possibilités de créer de la valeur ajoutée. Ces nouveaux continents du profit se trouvent dans les paradis fiscaux et les pays où les salaires sont peu élevés. Tandis que la pieuvre du colonialisme étendait ses tentacules autour du globe à la recherche de matières premières, les économies qui suivaient le paradigme de la croissance étendaient leurs filets sur la planète afin de créer de la valeur ajoutée, par exemple, à l’aide des différences salariales. Il est clair que le Nord global n'est pas le seul à jouer le rôle du méchant dans ce jeu : les États capitalistes autocratiques comme la Chine ou les économies géantes comme l'Inde exploitent sans pitié leur propre population afin de rester un marché d'investissement intéressant pour les industries étrangères de l’avenir et de pouvoir participer à la course effrénée vers le futur.

Alors que le lien entre le paradigme de la croissance et le marché du travail fait volontiers l’objet de débats, celui entre la croissance et l'importance grandissante du secteur financier est généralement passé sous silence. En effet, la croissance de l'économie réelle ne semble indispensable que si les engagements des marchés financiers sont compensés par l'augmentation de la monnaie scripturale et l'augmentation des paiements d'intérêts par un produit intérieur brut en hausse. Mais le fait que l'économie financière se soit depuis longtemps dissociée de l'économie réelle a rendu le paradigme de la croissance obsolète. Il n'est pas nécessaire d'être marxiste pour critiquer cette idéologie en soulignant, par exemple, que l'effet de retombées promis par l'économie financière ne s'est jamais établi nulle part. Au contraire, l'accumulation de richesses s'est concentrée, et les pauvres sont restés pauvres ou le sont devenus davantage.

La mort, donc la régression vers le néant, fait aussi partie de la croissance

La force de persuasion du paradigme de la “croissance" tient peut-être au fait qu'il s'agit d'une transposition du domaine de la biologie dans le domaine de l'économie. Tout ce qui est organique croît ; que l'économie croisse également semble être la chose la plus évidente du monde. Ce que l'on oublie alors - et la téléologie occidentale l'oublie également - c'est que la décroissance et la mort font aussi partie de la croissance ; la régression vers le néant.

La téléologie compense l'absurdité d'une croissance vers la mort par un saut dans l'attente sécularisée de la fin des temps, empruntée à la religion. Il faut un télos ! Même si la ligne de vie de chaque individu est une croissance vers le néant, la contribution de cette vie à la prospérité et à la croissance du genre humain (ou du peuple ou de l'espèce : l'essentiel est qu'elle soit grande) est importante, selon toute construction téléologique.

En fin de compte, nous contribuons tous et toutes à la manifestation de l'Esprit du monde. Mais l'évidence apparente de la biologie est à son tour contredite par une autre évidence : celle de la circularité, que nous avons l'occasion d'observer, notamment, chaque matin et chaque soir, ainsi qu’au début et à la fin de chaque année.
Si la philosophie de l'histoire (et l'idéologie de la croissance) sauve la linéarité du temps en sécularisant la "transcendance", elle ignore en même temps l'imbrication de la circularité et de la linéarité dans le monde naturel, et donc aussi l’incohérence de sa propre métaphore. Le marxisme a trouvé la solution au problème de la linéarité et de la circularité des crises périodiques; Alois Schumpeter a développé la théorie des cycles économiques et de la créativité destructrice du capitalisme qui entraînerait inévitablement son effondrement.

Privilégier la qualité plutôt que la quantité

Ceux et celles qui souhaitent dédramadiser un peu pourraient se faire à l'idée d'une croissance qualitative plutôt que quantitative, cette dernière nous étant toujours prêchée comme une solution sans alternative par des apologistes du capitalisme sans imagination qui voient un danger immédiat pour le progrès et le bonheur de l'humanité dès que l'on critique la croissance quantitative. La croissance qualitative n'exclut pourtant pas le progrès technique, elle en fait la condition. L'augmentation de l'efficacité nécessite une technologie avancée ; la croissance qualitative ne signifie pas une diminution de la qualité de vie, mais l’élaboration de solutions intelligentes à l'aide de l'innovation technique. Les détracteurs de la croissance, qui se réfèrent volontiers à des formes de société pré-modernes et vantent les mérites de la globalité, se trompent tout comme les idéologues conservateurs de la croissance, qui mettent en garde contre un retour à l'âge de pierre. Cette distinction est aussi incontournable que la révision de l'idéologie de la croissance est inévitable.

La croissance qualitative signifie : faire encore mieux ce que l’on sait déjà faire. Les pratiques artistiques qui privilégient non pas la rupture avec la tradition, mais le raffinement et l'amélioration des techniques et des genres artistiques traditionnels, comme par exemple en Asie du Sud et de l’Est, montrent que le progrès ne doit pas toujours aller de pair avec la transgression, comme le suggère l'idéologie artistique occidentale dominante (ce qui nous rapproche à nouveau de notre domaine d'activité propre, la culture). On ne devient pas plus grand, on s'améliore ; on ne s'étend pas en surface, mais en profondeur ; on ne franchit pas les frontières, mais on les explore ; on ne consomme pas, mais on utilise. Pourquoi, vers où et combien de temps encore l'univers sera-t-il en expansion ? Voilà des questions pour lesquelles nous n’obtiendrons probablement jamais de réponses. Ses limites se trouvent déjà au-delà de l'horizon des événements, qui s’est à jamais éloigné de nous. Mais les limites de la croissance, elles, se trouvent ici même, sous forme de problème que nous devons résoudre.
 

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