Beuys, d'Andres Veiel
L'homme qui plantait des chênes
Sans son chapeau, le sculpteur et artiste conceptuel allemand Joseph Beuys (prononcez : boys) pourrait facilement être confondu avec le père, ou le grand frère, du cinéaste Tom Tykwer (Cours, Lola, cours) : mêmes yeux incandescents, même allure à la fois austère et juvénile, etc.
Pour celles et ceux peu familiers avec sa démarche, et son discours riche en insolences, Beuys, un documentaire signé Andres Veiel, offre une vision panoramique, mais parcellaire, de celui qui prôna les vertus de la « sculpture sociale », avec une parole aussi flamboyante que son œuvre.
Pilote de l’air, pirate de l’art
Joseph Beuys est décédé le 23 janvier 1986, à Düsseldorf, mais l’homme a frôlé plusieurs fois la mort, d’abord comme pilote de la Luftwaffe contre les assauts de l’armée soviétique, survivant d’un écrasement spectaculaire (largement romancé par ce mythomane qui prétendait avoir été rescapé par des nomades tatares et sauvé par les bienfaits de leur miel). Et que dire de ses nombreux épisodes dépressifs dans les années 1950, affamé et en mal de reconnaissance, souffrances morales qui se superposaient à ses douleurs physiques, dont à la tête, héritées de son passé au service de l’armée d’Adolf Hitler.Ce fils unique de parents peu aimants a goûté très tôt à la liberté, refusant d’être ouvrier dans une usine de… margarine. Sa découverte des possibilités quasi infinies de la sculpture va transformer sa vie, ainsi que le paysage politique et culturel de l’Allemagne de l’après-guerre. C’est d’ailleurs cet aspect de sa personnalité qui fascine le documentariste, ayant sous la main une quantité impressionnante d’interviews, de débats, et de performances où la personnalité ténébreuse et arrogante de Beuys brille de tous ses feux.
Devant des étudiants en colère, des fonctionnaires de l’État bien cravatés, ou des journalistes désireux de percer le mystère de celui dont l’existence ressemblait à une gigantesque mise en scène (comme cette performance derrière une vitrine où un pauvre lapin passe un bien mauvais quart d’heure), Joseph Beuys ne se dévoile pas si facilement. Et le film d’Andras Veiel n’y parvient pas toujours, surtout pour un public peu au fait des batailles d’ego dans le monde de l’art contemporain, ou des multiples soubresauts de la politique allemande, surtout celle d’avant la chute du Mur de Berlin.
Le cinéaste s’appuie essentiellement sur l’abondante masse documentaire et audiovisuelle entourant Joseph Beuys, conviant au passage quelques personnes qui ont bien connu cet agent provocateur, sans bien sûr apporter de véritables notes discordantes sur sa personnalité ombrageuse. On en aura toutefois quelques exemples. Au début des années 1970, il ne fait rien pour apaiser le climat contestataire qui agite l’Académie des arts de Düsseldorf : après plus d’une décennie d’enseignement où il bouscule toutes les règles, et épuise ses étudiants en longues analyses sur leurs créations, il se retrouve à leurs côtés, dans la rue, affrontant une direction intransigeante qui lui indique la porte. Plus tard à New York, en 1974, il livre une performance qui laissera au monde de l’art new-yorkais un goût amer. Transporté en ambulance de l’aéroport John F. Kennedy jusqu’à un local dénudé d’une galerie d’art de Manhattan, Beuys va passer trois jours enfermé dans ce lieu avec pour seuls compagnons un coyote, et des exemplaires du Wall Street Journal! Il sortira de cette expérience sur la même civière, toujours en ambulance, laissant derrière lui une Amérique perplexe.
De toutes ses extravagances, la plus connue, et la plus appréciée, demeure l’ambitieux projet « 7000 chênes » situé dans la ville de Kassel, chaque arbre devant être adossé d’une pierre, marquant ainsi l’opposition entre le vivant et l’immuable. Plusieurs extraits d’archives en détaillent le processus, fruit d’un travail collectif, mais aucune image actuelle ne présente ce qu’il est advenu de cette aventure à la fois artistique et végétale. Comme si Beuys ne pouvait se conjuguer au temps présent; l’artiste en serait sûrement déçu.