Yukiko Watanabe interprété par Kimihiro Yasaka au Goethe-Institut Montreal
Memory and Stain
Le pianiste d'origine japonaise Kimihiro Yasaka était invité à présenter un récital dans les locaux de l'Institut Goethe en début de soirée le samedi 14 décembre. C'était l'occasion de mettre en valeur le travail de la compositrice Yukiko Watanabe, dont une des pièces au programme a précisément été écrite à l'intention du pianiste. Les autres œuvres jouées montraient bien l'engouement du musicien pour la musique contemporaine et son désir de mettre de l'avant la culture japonaise.
De Réjean Beaucage
Le récital marquait la fin d'une résidence de création dont a pu profiter Yukiko Watanabe dans le cadre d'une entente de coopération entre le Conseil des arts et des lettres du Québec, le Goethe-Institut Montréal, Le Vivier – Carrefour des musiques nouvelles (Montréal) et Hellerau – Centre européen des arts (Dresde). La compositrice, qui est installée à Cologne, élabore un catalogue touffu, qui contient des œuvres destinées aussi bien au solo qu'à l'orchestre et dans lequel les nouvelles pratiques et l'interdisciplinarité se taillent une grande place.
Jeu sensible, empreint de poésie
Débutant sans présentation, le programme s'ouvrait avec sa pièce Secret question (2019), pour voix en différentes langues, interprétée par les membres de la chorale Joker (Sarah Albu, Magali Babin, Damaris Baker, Michel F. Côté, Jean Derome, Joane Hétu, Kathy Kennedy, Cléo Palacio-Quintin et Vergil Sharkya'). Dispersé-e-s dans l'espace et, pour une bonne partie du public, caché-e-s par les étalages de livres qui forment le décor de l'Institut, les vocalistes lançaient en toute liberté des interjections diverses ("Où?", "Quoi?", "Where?") auxquelles se mêlaient aussi des noms de villes ("Berlin!", "Toronto!") ou d'autres mots apparemment sans signification. Le tout ressemblait à un poème dadaïste improvisé et pouvait contribuer à faire le vide dans l'esprit des auditeurs et auditrices pour les placer en position d'écoute.Prenant place au piano, Kimihiro Yasaka se lance ensuite sans avertissement dans une lecture assez rapide de la 10e partie de Natürliche Dauern 1-24 [Durées naturelle 1-24], pièce qui forme la troisième heure de Klang, Die 24 Stunden des Tages [Son, les 24 heures de la journée] (2004-2007), dernière œuvre, malheureusement inachevée, de Karlheinz Stockhausen. On serait ravi, une prochaine fois, de voir le pianiste offrir en récital les 21 parties qu'a pu compléter le compositeur allemand avant de nous quitter.
Le pianiste a complété une maîtrise en interprétation à la Schulich School of Music de l'Université McGill, où son talent lui a permis d'être récompensé de différents prix et de recevoir des bourses d'excellence, mais il ne semble pas enclin à étaler sa virtuosité pour faire de l'esbroufe ; au contraire, il privilégie la construction d'atmosphères par un jeu sensible, empreint de poésie. C'était particulièrement manifeste dans le bloc que formaient les pièces du compositeur finlandais Juha T. Koskinen (Kokuugen [2017] et Myoken [2019]) avec celle de Yoshinao Nakada, On A Rainy Night (1948). Ces pièces "d'inspiration japonaise" sont très proches du style impressionniste, et c'est surtout Debussy qui vient en tête à leur écoute.
le mal du pays
Le bloc suivant faisait entendre trois pièces de jeunes compositeur-trice-s japonais-e-s et formait un hommage à l'artiste plasticienne Carole Simard-Laflamme, présente pour le recevoir, et qui a adressé quelques mots émus au public. Il y avait une parenté claire dans ces œuvres composée par des artistes de moins de 30 ans : Natsuki Niwa (1991), Suiha Yoshida (1994) et Yuna Kurachi (1995). Des musiques particulièrement bien choisies, par ailleurs, pour saluer le travail d'une artiste qui sculpte les tissus et tresse des objets sonores. Les œuvres exploitaient l'espace en un jeu vif et morcelé, aux dynamiques contrastées, et le thème du temps, évoqué dans Falling Layers Of Time, de Yoshida, nous ramenait au Stockhausen entendu plus tôt, avec ses agrégats répétitifs dans les notes hautes. Le pianiste a créé les trois pièces lors d'un récital à Nagoya, au Japon, en juillet dernier.Vint ensuite un "hommage à Debussy" à travers une œuvre de Philippe Leroux, Dense...Englouti (2011). Le compositeur a expliqué lui-même qu'il s'est en effet inspiré de deux extraits du premier Livre de Préludes (1910) : La cathédrale engloutie et La danse de Puck. La suite d'attaques vives et sèches semble assez éloignée du style de Debussy, qui finit néanmoins par se glisser de l'œuvre pour en colorer la résonnance des fins de phrases. Cet hommage était suivi d'un autre, à Robert Schumann cette fois. S'ouvrant avec une courte pièce du compositeur canadien Chris Paul Harman, ce bloc se poursuivait avec Reine Liebe (2015), de Hideki Kozakura, dont le pianiste a fait entendre la première canadienne en 2017 lors d'un concert au Vivier. À travers une série d'accords harmonieux qui pourraient être empruntés à Schumann, des soubresauts contemporains ajoutent une certaine tension, mais étrangement, dans les prolongements diaphanes des accords vaporeux, c'est encore à Debussy que l'on pense, en se disant qu'il semble avoir eu une influence durable sur les compositeurs japonais !
La compositrice Yukiko Watanabe a présenté la dernière œuvre au programme, composée à l'intention du pianiste, en expliquant qu'ayant quitté le Japon en 2008 pour s'installer d'abord en Autriche, puis en Allemagne, il lui arrive d'avoir le mal du pays. Se rappelant d'un vieux piano désaccordé croisé dans une école de sa ville natale, Nagano, la compositrice a voulu retrouver le son brisé de l'instrument en écrivant cette pièce pour piano préparé. Après avoir placé différents objets dans les cordes de l'instrument, le pianiste a expliqué qu'il n'avait jamais ressenti auparavant les sensations que lui procurait l'interprétation de cette pièce. Memory and stain for living room with small piano nous ramène à la pièce qui ouvrait le concert et lui donne maintenant la pertinence que nous avions pu chercher au début du programme. Les questions lancées sans ordre, les noms de ville, etc., tout prend maintenant du sens, et la pièce ne semble être qu'une mise en musique subjective du "poème improvisé" que nous a servi la chorale.
En bref, un récital au programme varié, avec des œuvres bien choisie, qui se font sans cesse des renvois les unes aux autres et qui offrent à l'auditeur matière à réflexion. Offert dans l'espace intime des aires de travail de l'Institut Goethe, et dans une atmosphère détendue, c'était un magnifique aboutissement pour la résidence dont a profité la compositrice Yukiko Watanabe.