Le code de Corello
Une histoire d’amour. Une histoire de guerre. Pour Emile.
Cette histoire parle de rien de moins que de la guerre et de l'amour en temps de guerre. C’est l’histoire de l'opérateur radio Corello et de l'officier Emile, et du code de leur amour que Casares tente de déchiffrer.
Si les ondes électromagnétiques dans la bande de fréquences inférieures à 3 000 GHz sont l'équivalent d'une mer agitée, alors quel est l'équivalent d'une planche de surf ? C’est exactement ça, la radio. La radio est l'équivalent de la planche de surf. Et quel est l'équivalent de chevaucher les ondes ? L'équivalent de chevaucher les ondes, c’est danser. Danser, c’est chevaucher, et chevaucher les ondes, c’est danser sur de la musique à la radio. Cette musique doit être telle qu’un sentiment de nostalgie indéfinissable envahit ton être et te rend malade. Car ce qui chevauche, ce sont bien sûr les émotions, la nostalgie.
Onde, radio, danse, émotions. Quelque chose comme ça.
La radio joue les bons sons de la nostalgie toujours par hasard au bon moment, ou alors elle joue au bon moment toujours par hasard les bons sons, qu’il s'agit alors d’attraper, comme le moment où le patron est de bonne humeur, comme un événement mystérieux dans une arrière-cour familière, une idée au stade de l'éphémère, les larmes de nos parents, ou la dernière minute avant que le boulanger ou la poissonnière ne ferme son étal et t'offre peut-être un maquereau ou un petit pain aux raisins.
C'est ainsi qu'il faut danser, avec la plus grande délicatesse, avec la plus grande et délicieuse tension, sans effort, comme si tout ce qui t'entoure était si fin, si fragile et si léger qu'il suffit d'un mauvais haussement d'épaules, d'un doigt mal pointé pour tout briser et emporter. Les yeux tournés vers l'extérieur, ne les laisse jamais se tourner vers l'intérieur, tu manquerais tout. Il faut danser vers le moment présent, ou vers le haut, si nous voulons essayer de rester dans l'image, qui est, il est vrai, un peu décalée. Danser en s’élevant vers le moment, sans que le moment s'aperçoive qu’on le chevauche. Il faut rester silencieux, mais jamais de manière ostentatoire. Il faut rester aimable et agile, mais jamais ostensiblement aimable et agile. Il faut rire, doucement, mais pas trop doucement ! Et surtout pas de mauvais haussements d'épaules, pas de mots grossiers. Voilà.
Mais c’est un tour de force uniquement si on chevauche l'onde à deux. Une danse à deux sur de la musique à la radio, et dans la sueur sur le front de l'autre , tu vois reflétée la vie sauvage, belle et libre que tu crois pourtant toujours avoir dans le dos. C'est peut-être ça l'amour. C'est ça le tour de force. Juste un autre tour, un tour dans un sens, un tour dans l’autre, et tu es enfin au milieu, dans ce qu'est la vie, la vraie, la totale, la pleine, celle qui a toujours été ou qui est encore derrière toi.
Et puis, à un moment donné, la chaleur de l’épuisement. Le calme.
Comme ça peut-être.
C'est ça l'amour moderne. N'est-ce pas ? Que dites-vous ? L'amour en temps modernes ? D'accord, vous avez raison. L'amour en temps modernes. Disons-le ainsi.
Dans notre monde cependant, qui est un récit, les temps sont toujours différents, bien sûr, et l'amour, l'amour n'est jamais qu'un signifiant, bien sûr , et la guerre, la guerre n'est qu'un signifiant. Et pourtant, nous pouvons nous raconter l'histoire des signifiants qui deviennent des signifiés.
Commençons. Et commençons ainsi :
“Eitgeb neehed Botsic tsoIhp chchun aflikt.”
Qu'est-ce que cela signifie ? Par exemple, la phrase "Eitgeb neehed Botsic tsoIhp chchun aflikt" pourrait être une succession de mots d'une de ces langues que nous avions tenté d'éradiquer de toutes nos forces quelques décennies plus tôt. Des mots que nous avions fait disparaître dans des langues secrètes, à partir desquelles les armes les plus redoutables furent forgées pour nous. C'est là, par exemple, que les signifiants devinrent des signifiés.
L'obsédé, il connaissait ces armes, il les reconnaissait, mais il ne pouvait pas savoir comment s'en servir. Appelons-le ... appelons-le Casares, en raison d’une tradition, et appelons notre opérateur radio Corello et notre officier Emile, question de goût personnel. Notre Casares savait aussi ce qu'étaient ou qui étaient ces mots lorsqu'il les rencontra. Un grésillement d'abord, puis une voix à la radio, nichée dans les bruits du passé. Il connaissait le mythe de l'opérateur radio amoureux lors de la dernière guerre. Comme vous le connaissez aussi. Vous voulez réentendre l'histoire ? L'histoire de l'opérateur radio amoureux, de Corello et de son Emile ? Très bien.
Un opérateur radio était amoureux d'un officier, et un officier était amoureux d'un opérateur radio.
Corello et Emile avaient été des danseurs, des danseurs qui avaient été interrompus au bon moment par les circonstances. Les circonstances, c'était la guerre.
Corello, qui était l'un des rares à parler cette langue dont les mots étaient désormais transformés en armes, fut envoyé dans le nord dans une station radio secrète.
Emile, qui avait été militaire avant la guerre, partit au front dans le sud. Je ne connais pas les détails, mais ils n'ont pas d'importance. Inventez-les à votre guise.
Bien entendu, les deux amants souffirent le martyre le plus délicieux qui soit. Assis tous les soirs dans sa chambre d'officier, notre Emile se languissait comme un assoiffé, comme on peut l'imaginer, et absorbait avidement chaque message radio de son amant. Car les messages de l'opérateur radio, comme vous le savez, n'étaient pas seulement des messages de guerre, ils cachaient aussi des messages d'amour que seul l'officier pouvait décoder et dont seul l'officier avait connaissance.
En effet, à partir des signifiants, du code de guerre de son parti en guerre, l'opérateur radio Corello, obsédé par l'amour, avait développé un deuxième code, un nouveau code, un code composé de codes, autrement dit un double code qui disait la même chose de manière toujours différente, rendant ainsi l'indicible dicible, à savoir l'incomparable expérience d'un sentiment à un moment particulier, autrement dit le moment lui-même, l’onde elle-même. Vous connaissez certainement ce stade tragique de l'amour, où l'on veut toujours dire quelque chose de nouveau, mais où on ne peut que prononcer constamment les trois mêmes mots. C'est tragique. Si seulement c'était l'inverse, si seulement on pouvait dire la même chose de manière toujours nouvelle, alors peut-être pourrait-on le conserver, l'amour, alors il ne ferait qu'un avec l'idéal, alors il serait infini. C'est exactement ce qu'avait réussi à faire notre Corello, il avait inventé un langage qui lui permettait d'exprimer l'amour lui-même - de dire quelque chose de nouveau à chaque message radio, tout en voulant toujours dire ce que nous voulons dire quand nous disons ... vous savez quoi.
Mais comme il se doit dans les plus belles de nos histoires, notre opérateur radio resta l’émetteur et son Émile resta le récepteur, car peu de temps après que les circonstances aient séparé nos amants, elles les réunirent de nouveau - et je veux dire elles les réunirent. Je veux dire : la suppression de l'absence. Peu avant que l'officier n'eût l'occasion de devenir à son tour émetteur, il tomba avec sa compagnie dans une embuscade, où il trouva finalement la mort, touché au cœur par un éclat d'obus.
C'est ainsi que notre opérateur radio, qui ne se doutait de rien, envoyait message de guerre après message de guerre, message d'amour après message d'amour, pour ne recevoir que des nouvelles du front, du moral des troupes, des offensives et des contre-offensives. On peut l'imaginer, ses messages étaient de plus en plus désespérés, l'être aimé de plus en plus fugace, sa mémoire de plus en plus défaillante, mais la projection d'autant plus parfaite. Fou de nostalgie, l'opérateur radio essayait de trouver dans les messages des indices sur son Émile - des messages cachés, des manœuvres de guerre qui portaient la signature de son amant, mais il n'en était jamais sûr, il ne pouvait que deviner et craindre, le pire et en même temps le plus parfait des états. Lorsque l'opérateur radio apprit finalement la mort de son amant, son amour s’était transformé en signifiant et lui, l'opérateur radio, n'avait plus qu'à le suivre.
Ainsi, écoutez ce que je dis, il devint lui-même le code qui depuis lors surfe à travers l'éther, il devint la voix fantomatique de la radio que les jeunes courageux recherchent la nuit sur les ondes courtes, que les solitaires obsédés rencontrent toujours juste au bon moment. Oui, Corello et Emile étaient unis pour l'éternité, du moins potentiellement - et je veux dire unis - unis par le code de leur amour, qui ne pouvait être éternel que parce qu'il changeait sans cesse tout en voulant dire toujours la même chose. Ils furent dissous dans le récit de leur amour, qui est fatalement aussi un récit de violence.
Et qu’en est-il de Casares ? Que fit notre Casares ?
Lorsque l'obsédé que nous appelons Casares entendit la voix de l’opérateur radio pour la première fois et le code énigmatique pour la première fois, il sut à quoi il avait affaire. Le mythe de l'opérateur radio amoureux. Casares le connaissait, ou l'avait-il inventé ? Ou l'avons-nous inventé ? Qu'est-ce que ça fait ? En tout cas, il savait pour Corello et Emile, et leur amour banni dans le code infini, mais il ne connaissait pas la signification de ce qu'il entendait, sinon il aurait peut-être ... il aurait peut-être, il aurait peut-être. Qu'est-ce que cela peut bien faire ? Il ne le savait pas. Il était assis dans sa chambre, comme foudroyé par ce message énigmatique, cette voix infinie venue du passé. Et lorsqu’une personne est foudroyée, il arrive souvent des choses terribles ou magnifiques. Celui qui est foudroyé devient en effet réceptif à ce que le moment porte en lui. Dans ce cas, il s'agissait d'un désir. Un désir terrible, qui s’empara de notre monsieur Casares - le désir de déchiffrer le code que personne n'avait jamais déchiffré avant lui - le code de l'amour et le code de la guerre - de déchiffrer les messages que personne n'avait encore réussi à déchiffrer. C'était cela, son désir.
Qu'espérait-il, notre Casares ? Eh bien, les motivations des personnes réelles sont souvent terriblement prosaïques, en d'autres termes, elles sont terriblement banales. Mais Casares n'était pas un vrai être humain, n'est-ce pas ? Il se contenta de résoudre l'énigme, car c'était là sa destinée. Il y a des choses comme ça dans les histoires. Des destinées, je veux dire. Il était obsédé, et on ne se demande pas pourquoi les personnes obsédées sont obsédées. Tout comme on ne se demande pas pourquoi le diable est diabolique. Il est le diable, c'est tout. Mais si vous avez absoument besoin d'une motivation, prenez la quête de la gloire immortelle, qui est bien sûr une quête d'immortalité.
Donc, un désir terrible s’empara de notre monsieur Casares. Jour et nuit, il était assis devant la radio, le pavillon de l'oreille - tantôt l'un, tantôt l'autre - presque collé au haut-parleur, les longs doigts émaciés d'une de ses mains, car il ne mangeait presque plus, ne dormait presque plus, tendus, légèrement tremblants, dirigés vers l'antenne comme s'ils étaient eux-mêmes des antennes. Les doigts de l'autre main tenant un stylo plume qu'il faisait glisser, tel un sismographe, feuille après feuille, de sorte que les papiers s'accumulaient sur la table autour de lui, sur le sol, sur le dossier de sa chaise, sur ses genoux même, ils s'empilaient, glissaient les uns sur les autres et se poussaient, comme les masses terrestres sous-marines lors d'une forte secousse. Il écoutait ainsi les successions interminables de mots étrangers cachées dans les bruits et les grésillements de la radio, qui résonnaient comme des mantras sans cesse changeants, comme une prière sans fin. Parfois, après de nombreuses heures de ce travail, il poussait un long gémissement qui s'approchait lentement et à tâtons des fréquences de la voix de la radio, de l’onde qu’était devenu Corello , comme dans une tentative de se synchroniser avec l'éternel, d'entrer dans son onde, mais notre Casares n'y parvenait jamais tout à fait. Emile, Corello et son double code restaient pour lui une énigme, ils restaient inaccessibles.
Notre Casares devenait de plus en plus maigre, de plus en plus tremblant et de plus en plus dépourvu de volonté, complètement absorbé par son unique et terrible désir. Sa peau prit d'abord la couleur du papier recyclé, puis celle de l'aluminium, elle devint brillante, comme un miroir déformant, un mirage ou une petite onde. Une sorte de bourdonnement semblait émaner de lui, quelque chose d'irritant en tout cas, qui empêchait les mouches de se poser sur son front en sueur. Parfois, la lumière dans sa chambre semblait se rassembler étrangement autour de lui, pulser et se concentrer autour de lui, comme si elle émanait de lui ou qu'il l'attirait, comme un aimant attire les copeaux de métal. C'était sans doute les messages codés qui s'accumulaient et s'entassaient dans la chambre de Casares, qui l'envahissaient et entraient en contradiction totalement illogique avec les ondes lumineuses, des ondes radio qui se brisaient sur les pentes de son monde émotionnel, qui se dépassaient et se superposaient les unes aux autres, créant des interférences déformées, amplifiées, se bousculant les unes les autres, et ballottant sa raison - celle de Casares – de plus en plus violemment comme un navire dans une tempête en haute mer.
Oui, une tempête se déchaînait dans sa chambre, fouettant les vagues, ou les vagues fouettant la tempête, s'amoncelant dans l'obscurité, assaillant et étouffant toute lumière, l'entraînant dans ses profondeurs, comme tout ce qui avait été - la raison de Casares, l'amour de Casares, le corps de Casares, la radio de Casares, la chambre de Casares et les mouches, écrasant tout puissamment dans un terrible remou regardant vers le ciel comme un œil, et dans lequel deux choses semblaient se disputer, deux choses réelles semblaient se battre, jusqu'à ce que finalement l'une d'elles l'emporte et sorte puissamment du remou, une chose innommable, un géant né de cette violence qui avait été si longtemps, si longtemps enfermée dans le signifiant, et qui est maintenant déchaînée et déformée, un géant né de la violence, un géant que vous connaissez. Vous savez.
Oui. C'est ainsi que la guerre naquit de la radio. C'est ainsi que le signifiant devint le signifié. C'est à peu près ça. Mais savez-vous ce que le géant portait sans s'en rendre compte ? Savez-vous ce qui lui collait aux talons sans qu'il s'en aperçoive ? Aux talons du géant était collée une petite chose délicate qui brille, un petit ange à la chevelure blonde tendant un arc en ricanant. Vous savez qui c'est, n'est-ce pas ? Oui, oui, vous savez qui c’est.
Et Casares, demandez-vous. Où est passé notre Casares ? Eh bien, ne demandez pas quelque chose d'aussi stupide. Il est ici, évidemment. Il est resté ici.