Open Memory Box
Une boîte remplie de souvenirs
La vie quotidienne dans l'Est est restée relativement méconnue pendant de nombreuses années. Les turbulences de la réunification ont éclipsé le côté humain de cet événement historique. Ainsi, jusqu'à ces dernières années, on ne connaissait que très peu de documents multimédias privés de l'époque derrière le « rideau de fer ». Les récits faisaient tantôt état d'une grande solidarité, tantôt de pénuries économiques.
Un projet baptisé Open Memory Box tente aujourd'hui de combler ces lacunes. Cette "boîte à souvenirs ouverte" contient une collection de vidéos familiales de la partie est de l'Allemagne, des années 1940 aux années 1990. Plus de 400 heures de films, classées par mots-clés, déposants, période et autres critères de contenu, librement accessibles sur le site Internet du projet, constituent la plus vaste collection de documents cinématographiques privés de la RDA à ce jour. À l'occasion de l’inauguration de la projection d’une série de films dédiés au thème des fêtes de fin d’années au Goethe-Institut, nous nous sommes entretenus avec le cofondateur d'Open Memory Box, Laurence McFalls, professeur au Centre canadien d'études allemandes et européennes et au département de sciences politiques de l'Université de Montréal.
Vision noire ou édulcorée
Laurence McFalls, comment est née l'Open Memory Box ?Laurence McFalls: Le concept de l'Open Memory Box remonte à 2012, lorsque j'ai fait la connaissance du cinéaste suédo-argentin Alberto Herskovits. Nous avons commencé à discuter du problème de l’aplanissement de la culture du souvenir est-allemand et de l'occultation de l'identité est-allemande, surtout à Berlin. Nous avons constaté que nous avions tous deux, indépendamment l'un de l'autre, déjà interrogé des personnes dans les nouveaux Länder depuis les années 1990 sur leur vie en RDA et leur vécu de la chute du mur. A l'Ouest, on ne connaissait en fait que ce qui était écrit dans les journaux, et il s'agissait le plus souvent soit d’une vision pessimiste, soit édulcorée, de La vie des autres ou Good-Bye Lenin, et cette colonisation médiatique semblait également avoir un fort impact sur la culture du souvenir en Allemagne de l'Est. Les zones grises, à l'intérieur desquelles se déroule ce qui est intéressant, ne faisaient pas partie de cette couverture médiatique. Il s'agissait pour nous de savoir comment faire revivre cette culture du souvenir. Les enregistrements privés sans grande production s'y prêtent très bien. Comme dans le film Les Années Super 8 d'Annie Ernaux, ce matériel donne une impression de temps qui transforme la banalité de la vie en un document d'époque impressionnant.
Alors comment avez-vous eu accès à ces films ?
Nous avons tenu une conférence de presse le 8 juillet 2014, organisée par la Fondation fédérale allemande pour la recherche sur la dictature du SED, au cours de laquelle nous avons lancé un appel à l'envoi de films privés, aussi banals soient-ils. Ce fut un grand succès : en l'espace de quelques heures, on nous avait déjà proposé une énorme quantité de matériel, les premiers paquets sont arrivés chez nous, au Prenzlauer Berg, après seulement 24 heures. En l'espace de quelques jours, nous en avions tellement que nous avons demandé aux médias d'annoncer que c'était suffisant. Et c'est ce que nous avons délibérément décidé de faire, car les archives, lorsqu'elles visent l'exhaustivité, sont problématiques parce qu'elles veulent tout avoir, tout contrôler et deviennent ainsi totalitaires. Elles prétendent pouvoir tout organiser. Mais en réalité, les archives ne sont qu'un amalgame, que l'on essaie de faire passer pour ordonner.
Savez-vous d'où vient l'énorme intérêt de participer et de soumettre autant de films si rapidement ?
Il devait s'agir d'une journée médiatique extrêmement tranquille en Allemagne, car notre appel a été diffusé sur toutes les chaînes. De nombreuses personnes étaient donc au courant et nous avions proposé de numériser le matériel et de le renvoyer sous forme de DVD. Sur les 150 familles qui ont finalement envoyé le matériel, la moitié était probablement plus intéressée par la numérisation, ce que l’on peut très bien comprendre. L'autre moitié était plutôt intéressée par le projet et sa contribution à l'histoire.
Une archive est totalitaire
Comment les archives ont-elles évolué par la suite ?Après la numérisation, qui a pris deux ans pour être achevée, nous avions au total 2.280 ce que nous appelons des « rouleaux » dans la collection. La collection est d'abord organisée en boîtes, c'est-à-dire l'ensemble du matériel déposé par la famille. Dans les boîtes se trouvent les rouleaux, c'est-à-dire les bandes physiques, qui contiennent à leur tour des histoires, des récits que nous montons sous forme de courts métrages à partir d'interviews avec les déposants. Nous avons ensuite attribué des mots-clés à tous les rouleaux et les avons présentés sur le site web. Avant de transférer le matériel numérique sur 100 disques durs aux archives fédérales, nous avions encore produit des images individuelles de tout, soit environ 20 millions. Nous pouvons ainsi garantir que le matériel ne sera pas perdu, comme c'est malheureusement parfois le cas avec les formats numériques.
En plus des archives, il existe un anti-archive. Qu'est-ce que c'est ?
L'anti-archive se nourrit du même matériel, mais il s'agit à chaque fois d'extraits de deux secondes d'une longueur d'exactement 50 images sur un thème précis, comme par exemple Alexanderplatz, le seul thème relativement concret, ou un mouvement, comme le fait de tourner ou encore un sentiment comme la peur. Tout cela, Alberto et moi l'avons fait laborieusement. Comme je l'ai dit tout à l'heure, une archive est totalitaire, tout est pour ainsi dire pré-mâché. Les catégories sont tout simplement imposées. Si on ne sait pas ce qu'on veut ou ce qu'on cherche, ce n'est pas amusant. Nous avons donc essayé d'inventer des catégories plutôt ludiques. Jacques Derrida a parlé dans Mal d'archive d'une 'anarchive'. Mais c'était trop intellectuel pour nous, alors nous l'avons simplement appelé anti-archives, même si c'est en fait la même idée.
« Tirer », la « sécurité » ou la « marche »
Comment êtes-vous arrivés à ces termes pour l'anti-archive ?Outre les termes évidents comme les couleurs ou les lieux, nous avons également cherché des thèmes qui ont une signification dans le contexte historique et les avons ensuite transposés de manière ironique. La liberté en est un exemple. Cette contribution n'est pas seulement attrayante dans le contexte de la RDA, mais elle contient toutes les interprétations possibles du concept de liberté. « Tirer », la « sécurité » ou la « marche » sont d'autres exemples. Mais maintenant, il est possible de passer directement de l'anti-archive au rouleau qui y est rattaché pour en savoir plus sur cette famille ou cette personne particulière. Nous ne donnons toutefois pas de mode d'emploi, la page est conçue comme un voyage de découverte.
Les histoires constituent une partie particulièrement passionnante de la Memory Box.
Lorsque nous avons renvoyé les films numérisés aux personnes qui nous les ont envoyés, nous avons joint un formulaire demandant quelques explications sur le contexte des films. Avec des questions sur les détails dans les vidéos - ce qui y est montré exactement, comment les personnes sont liées, où cela se trouve. Environ la moitié des personnes ont rempli le formulaire, et nous savions donc déjà qui pourrait peut-être nous en dire plus sur les films. C'est de là qu'est née l'idée des histoires - des contributions issues du matériel et commentées par les personnes. Au préalable, nous avons parfois fortement réduit le matériel, nous sommes allés chez les personnes qui nous l'ont soumis et nous l'avons ensuite visionné avec elles et enregistré leurs commentaires. Parfois, elles racontent d'autres choses que ce que l'on peut voir. Ce qui est intéressant, c'est que les images ne montrent presque que des situations joyeuses, car les gens ne filment pas de catastrophes ou de situations tristes. Mais dans les commentaires, on entendait souvent des choses plus profondes.
Les privations, nous ne les avons pas ressenties comme ça
(extrait de la boîte 16 « Sonne juif », famille Rosenbaum).
Je viens de penser à l'un des derniers films sortis, Cela sonne juif, dans lequel raconte la femme que l'on voit danser avec sa sœur au tout début. Elle a aujourd'hui environ 85 ans et raconte de manière très saisissante la période de la guerre. Un autre exemple de la banalité de la vie qui est devenu un document d'époque précieux et passionnant.
Quand tu parles de 150 familles, c'est un échantillon relativement petit. Quel genre de personnes étaient-elles ? Y avait-il certains recoupements démographiques ?
La photographie est un art petit-bourgeois, tout comme le cinéma. Beaucoup de ces personnes sont issu de la classe moyenne, et il y a aussi relativement beaucoup de médecins. Mais ce n'est pas comme si c'était exclusivement des classes éduquées ou des gens fidèles au parti qui participaient. La production était très chère à l'époque, peut-être 8 marks, pour un salaire mensuel de 200 à 300 marks, mais avec un loyer de 20 marks, il restait quand même quelque chose, les gens avaient donc un peud'argent et ils avaient aussi du temps libre. Ceux qui le voulaient pouvaient donc s'offrir un tel hobby. L'une des plus belles histoires est celle d'un homme qui n'avait en fait qu'une formation de chauffeur, mais qui avait un grand talent pour filmer et qui avait fourni des images tout à fait fascinantes. Il savait filmer et avait l'œil.
Le
Open Memory Box
En quelques chiffres :
- Début de la collection : 2014
- Période couverte par les vidéos : 1942-1991
- 415 heures de durée totale
- 149 familles, 102 lieux (DDR & « pays socialistes »)
Laurence McFalls
Laurence McFalls (Ph.D.) est professeur de sciences politiques et directeur du Centre canadien d'études germaniques et européennes (CCGES) à l'Université de Montréal. Ses intérêts de recherche comprennent les théories politiques et sociales, Max Weber, les interventions militaro-humanitaires, la culture politique, l'épistémologie et la méthodologie dans les sciences sociales, ainsi que l'Europe occidentale et centrale. Il est porte-parole de l'école doctorale internationale « IRTG Diversity ».Pour plus d'informations : https://irtg-diversity.com/media/pdf/cv_laurence_mc_falls.pdf