Nelken est l'une des pièces les plus importantes et les plus jouées de Pina Bausch dans le monde entier.
Nous vous présentons ici les œuvres de l'artiste photographe de renommée internationale Ursula Kaufmann, qui feront l'objet d'une exposition-projection dans les vitrines du Goethe-Institut Montreal à l'automne 2020.
Je ne m'intéresse pas tant à la façon dont les gens bougent qu'à ce qui les remue profondément.
Pina Bausch
La scène est un immense champ d'œillets artificiels, sur lequel les danseuses et danseurs se déplacent lentement pour ne pas piétiner cette mer rose de fleurs. Au cours de la représentation, qui dure près de deux heures, l'ambiance paisible se transforme, le chaos s'installe, des chaises sont apportées sur la scène, et les danseurs y effectuent des mouvements homogènes. À la fin, les œillets reposent sur le sol, piétinés. Lutz Förster interprète The Man I Love en langue des signes. Pina Bausch crée des images qui font rire et pleurer. La pièce parle d'amour, de désirs inassouvis, d'humiliation et de cruauté mentale. Même après 38 ans, les danseuses et danseurs sont ovationnés à la fin des représentations de Nelken.
Essen, 19 août 2020
Ursula Kaufmann
« Nelken-Line » Montréal
Le diffuseur Danse Danse devait présenter « Nelken », la célèbre pièce de la chorégraphe Pina Bausch, pour ouvrir sa saison 2020/21. La situation actuelle l'ayant contraint.e.s d'annuler le spectacle, Danse Danse a trouvé des solutions virtuelles pour faire vivre la danse et l'esprit de Pina Bausch au-delà de nos écrans.
Après un atelier de danse en ligne sur la Nelken Line avec Anik Bissonnette, directrice artistique de l’École supérieure de ballet du Québec, Danse Danse a fait appel à votre créativité et à vos belles vidéos pour monter une Nelken Line unique. Du Québec à la France, il a réuni plus d'une vingtaine de chorégraphies.
LE PROJET, NELKEN-LINE
En 2017, la Fondation Pina Bausch – visant à perpétuer l’héritage de la fondatrice de la danse-théâtre – a lancé le Projet Nelken Line qui a depuis rassemblé des milliers d’amateurs de danse du monde entier. Le concept est simple : grâce à un tutoriel, les participants apprennent une séquence de la pièce Nelken, avant de se réunir pour la danser en défilant sur une place publique. Le résultat est filmé et la vidéo transmise à la fondation qui l’archive et la diffuse, créant ainsi une émouvante communauté internationale qui partage en dansant l’humanité profonde de Pina Bausch.
Un bon photographe sait justement comment saisir les moments clés d'une chorégraphie. Il est capable de transmettre le mouvement par l'immobilité et d’illustrer les caractéristiques stylistiques d'une production. Mais cela nécessite un œil averti, qui lui permet d’appuyer sur le déclencheur aux moments décisifs.
Ursula Kaufmann
La photographe Ursula Kaufmann, basée à Essen, a ce regard; elle est une véritable perle pour le milieu de la danse. Un jour, dans une entrevue, on lui a demandé comment elle reconnaissait le moment où elle devait appuyer sur le déclencheur. Ce à quoi elle a répondu qu'elle ne pouvait pas l'expliquer avec des mots, que son sentiment lui indiquait le bon moment, et que ce sentiment ne la trompait pas. Ainsi, depuis qu'elle se consacre à la photographie de danse, soit depuis 1984, elle a immortalisé les productions de nombreux ensembles. Qu’ils soient nationaux ou internationaux, qu'il s'agisse de compagnies municipales ou de troupes indépendantes, Ursula Kaufmann les connaît tous, et elle aborde chaque production avec la même passion, le même enthousiasme.
La danse vit des images qu'elle crée, elle est sans paroles uniquement dans la mesure où elle n'utilise pas le langage parlé. Mais elle peut raconter une quantité infinie de choses au spectateur à travers les images, les mouvements et l'atmosphère. Avec son appareil photo, Ursula Kaufmann saisit des sections individuelles des « histoires de la danse » et éveille inévitablement la curiosité des spectatrices et spectateurs à l'ensemble de l'histoire. »
Ursula Kaufmann à propos de son exposition
« Je ne m'intéresse pas tant à la façon dont les gens bougent qu'à ce qui les remue profondément. » Cette déclaration, la plus citée de Pina Bausch, je l’applique à mon travail de photographe.
Mes photos ne doivent pas simplement documenter ou constituer une œuvre d'art indépendante. Permettez-moi de citer Beate Sokoll (Zentrum für ZeitgenössischenTanz), qui a rédigé la préface de ma publication Getanzte Augenblicke, Ursula Kaufmann photographiert Pina Bausch und das Tanztheater Wuppertal, parue chez Verlag Müller und Busmann en 2005 :
« La danse, pour reprendre un mot souvent utilisé, est considérée comme le ʻplus fugace des artsʼ. Sans les moyens du langage, d’un livret, d’un texte, les mouvements s’évanouissent pratiquement au moment même où ils sont créés. Si un spectateur n'a pas suivi un mouvement, alors ce mouvement s’échappe sans que personne ne s'en aperçoive. Les notations ou les enregistrements vidéo ne suffisent pas à saisir cette forme d'art scénique. Cependant, il est possible de documenter un petit moment d'une chorégraphie avec une caméra, de le figer en quelque sorte et de le rendre disponible. »
Représentation de « Nelken » de Pina Bausch au Tanztheater Wuppertal photographié par Ursula Kaufmann
La beauté du moment est au cœur de mon travail de photographe. Je suis ouverte au moment et je me laisse surprendre. Ainsi, je peux réagir à partir de mes propres émotions. Dans le cas particulier des photos de Pina Bausch, le spectateur doit se retrouver à nouveau dans la pièce ou avoir envie de la voir à tout prix. Photographiquement parlant, c’est dans le domaine du Tanztheater que je suis le plus à l’aise. Ce n’est pas la technique qui m’intéresse, mais l’intériorité du danseur, à travers laquelle j'essaie de comprendre la pièce. Les photos statiques, comme dans l'architecture ou les paysages, ont leur charme. Mais c'est le mouvement qui me met au défi. C'est fascinant de saisir le bon moment.
Je cite ici Jochen Schmidt, un ancien critique de danse, décédé aujourd’hui, du journal Frankfurter Allgemeine Zeitung.
« Pourquoi ne puis-je jamais refuser d’écrire quelque chose sur Pina Bausch - comme cette préface d'un nouveau livre de la photographe Ursula Kaufmann, que je tiens en si haute estime ? La raison en est peut-être le fait que la chorégraphe - du moins pour moi - représente encore, en ce début de 21e siècle, un défi latent, une chose que j’avais écrite il y a 23 ans, mais cette fois-là pour la préface d'un autre livre sur Pina Bausch, celui de Hedwig Müller et Norbert Servos. Pina Bausch ne s’esquive pas et ne permet pas au spectateur de le faire. Elle est pour tout le monde, y compris ses détracteurs, un rappel constant de notre propre imperfection, une contrariété permanente, un appel constant à renoncer à la routine et à l'inertie mentale, à jeter la dureté de cœur par-dessus bord et à s’abandonner à la confiance mutuelle, le respect mutuel, la considération, le partenariat. Les pièces de Pina Bausch, telles que je les ai vues à l'époque et que je les vois encore aujourd'hui, suscitent la consternation et nous obligent à prendre position : on est pour ou contre. »
(Préface de ma publication Pina Bausch und das Tanztheater Wuppertal, Müller und Busmann, 2002)
J'ai vu ma première pièce de Pina Bausch en 1975, il s’agissait du Sacre du printemps. Depuis, je me passionne pour le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch. Les reprises de pièces antérieures n'ont presque rien perdu de leur actualité. Elles abordent des thèmes universels, comme la peur, l’abandon, l'amour et les désirs inassouvis entre les sexes. Et j’ai éprouvé ces sentiments encore une fois, en janvier 2020, lors de la reprise de Blaubart, une pièce créée en 1977.
Danse Danse, Montréal
Danse Danse, Montréal
Ursula Kaufmann
Née à Essen en 1945 et formée comme employée de bureau dans le domaine commercial, Ursula Kaufmann a découvert son amour pour le théâtre et la photographie dès son adolescence. Mais ce n'est qu'en 1984 que cette blonde au charme singulier, portant un chignon strict comme une ballerine classique, a combiné ses deux passions pour en faire une profession. Parce qu'elle avait un grand rêve : « J'aimerais juste une fois pouvoir photographier le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch! » Depuis qu'elle a vu le Sacre du printemps (sur une musique d’lgor Stravinsky) en 1975, elle est fascinée par la puissance extraordinaire des images, la richesse et l’originalité des mouvements ainsi que l'individualité charismatique des danseurs. « J'adore ces danseurs de Wuppertal. On n'oublie jamais leurs visages expressifs », s'enthousiasme la photographe reconnue désormais internationalement.
Ursula Kaufmann est sollicitée entre autres par la Ruhrtriennale, le Festival de Salzbourg et l'Opéra national de Paris. Ses photographies de productions théâtrales de tous genres sont publiées par les plus grands journaux du monde, dont Le Monde, El País et le New York Times. Des expositions individuelles et collectives en Allemagne et dans le monde entier - par exemple à Kyoto, Casablanca, Istanbul et New York - présentent le grand nombre de chorégraphes contemporains dont les œuvres sont immortalisées par elle. « J’aime photographier des gens », explique-t-elle simplement. « La chose la plus intéressante et la plus extraordinaire pour moi a toujours été la danse. Parce que saisir le mouvement humain a quelque chose de magique. Vous ne pouvez pas anticiper ce qui va arriver. »
Le cœur de la photographe bat avant tout pour Pina Bausch et son ensemble. Depuis 2004, Ursula Kaufmann conçoit annuellement un calendrier dédié au travail de la chorégraphe, et elle est l'auteure du calendrier grand format Bauschperpétuel paru chez Edition panorama (2010 et 2021). À ce jour, elle a publié trois volumes de photographies: Nur Du -Ursula Kaufmann fotografiert Pina Bausch und das Tanztheater Wuppertal, paru en 1998 et nommé de manière délibérément ambiguë en référence à la pièce du même nom créée aux États-Unis; Ursula Kaufmann fotografiert Pina Bausch und das Tanztheater Wuppertal (2002); et Getanzte Augenblicke - Ursula Kaufmann fotografiert Pina Bausch und das Tanztheater Wuppertal (2005). Elle saisit l'élégance, la plénitude, la couleur et la mélancolie des pièces de Bausch avec une rare authenticité.
Ursula Kaufmann se souvient de sa première rencontre personnelle avec la légendaire chorégraphe, rencontre qu’elle qualifie de « parfaitement banale ». C’est sur le palier d’un escalier qu’elle a été présentée à l'icône de la danse, taciturne et timide. Mais lorsque Pina Bausch a vu les photos de Kaufmann pour le premier livre qu’elle allait publier, ce fut « une sorte de coup de foudre, car nous avions la même méthode de travail » - rien n’était feint, tout était vrai, des images d’une grande précision. Pendant près de trois heures, Pina Bausch a approuvé la sélection de photos pour Nur Du, en expliquant calmement chaque « oui », « non » ou « éventuellement » en détail. « Elle a refusé une de mes photos préférées », se souvient Kaufmann, « et ce pour la raison suivante : les danseurs n'ont pas de contact oculaire, mais ils doivent en avoir un dans cette scène ».
Ursula Kaufmann a également appris l’importance des détails psychologiques ou pratiques dans le travail minutieux de Bausch lors de la pièce Wiesenland, inspirée d’un séjour de la chorégraphe en Hongrie. Pendant la répétition générale, le fougueux danseur Mendoza de Fernando Suel a spontanément fait irruption dans la salle, saisi la photographe et l'a invitée à danser la célèbre diagonale de Bausch. « J’étais au septième ciel, je me sentais comme Cendrillon dans les bras de son prince charmant », rit Kaufmann avec une légère autodérision. Malheureusement, Pina Bausch n’a pas gardé cette initiative dans la production. Prosaïque, la photographe soupçonne que la spectatrice sélectionnée à chaque représentation aurait pu porter une jupe trop étroite pour pouvoir faire les grands pas des danseurs et suivre la troupe.
En 2005, Ursula Kaufmann a passé une semaine avec Pina Bausch lors des répétitions d'Orphée et Eurydice avec le ballet de l'Opéra national de Paris. Mais elles ne se sont pas vraiment rapprochées. Bausch était trop fermée, trop absorbée par ses idées, déclare-t-elle. Sa mort a été amère. Le Tanztheater Wuppertal poursuit néanmoins son travail avec un succès international renouvelé. Et Ursula Kaufmann est toujours assise au milieu de la première rangée du parterre de l'Opéra de Wuppertal pendant les répétitions générales. « Et même si j'étais malade, je ne manquerais aucune de ces rencontres et expériences uniques ».
Marieluise Jeitschko (traduit par Caroline Gagnon)