Heimat is a Space in Time, de Thomas Heise
Leur vingtième siècle
Au moment d’aborder l’œuvre et la démarche du cinéaste allemand Thomas Heise (né en ex-République démocratique allemande en 1955), les termes « archéologique » et « généalogique » surgissent naturellement. Ils décrivent avec justesse ce véritable film-fleuve, Heimat is a Space of Time, dont la première mondiale a eu lieu en février dernier dans la section Forum du Festival de Berlin.
Von André Lavoie
À cette occasion, Thomas Heise décrivait l’essentiel de sa méthode : « J’agis comme si tout s’était
déroulé il y a plus de 2000 ans, alors que personne ne sait rien de ce qui se passait à ce moment-là. Tous ces fragments sont les seules choses à portée de main pour l’illustrer, même s’il y a forcément des espaces vides. Et l’on peut combler ces vides par un véritable travail de réflexion. » [Trad. d. l'auteur]
Cette approche trouve son expression la plus radicale, la plus minimaliste, et la plus éloquente dans cet immense portrait de famille, doublé d’une imposante chronique du XXe siècle allemand. Ses fureurs et ses tumultes ont largement façonné le monde, mais aussi, et surtout, un peuple humilié par les défaites, écrasé par la misère, et dont le territoire fut divisé par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale. Les grands-parents, les parents, et Thomas Heise à leur suite furent tout à la fois spectateurs, acteurs et victimes de ces évènements, de ces transformations, entre la montée du nazisme, la toute-puissance du communisme, et la chute du mur de Berlin.
Une évocation subtile et décalée
Tout comme ces nombreux trains qui avancent lentement au milieu d’une gare de triage, image récurrente dans Heimat is a Space of Time, Thomas Heise ne se laisse jamais bousculer en tissant cette vaste courtepointe composée autant de secrets familiaux que de vérités historiques. Et c’est à travers des lettres, des photographies, des enregistrements sonores, mais aussi des dissertations et des documents officiels qu’il retrace une trajectoire jamais exempte de drames, mais aussi d’amour, d’espoir, et de réflexions philosophiques.Mis à part quelques images en couleurs en introduction de ce documentaire évoquant l’exigence méticuleuse du cinéaste américain Frederick Wiseman, dont par sa durée (218 minutes), Heimat is a Space of Time baigne dans un noir et blanc qui ajoute une touche nostalgique au caractère contemporain des images. Elles ne sont jamais, ou rarement, des calques du propos, plutôt une évocation subtile et décalée.
La sensibilité du cinéaste prend en partie sa source dans les conceptions pacifistes de son grand-père Wilhelm, dont on entend le manifeste antimilitariste écrit en 1912 dans le cadre d’un travail scolaire. Cet homme fréquentera dix ans plus tard une fille de la bonne société viennoise, Edith Hirschhorn, et leur correspondance évoquera quelques inquiétudes concernant les origines juives de sa future épouse.
De cette union naîtra Wolfgang, qui deviendra plus tard philosophe, un des plus éminents de l’Allemagne de l’Est, et dont l’un des mentors fut le célèbre poète et dramaturge Heiner Müller. Wolfgang connaîtra l’horreur des camps de travail, emprisonné car son crime fut d’être l’enfant d’un « mariage mixte » : son père et ses sœurs, eux, n’ont pas survécu… Quant à Rosemarie, celle qui deviendra la conjointe de Wolfgang, et incidemment la mère de Thomas, elle assistera, de loin, à la destruction de Dresde en 1945, décrite ici sans grandiloquence et certainement l’un des moments les plus émouvants du film.
Mais l’émotion n’est jamais excessive ou larmoyante dans cette traversée du XXe siècle presque toujours habitée par une seule et même voix : celle du cinéaste. Il s’octroie tous les « rôles », tous les « personnages », lisant d’une voix le plus souvent neutre les différents documents qui lui permettent de remonter le fil d’une généalogie où les libres penseurs et les intellectuels de haut vol dominent dans toutes les branches. Rosemarie sera d’ailleurs l’une des présidentes de l’Union des écrivains de l’Allemagne de l’Est, et, ajout qui ne manque pas d’ironie, Thomas Heise s’applique aussi à lire des lettres d’un ancien prétendant de sa mère, passé à l’Ouest…
Alors qu’est brièvement évoqué Week-end (1967), de Jean-Luc Godard, on ne peut s’empêcher de voir dans les longs travellings de Thomas Heise une influence (plus ou moins) directe. Par exemple, dans un mouvement vertical d’une langueur angoissante et infinie, il scrute la liste de tous ces Juifs envoyés dans les ghettos des différentes villes d’Europe de l’Est, illustrant, même si la chose est depuis longtemps connue, la précision maniaque et machiavélique de la machine nazie.
Personne ne sort indemne de cette expérience immersive au cœur de l’Histoire, vue ici comme un gigantesque casse-tête avec quelques morceaux épars, entre discours et silences, voix d’outre-tombe et paysages le plus souvent dépeuplés.