« The Billion Dollar Code »
L’art venu du futur
La vie de l'artiste Joachim Sauter a inspiré la série acclamée de Netflix « The Billion Dollar Code ». Qui était l'homme qui a défié Google ?
De Niklas Maak
Il y a des œuvres d'art qui semblent sortir des profondeurs du passé. On voit des choses dans des galeries qui rappellent des bifaces ou des peintures rupestres. Et puis, beaucoup plus rarement, il y a des œuvres qui donnent l'impression de venir du futur. C'est le cas de l'œuvre « Zerseher ». On se trouve devant un tableau - plus précisément devant un écran sur lequel on peut voir le tableau de Giovanni Francesco Caroto « Portrait d’un enfant montrant un dessin ». Lorsque l'on regarde l'image sur l'écran, il se passe quelque chose d'inquiétant : les parties de l'image que l'on est en train de regarder disparaissent, elles sont effacées du tableau comme par magie. Si le regard se porte sur les yeux du garçon, un battement de cils plus tard, ils ne sont plus visibles. C'est comme si nos propres yeux dévoraient le tableau.
Cet effet est dû à une caméra qui suit les yeux du spectateur. Avec l’aide de cette caméra, un ordinateur analyse la position des yeux et un algorithme rend l'image floue à l’endroit où l'on regarde. Si cette œuvre était présentée aujourd'hui dans une galerie, elle serait saluée comme une réaction à l'omniprésence des caméras qui filment tout ce que nous faisons et dont les résultats sont analysés par des algorithmes : les caméras de surveillance dans les supermarchés, les caméras dans les nouvelles voitures qui observent les yeux du conducteur afin qu'un algorithme puisse calculer si celui-ci est fatigué.
Le « Zerseher » décrit assez précisément la situation dans laquelle les entreprises numériques ont conduit le monde en 2021 - sauf que cette œuvre d'art ne date pas d'aujourd'hui. C'est l'une des premières œuvres à utiliser l'ordinateur pour créer de l'art interactif et, bien avant l'avènement du capitalisme de surveillance numérique, elle en montre déjà les conséquences de manière très concrète. Et si elle n'est pas citée aujourd'hui dans le même souffle que le « TV Buddha » de Nam June Paik, c'est parce que Joachim Sauter, l'auteur de cette œuvre, n’était pas intéressé par une carrière classique dans le monde de l'art. Pourtant, « Zerseher » présente de nombreux parallèles avec « TV Buddha » : on y voit une statue de Bouddha assise devant un téléviseur, une caméra vidéo la filme de sorte qu'on a l'impression que le Bouddha fixe sa propre image en boucle. Paik a présenté son œuvre, célébrée comme le symbole de l'ère des médias, dans une galerie en 1974 - Sauter a présenté la sienne à Ars Electronica en 1992.
Il avait alors 33 ans, il était l'un des plus jeunes professeurs d'art en Allemagne et cofondateur d’une agence dont personne ne comprenait tout à fait la position entre l'art, la recherche et le design, dans une Allemagne où l'on croyait à une distinction entre ces secteurs. Fondée à Berlin en 1988 par des artistes, des scientifiques et des hackers, en grande partie à l’initiative de Sauter, Art+Com entretenait des relations étroites avec le Chaos Computer Club, en plus d’explorer les possibilités offertes par la réalité virtuelle et par l'ordinateur en tant que moyen de communication. Cette agence s’intéressait également à l’utilisation d’interfaces pour repenser la relation autoritaire entre le spectateur passif et l'artiste actif.
Ce que Sauter avait en tête, c'était une sorte de Massachusetts Institute of Technology à Berlin. Ce qu'il faisait était souvent époustouflant: les animations 3D d'Art+Com étaient utilisées pour des recherches archéologiques; avec TrojaVR, on pouvait se promener dans l'ancienne Troie. Et ce que Sauter et ses amis ont présenté en 1994 était encore plus étonnant : un navigateur planétaire qui traitait les photos aériennes, les images satellites, les cartes et les données météorologiques en temps réel et permettait à l’utilisateur de zoomer depuis l'espace sur des rues et des vallées dans le monde entier. C’est pourquoi le projet a été baptisé « Terravision ». En 1996, Art+Com déposait une demande de brevet pour ce logiciel de visualisation de la Terre. Auparavant, Sauter avait montré la « Terravision », cofinancée par la Deutsche Telekom, au Japon et dans la Silicon Valley - et c'est sans doute à ce moment-là qu'a commencé l'histoire racontée dans la célèbre série Netflix « The Billion Dollar Code », une fiction « basée sur une histoire vraie ». C'est l'histoire de Sauter. C'est l'histoire de quelques amis qui n'acceptent pas que la Silicon Valley leur vole leur logiciel et le commercialise sous le nom de « Google Earth ».
Dans la série de Netflix, le pionnier de l'art numérique s'appelle Carsten Schlüter, et son ami hacker, Juri. Un bureaucrate clairvoyant de la Deutsche Telekom finance leurs projets, ce qui leur permet de faire quelque chose que personne ne pensait réalisable en raison du volume de données à traiter. Terravision est présentée au Japon et remporte un énorme succès - tout le monde veut zoomer sur son village natal. Ce qui n'était qu'un projet artistique est devenu un logiciel qui a changé notre regard sur le monde entier. Mais l'argent manque pour une production en série. Le développeur en chef de Silicon Graphics, que Juri vénère comme une divinité, peut le lui fournir. Il s'avère bientôt qu'il lui vole tout simplement son logiciel. Le reste de la série est un polar judiciaire captivant qui montre comment Google écrase tout ce qui se trouve sur son chemin. Les Allemands finissent par perdre la bataille juridique sur les brevets.
Dans la vraie vie, Sauter avait présenté Terravision au fabricant d'ordinateurs SGI ; son développeur en chef, Michael T. Jones, a fondé sa propre entreprise - et a soudain présenté le « Earth Viewer », rebaptisé « Google Earth » après la vente de son entreprise à Google.
Art+Com emploie aujourd'hui environ quatre-vingt-dix personnes et produit des installations médiatiques que le collègue et ami de Sauter, Christian Möller, enseignant à Los Angeles, qualifie de « chefs-d'œuvre inégalés sur le plan du design ». Il s'agit de sculptures cinétiques qui réagissent aux mouvements du public. L'une d'entre elles est composée de plus de mille sphères métalliques suspendues à des fils fins. Commandées de manière centralisée, elles peuvent prendre n'importe quelle forme, comme un banc de poissons. Ce que Sauter voulait, c’était de connecter le numérique avec ses effets dans l'espace, avec l'expérience physique.
Il avait toujours dix ans d'avance.
Werner Aisslinger à propos de Joachim Sauter
« Il avait toujours dix ans d’avance", dit-il. « Ce qu’il faisait devenait réalité le surlendemain. Mais il n’a jamais été l’égomaniaque qui visait avant tout une carrière d'artiste. D'autres avec son talent seraient au moins devenus un autre Ai Weiwei ». Pour une fois, il ne serait pas exagéré d’employer le terme interdit et surutilisé de « visionnaire » pour parler de Joachim Sauter et de ses œuvres, qui traitent de la détérioration stratégique de notre vision par les groupes de conscience numériques, mais aussi du potentiel d'une numérisation libérée des griffes de la Silicon Valley.
Joachim Sauter est mort l’été dernier d'un cancer foudroyant. Son décès a semé la consternation, mais son art demeure - et lutte contre le monde manipulateur de Google avec bien plus de succès que tous les avocats ne pourraient le faire.