Joy Alpuerto Ritter & Lukas Steltner
Heimkehr
© David Azurzo
La célèbre danseuse et chorégraphe berlinoise Joy Alpuerto Ritter a été sélectionnée pour participer à la résidence chorégraphique de deux mois organisée par le Goethe-Institut Montreal, Circuit-Est centre chorégraphique et le Conseil des arts et des lettres du Québec.
De Philip Szporer
Je suis emballée à l’idée d’explorer et de trouver un langage unique définissant mon style, et ce particulièrement en raison de mon bagage mixte, composé de ballet classique, de danse contemporaine et de danse urbaine.
Joy Alpuerto Ritter
Joy, tu es née à Los Angeles, mais tu as vécu la majeure partie de ta vie en Europe. Quelles sont les plus grandes différences que tu as notées entre les cultures nord-américaine et européenne, et plus particulièrement la culture allemande?
Je suis née à Los Angeles, mais j’ai déménagé en Allemagne avec ma mère quand j’avais cinq ans. J’ai grandi à Fribourg dans le Breisgau et cela Joy Alpuerto Ritter & Lukas Steltner | © David Azurzo fait maintenant 31 ans que je vis dans ce pays. J’y travaille en tant qu’artiste indépendante (avec des chorégraphes tels que Christoph Winkler, Anja Kozik, Heike Hennig et Constanza Macras), et j’ai l’impression que l’État allemand a de nombreuses institutions qui soutiennent le milieu de la danse. Le gouvernement finance la plupart des projets dans ce domaine. C’est ainsi que j’ai pu survivre et vivre uniquement de projets de la scène indépendante. Je doute que cela soit possible aux États-Unis, car je connais de nombreux danseurs qui doivent occuper un deuxième emploi « régulier » pour joindre les deux bouts.
Je crois que la scène commerciale, plus que l’art théâtral, domine le marché aux États-Unis, et la plupart des personnes sont davantage sensibles à l’art du divertissement. Ce pays a influencé le monde avec la danse urbaine, issue du milieu underground, comme le voguing, le hip-hop et le breakdance, et cette culture a exercé une grande influence sur mon développement. Dans la vie de tous les jours, les Nord-Américains m’apparaissent plus communicatifs, ils aiment bavarder et ils accordent de la valeur à la politesse dans leurs interactions quotidiennes. Par comparaison, les Allemands peuvent sembler plus brusques et directs. Je ne saurais dire ce que je préfère, mais je sais que j’ai pu devenir la danseuse et l’artiste que je suis parce que j’ai choisi de rester en Europe et de ne pas retourner aux États-Unis en 2004 quand ma mère y est rentrée. Je crois que c’était la bonne décision à prendre, même si le fait d’être loin de ma famille représente un grand sacrifice. Plus tard, j’ai participé à une grande tournée de presque deux ans (aux États-Unis, au Canada et en Europe) avec le spectacle Michael Jackson Immortal World du Cirque du Soleil. J’ai adoré l’expérience et c’était la bonne chose à faire pour moi à l’époque.
Joy, tu es connue en tant que danseuse. Qu’est-ce qui t’attire dans le travail de chorégraphe?
J’aime créer et développer ma propre voix et mon esthétique gestuelle, et j’aime partager les perspectives et les images que j’ai en tête. Je suis emballée à l’idée d’explorer et de trouver un langage unique définissant mon style, et ce particulièrement en raison de mon bagage mixte, composé de ballet classique, de danse contemporaine et de danse urbaine. (Depuis 2005, Joy pratique avec passion différents styles de danse tels que le hip-hop, le breakdance et le voguing). Ce qui m’attire dans tout ça, c’est le fait de toucher les gens, de les faire apprécier, penser et ressentir ce qu’ils voient durant un spectacle. C’est un défi affolant, mais c’est aussi extraordinaire d’avoir soudain une plus grande responsabilité et plus de contrôle en tant que chorégraphe.
Joy, est-ce de cette façon que tu te décrirais maintenant?
Je suis danseuse et chorégraphe. Ce sont deux choses complètement différentes pour moi. Le plus grand défi consiste à être bonne dans les deux à la fois. En tant que danseuse, j’ai connu des échecs, des succès, la confusion, la perte, la douleur et l’amour de bien des façons. On n’arrête jamais d’apprendre, mais je peux affirmer que j’ai acquis une grande expérience en tant que danseuse. Tout cela m’aide beaucoup en tant que chorégraphe émergente; c’est un rôle et un défi totalement différent que j’ai toujours voulu explorer et relever. Je suis en train de me définir une voix confiante en tant que chorégraphe et j’espère que les gens peuvent m’entendre et comprendre mon langage.
Lukas, pourrais-tu te présenter.
J’ai 31 ans et je vis à Berlin. Je viens du bboying/breakdance, mais j’aime explorer différents concepts de mouvements inspirés de la danse contemporaine, du newstyle/hip-hop et du popping. Je suis également acteur. Professionnellement, j’ai été amené à combiner ces deux formes d’art sur scène. Je suis arrivé à un point dans ma carrière où je suis vraiment curieux de créer notre propre travail, et particulièrement d’explorer les possibilités du bboying dans un contexte de danse-théâtre, tout en trouvant un équilibre entre le mouvement et le langage.
Il existe plusieurs façons de raconter une histoire
Joy, tu as travaillé avec de nombreux chorégraphes au cours des dernières années et vous mentionnez que leurs approches « aux scènes et aux mouvements » t’ont inspirée. Pourrais-tu nous expliquer plus en détail de quelle manière tu as adopté ou modifié certaines de ces pratiques?L’improvisation est un outil extraordinaire et utile pour créer des mouvements et des scènes. Mais elle est doit être pratiquée comme une technique. Certains de mes mentors m’ont aidée à améliorer ma sensibilité à l’improvisation, et à trouver la liberté et la responsabilité nécessaires pour porter une scène par moi-même, en ayant uniquement recours à ces tâches d’improvisation. Cette expérience m’a permis de gagner beaucoup de confiance et de voir l’improvisation comme un jeu. Il y a tellement de façons d’incarner un état émotionnel dans une scène. Par exemple, vous commencez par recréer la sensation d’une émotion en particulier et vous la laissez se produire naturellement dans votre corps. Ensuite, vous créez du matériel gestuel technique qui pourrait exprimer cette émotion. À la fin, le vocabulaire gestuel raconte une histoire différente de l’état émotionnel, ce qui crée une tension complètement différente. Travailler avec des concepts de mouvements vous limite et vous force à atteindre une certaine qualité afin d’exprimer un état donné.
La musique d’une scène influence les mouvements et les émotions. J’aime travailler avec des bandes sonores pour donner au corps et à l’esprit un espace d’interprétation. Comme les rythmes groovy avec une basse puissante, qui donnent du poids et une musicalité au mouvement. La musique classique peut également être un bon choix, surtout pour la pièce à laquelle nous travaillerons, dans la mesure où elle a plusieurs couches d’émotions, de complexité et d’histoire. Il existe plusieurs façons de raconter une histoire, cela peut être de manière abstraite ou littérale. Le chorégraphe décide comment il ou elle veut la raconter. J’aime utiliser ces approches et voir ce qui convient le mieux à une scène ou un projet.
J’ai lu avec plaisir votre description de projet pour la résidence. Pourriez-vous parler tous les deux des conséquences que la guerre a eues sur vos familles respectives? Vous faites référence à ce qu’elles ont vécu durant la Deuxième Guerre mondiale, donc il y a longtemps. Est-ce que cela a eu un impact profond sur la façon dont vous avez grandi, ou est-ce que cela a influencé la manière dont vous avez été élevés?
Joy Alpuerto Ritter & Lukas Steltner | © David Azurzo Lukas: Il y a un livre intéressant intitulé Die vergessene Generation (La Génération oubliée), de l’auteure Sabine Bode, qui porte sur le phénomène voulant que des traumatismes subis pendant une guerre soient transmis aux générations qui la suivent. Ces traumatismes se produisent surtout à un très jeune âge.
Ma famille a dû fuir lorsque l’Armée rouge a conquis le territoire prussien. Ce que mes grands-parents ont vécu durant ces mois chaotiques les a formés. Et je suis convaincu que ma mère a hérité de certains comportements issus de cette expérience. Lorsque la « crise des réfugiés » a commencé en 2015 et que les opinions de la droite se sont largement répandues, ma grand-mère a dit quelque chose comme: « Ils devraient arrêter de s’en prendre à ces pauvres gens. Nous avons tous déjà été des réfugiés. »
Joy: Mes grands-parents maternels ont quitté les Philippines avec leurs six enfants pour s’installer aux États-Unis afin de leur offrir une vie meilleure. Ils ne sont jamais retournés dans leur pays d’origine. Je n’ai pas ressenti directement l’impact de leur expérience de la guerre lorsque j’ai grandi. De plus, j’ai été élevée en majeure partie en Allemagne avec ma mère et mon beau-père allemand. Plus tard, quand je suis allée pour la première fois aux Philippines, j’ai appris beaucoup plus de choses sur l’histoire de ma famille durant la Deuxième Guerre mondiale. Mon grand-père paternel a été séparé de sa mère et il l’a cherchée pendant la moitié de sa vie. Lorsque sa femme et ses enfants ont décidé d’émigrer aux États-Unis, il n’a pas voulu les suivre avant d’avoir trouvé sa mère. Il est donc resté. Cela a eu un impact profond sur mon père. En ce qui me concerne, l’aspect de l’histoire de ma famille que je veux découvrir et à propos duquel je veux poser des questions est celui de la séparation. Lutter pour une vie meilleure a rendu la génération précédente forte, et la conviction qui les a poussés à continuer et à rester positifs est un trait de caractère qu’ils ont transmis à la génération suivante.
Vous êtes manifestement attirés tous les deux par les souvenirs émouvants de vos familles. Dites-moi, pourquoi voulez-vous vous pencher sur cet aspect de votre passé?
Joy: Nous sommes conscients que nos grands-parents ne seront plus longtemps en mesure de partager leurs histoires. Donc, avant qu’il ne soit trop tard, nous voulons en apprendre autant que possible sur l’histoire de nos familles, comprendre leur comportement et apprécier leurs récits à leur juste valeur. Particulièrement parce qu’il nous est impossible d’imaginer certaines phases de leurs vies..
Lukas: Lorsque ma grand-mère est tombée malade, les dernières années avant son décès au début de 2018, elle a entamé des recherches sur l’histoire de mon grand-père et sur la sienne. Bien sûr, elle l’a fait comme elle le pouvait, à partir de souvenirs, de vieilles photographies. Elle a établi un arbre généalogique remontant le plus loin possible à partir des informations qu’elle a obtenues. Je pense qu’elle voulait s’assurer que nous, ses petits-enfants, n’oublions pas d’où nous venons. Elle voulait peut-être contribuer à une meilleure compréhension à la fois de l’histoire et de la façon dont celle-ci forme les gens. Je pense que, pour les familles allemandes, la Deuxième Guerre mondiale est encore un événement marquant, même si elle est loin dans le passé et que plusieurs ne veulent plus en entendre parler. Ce qui m’a entre autres incité à explorer le thème de Heimkehr (retour à la maison) c’est une histoire que ma grand-mère nous a racontée. Quand elle était petite, à l’âge de six ou sept ans, son père est rentré de la guerre après des années d’emprisonnement en Sibérie. Tout ce dont elle se souvenait jusqu’à ce moment était le fait qu’elle avait grandi sans père. Quand il a franchi le seuil de la porte, ses soeurs et elle se sont cachées sous une table, parce qu’elles avaient peur de cet étranger dans leur maison. Il est difficile de s’imaginer ce que leur mère a pensé quand son mari est revenu à la maison après une si longue période. Elle ne savait même pas si il était encore en vie.
La guerre et la séparation sont des thèmes universels
Vos histoires sont si différentes, en raison de vos cultures d’origine, mais le thème de la guerre et de la séparation est, lui, universel. Comment envisagez-vous de raconter ces récits (la guerre séparant des familles, les réunissant, la fuite etc.) au public? Comment allez-vous transformer ces émotions en éléments performatifs?Lukas: Lorsque nous étions aux Philippines avec le père et le grand-oncle de Joy, nous avons parlé de l’histoire de sa famille, ce qui nous a amenés à discuter de la Deuxième Guerre mondiale. Pour nous, qui sommes habitués à la perspective européenne/allemande, ce fut une révélation. Nous étions à l’autre bout du monde et nous parlions du même événement qui a marqué nos familles. Nous avons alors compris pourquoi cet événement a été appelé Guerre mondiale.
La guerre et la séparation sont des thèmes universels, qui influencent les gens et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Nous voulons extraire l’essence de leurs effets secondaires et montrer leur impact là où il se fait le plus sentir, c’est-à-dire dans la vie des gens. La danse et le langage sont des outils d’expression très puissants. Nous voulons découvrir à quel moment il faut des mots et à quel moment nous pouvons exprimer des émotions nées d’événements et de sentiments comme la séparation, l’aliénation, la crainte ou la méfiance.
Les disciplines fusionnent et s’influencent mutuellement, et trouver de nouvelles formes d’expression artistique nécessite de la recherche et de l’expérimentation, ce qui signifie qu’on ne sait jamais exactement ce qui va se produire. Comment allez-vous aborder cette collaboration?
Premièrement, cette résidence est une occasion extraordinaire pour nous deux, car elle nous permettra de mieux nous connaître en tant qu’artistes et dans un processus de création. Notre approche commence par la communication. Nous recueillerons des idées de scènes et des images que nous avons en tête, nous parlerons de concepts de mouvement que nous voulons explorer et du contenu que nous voulons présenter dans la pièce. Cela se produira principalement avant notre entrée dans l’espace de répétition. Nous essaierons ensuite ces idées dans le studio. Nous sommes des danseurs très différents, nous sommes conscients de nos styles respectifs et nous souhaitons trouver une forme de communication entre ces langages. Nous essaierons donc de rester ouverts d’esprit pour trouver un équilibre entre ce que nous avons prévu et imaginé et les nouvelles idées qui surgiront durant le processus d’improvisation. Nous faisons confiance à l’intuition de l’autre.
Il semble qu’un des aspects essentiels de ce projet consiste à cultiver l’empathie. Parlez-nous de cette idée.
L’empathie est essentielle pour comprendre l’autre et pour rendre le quotidien vivable. Nous voyons le théâtre comme une loupe permettant d’observer de près des relations et des émotions, en plus de changer les opinions et les prises de conscience. Il permet plus particulièrement d’identifier des valeurs universelles ou d’aller du passé au présent.
Réfléchir à l’identité semble être un autre thème important du projet. En d’autres termes, la question du « qui je suis » semble occuper une place centrale. Parlez-nous de cette perspective et la façon dont elle est liée ou non au projet.
Nous croyons que les êtres humains sont forgés par l’histoire. Même si vous luttez pour ignorer votre passé, vous êtes influencé par ce qui est vous arrivé à vous ou à vos ancêtres. Dans le cadre de notre projet, il sera intéressant de ne pas seulement « illustrer » l’histoire, mais aussi de nous pencher sur la façon dont elle a influencé notre vie (Joy et Lukas).
Avez-vous des attentes concernant cette résidence?
En plus de nous réjouir de passer des moments incroyables à Montréal, nous sommes reconnaissants des possibilités remarquables que nous offre cette résidence. Nous espérons nous rapprocher le plus possible de notre but: créer une oeuvre de plus longue durée présentée en soirée.
Joy, tu as déjà vécu et travaillé à Montréal. Pourquoi es-tu attirée par cette ville? Et qu’est-ce qui te stimule à propos de la communauté artistique ici?
J’aime le mélange des cultures européenne, francophone et nord-américaine. Les gens semblent honnêtes, aimables et pacifiques. J’ai travaillé au Cirque du Soleil (Michael Jackson Immortal World Tour) et j’ai collaboré avec Milan Gervais, une chorégraphe montréalaise, à un projet dans l’espace public. J’ai également participé à un projet d’échange avec Christoph Winkler et je suis revenue avec la compagnie d’Akram Khan avec le spectacle Until the Lions (qui lui a valu une nomination aux UK National Dance Awards en 2017 en tant que Outstanding Female Dancer (contemporary)).
C’est à Montréal que j’ai vu pour la première le travail de Crystal Pite et de LaLaLa Human Steps, des œuvres qui m’ont transportée. J’y ai rencontré des artistes de différents horizons, de la scène urbaine et contemporaine, et certains d’entre eux sont devenus de bons amis. Je garde de merveilleux souvenirs des festivals extérieurs dans les rues, des expositions, de la nature et des fêtes. J’apprécie l’ouverture d’esprit des artistes et la fusion de la danse urbaine, du cirque et de la danse contemporaine.
Lukas, qu’est-ce qui t’attire dans cette ville, mis à part la résidence?
Ce sera mon deuxième séjour à Montréal. J’avais rendu visite à Joy pendant une semaine environ lorsqu’elle se produisait dans Until the Lions à la Tohu. C’était en mars et je n’avais jamais autant vu de neige. Je suis très curieux de voir la ville souterraine et je me réjouis de découvrir davantage le milieu de la danse urbaine, qui m’apparaît très dynamique et passionnant. J’espère en plus avoir un aperçu de la scène artistique montréalaise.