Wir (No Hard Feelings), de Faraz Shariat
Ils sont le futur (ou veulent bien y croire)
Imaginez un producteur capable de fusionner les personnalités de deux cinéastes aux trajectoires parfaitement opposées, évoluant dans des pays très différents, et séparés par la langue. L’un d’entre eux pourrait s’amuser à créer une osmose parfaite entre Fatih Akin (« Head-On », « Soul Kitchen », « In the Fade ») et Xavier Dolan (« J’ai tué ma mère », « Mommy », « Tom à la ferme »). Le résultat de cette alchimie ? Un cinéaste ressemblant à Faraz Shariat, lui dont le premier long métrage de fiction, « Wir (No Hard Feelings) », fut couronné d’un Teddy Award au Festival international du film de Berlin en 2020.
Von André Lavoie
Avec le premier, il partage une histoire de déracinement et d’inconfort culturel ; Fatih Akin est né à Hambourg de parents d’origine turque, alors que la ville natale de Shariat est Cologne, ayant grandi au sein d’une famille d’origine iranienne. Avec le second, au-delà de la manière frontale d’aborder les questions d’identité sexuelle, il n’hésite pas à puiser dans sa propre histoire pour la transformer en matière à cinéma. Les résonances de J’ai tué ma mère étaient fortement autobiographiques, et on peut en dire autant de No Hard Feelings, Shariat poussant les parallèles jusqu’à se servir de films de famille en introduction et en conclusion pour donner une aura d’authenticité au passé de son alter ego. Même si la bouille du gamin ressemble davantage à celle du cinéaste que de son héros.
Ses nuits sont plus belles que ses jours
Il se nomme Parvis (impudique et courageux Benny Radjaipour), jeune éphèbe ne faisant jamais de cachettes sur ses préférences sexuelles, sachant toutefois faire profil bas au moment de se protéger contre l’homophobie ou le racisme ambiant. Enfant de parents immigrants qui n’a rien de connu de l’Iran, si ce n’est quelques voyages, il subit même les railleries de ses compatriotes exilés lorsqu’il parle un farsi mâtiné d’allemand, qu’il maîtrise nettement mieux. Cette connaissance des deux langues va d’ailleurs être utile aux employés d’un centre pour réfugiés tenu par la Croix-Rouge, là où Parvis doit exécuter 120 heures de travaux communautaires comme sentence pour vol à l’étalage. Il ignore encore à quel point ce lieu sera pour lui un point tournant : pour son éducation citoyenne tout autant que sentimentale. Car il faut bien l’admettre, Parvis est davantage en phase avec la superficialité de son époque et de sa génération, posant sur son quotidien un perpétuel filtre Instagram – l’esthétique du film évoque souvent ce maniérisme coloré -, plus soucieux de réussir ses égoportraits que de s’inquiéter du sort des réfugiés. L’Allemagne en a tout de même accueilli 1,6 million en 2015, un geste étonnant de la chancelière Angela Merkel que plusieurs ont encore du mal à s’expliquer aujourd’hui… Mais Parvis n’en a cure, préférant draguer dans les clubs, débarquer chez un inconnu pour une partie de jambes qui ne laisse rien à l’imagination du spectateur, Shariat y injectant aussi une bonne dose de racisme ordinaire. Car l’inconnu ne trouve rien de plus romantique à déclarer à Parvis qu’il n’a pas l’habitude d’avoir « des Grecs ou des Turcs » dans son lit.Entre beuveries et ébats sexuels expéditifs, l’employé peu enthousiaste de la Croix-Rouge se découvre une nouvelle motivation à se rendre au travail. Amon (Eidin Jalali), réfugié iranien, essaie comme il peut de dissimuler son attirance pour Parvis, alors que lui n’arrive tout simplement pas à cacher son jeu. Et cela n’échappe pas à Banafshe (Banafshe Hourmazdi, d’une présence éclatante), la sœur d’Amon, elle aussi réfugiée, à la fois énergique et insolente, peut-être un peu trop au goût des autorités locales.
Leurs amours imaginaires
Dans un esprit de camaraderie qui n’est pas sans rappeler celui du trio infernal de Jules et Jim, de François Truffaut, ou des Amours imaginaires, de Dolan, Parvis, Amon et Banafshe en viennent vite à former un clan. D’abord lié par leurs virées nocturnes au milieu d’une banlieue tranquille, mais peu à peu cimentés par la solidarité, et bien sûr l’attirance des deux garçons qui se savent observés, surtout des autres réfugiés du centre brandissant leur homophobie comme un trophée.Tout le contraire de la famille de Parvis. On ignore jusqu’à quel point ses parents – ceux du cinéaste jouent ici leur propre rôle – sont embarrassés devant une orientation sexuelle que le garçon refuse de camoufler, ou par son méfait qui lui a valu cette condamnation à des travaux communautaires, accomplis ici avec une évidente désinvolture. C’est d’ailleurs ce qui caractérise ses rapports aux autres, avec sa famille comme son entourage qui ne semble là que pour servir ses pulsions sexuelles et son incommensurable besoin d’amour. Dans son patelin, entre d’anciens amants encore enfermés dans leur placard et les nouveaux qu’il recherche avec une avidité maladive, on le considère comme un extra-terrestre, pas si différent de ces réfugiés qui eux le renvoient à ses déchirements culturels. Qu’est-ce qui fait de lui un Allemand aux yeux de ces Iraniens déracinés, et pourquoi apparaît-il comme un étranger en Allemagne alors qu’il est né dans ce pays?
Ces questions, Faraz Shariat les expose dans une chronique sociale et un portrait de famille à la fois lumineux et pessimiste, se mettant en quelque sorte à nu. Il refuse surtout de céder au cliché du conservatisme des immigrants de première génération (même s’ils sont rongés par le deuil de la terre natale) et celui du multiculturalisme bienveillant des sociétés occidentales (le vernis de la tolérance craque ici très vite). À ce trio dépareillé, uni par le vague espoir d’un (autre) ailleurs meilleur, peut-être même en Suisse!, le cinéaste leur offre une nouvelle chance dans une nature luxuriante, répétant comme un mantra « Je suis le futur » ou « Le monde est à nous ». N’allez pas les détromper.