Western von Valeska Grisebach
La conquête intérieure
Dans un village bulgare, un jeune touriste allemand interpelle une fille des environs en lui proposant de laver ses vêtements contre rétribution.
Celui qui s’interpose devant ce marchandage minable n’est pas un habitant de la région; on le surnomme « le légionnaire », lui aussi est originaire d’Allemagne, et avec sa sale gueule qui ne déplairait pas à Clint Eastwood, il renvoie vite fait son compatriote à son linge sale.
Mais d’où vient ce curieux justicier taciturne et indolent? Dans Western, la cinéaste Valeska Grisebach n’a visiblement pas l’intention d’en dire beaucoup plus, préférant le voir agir au milieu de la campagne bulgare, un lieu où il ne semble pas éprouver le mal du pays, un concept pour lui inconnu. À force de l’interroger, Meinhard (Meinhard Neumann, acteur non professionnel, comme tout le reste de la distribution) finira par avouer qu’il fut militaire en mission en Afghanistan et quelque part en Afrique, mais que faisait-il là, et surtout, a-t-il des morts sur la conscience? On devra se contenter de réponses évasives.
intrusion en terre bulgare
Par contre, ce qu’il fait dans le sud de la Bulgarie, tout près de la frontière de la Grèce, n’a rien d’ambigu. Avec un groupe de travailleurs allemands, il amorce l’installation d’une centrale hydraulique, un projet qui ne fait pas le bonheur des gens des environs, et qui a du mal à trouver son élan par manque de planification et de matériel (il règne autour de ces enjeux un flou artistique, mais on comprend que le Québec ne possède pas le monopole des chantiers de construction désorganisés).Cette bruyante intrusion en terre bulgare constitue le cœur de ce film signé par celle que l’on a associée, avec des cinéastes comme Christian Petzold (Barbara) ou Christoph Hochhaüsler (Sous toi, la ville), à la fameuse École de Berlin, mouvement né au début des années 2000 en réaction au virage commercial (et comique) du cinéma allemand, proposant une approche réaliste, dépouillée. Depuis cette époque, et après des débuts remarqués, Valeska Grisebach a peu tourné, Western étant son premier film depuis Sehnsucht (2006).
Affubler le film d’un tel titre se déroulant dans la campagne bulgare ne manque pas d’ironie. Certes, on y voit des chevaux, de grands espaces, des fusils, et quelques salauds, mais l’appropriation de cette mythologie va bien au-delà des caractéristiques d’un genre fortement associé à Hollywood. Car il existe bel et bien un mouvement de « conquête » à l’intérieur même de l’Union européenne, et si celle-ci apparaît nettement moins sanglante, elle n’est pas sans causer des frustrations, et nourrir un sentiment de révolte.
Western illustre d’abord un petit débarquement, celui d’un contingent de travailleurs allemands motivés par l’appât du gain et nullement intéressés à se mêler aux autres, comme en témoigne leur campement isolé, et le drapeau allemand flottant au-dessus de leur terrasse. Tel un héros solitaire et marginal, Meinhard vient bousculer l’ordre des choses, lui qui, comme ses camarades, ne comprend rien à la langue bulgare. Ce qui ne l’empêche pas de fréquenter ses voisins, de s’asseoir avec eux, de subir leur mépris sans renchérir (une commerçante lui offre une cigarette uniquement parce qu’il sympathise avec des clients locaux), poussant même l’audace jusqu’à flirter avec des filles des environs, dont une agit parfois comme interprète, mais sans trop de conviction. Cette proximité suscite des tensions entre les deux camps, et surtout face à cet homme d’une force étonnante sous ses allures de gringalet. Il agit en somme comme un catalyseur des incompréhensions européennes, celles entre pays riches et pauvres, entre envahisseurs déguisés en bâtisseurs et citoyens coincés entre un passé communiste supposément glorieux et un avenir plus qu’incertain. La démonstration n’est ni explicite, ni éloquente, illustrée dans une succession de scènes captant un quotidien morose sous un chaud soleil d’été, prétexte idéal pour boire, fraterniser, ou se comporter (à l’occasion) comme un abruti.
Valeska Grisebach ne chante pas les louanges du grand idéal européen, montrant, à échelle humaine, les effets, et parfois les dégâts, de ce grand brassage identitaire. Meinhard, électron libre dans un monde dont il ne comprend pas toujours les codes, ne fait pas étalage de ses voyages, ni de ses blessures. Or, sa posture curieuse, patiente, voire bienveillante, en rupture avec celle de ses camarades, en dit beaucoup sur celle de la cinéaste : laissez aussi le territoire vous conquérir…