Mathilde Weh
L’esthétique des signaux
La commissaire, musicienne et artiste Mathilde Weh parle du lien entre la musique et l’art, et de l’exposition « Techno Worlds » qu’elle a contribué à développer pour le Goethe-Institut.
Étais-tu active sur la scène techno à la fin des années 80 et au début des années 90 ?
Mathilde Weh: Un peu, oui. Je faisais moi-même de la musique. J’avais un groupe à
l’époque. Ce n’était pas de la techno, mais plutôt de la drum’n’bass. La techno m’intéressait déjà beaucoup, mais je n’étais pas une habituée des clubs. Quand j’ai entendu le groupe Front 242 pour la première fois, j’ai adoré leur musique. C’était dur et on pouvait très bien danser là-dessus. Mais la techno qui m’intéresse, c’est celle issue de la sous-culture, pas la techno commerciale. La techno de Détroit en faisait bien sûr partie, à l’époque au Tresor. C’était mon premier contact avec cette musique. À l’époque, j’étais souvent à Berlin, même si j’habitais Munich.
Selon toi, comment s’est établi le lien entre l’art et la techno ?
J’ai fait des études d’art et j’organisais déjà des expositions avant de faire de la musique. Pour moi, il a toujours été important d’inclure l’art - ou disons l’art de la performance - dans les concerts live. Il était clair pour moi qu’il n’y avait pas de séparation stricte, mais que l’art et la musique étaient toujours très liés.
Nous ne voulions surtout pas rester dans la nostalgie
Pourrais-tu nommer quelques exemples?L’artiste Daniel Pflumm, qui fait partie de notre exposition, était important pour moi. Et plus tard, Carsten Nicolai et Wolfgang Tillmans avec ses photos. Au début, la musique occupait une place centrale, mais elle est exécutée d’une certaine manière. On ne peut pas séparer les deux. Il ne s’agit pas d’accrocher des œuvres d’art dans des clubs. On peut bien sûr le faire, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Ce que je trouve passionnant, c’est que l’on associe la tenue vestimentaire, la prestation artistique et la musique.
Quelle a été l’influence de la musique comme telle sur l’art ?
Je crois à coup sûr que la particularité de la techno, c’est-à-dire ce minimalisme, cette dureté et ces coupes abruptes, a influencé le travail de nombreux artistes qui se sont intéressés à cette musique. Par exemple l’art de Ryoji Ikeda. Il est producteur de musique et artiste, tout comme Carsten Nicolai. On peut voir comment ils montent leurs vidéos ou créent leur art. Ces principes esthétiques sont également présents dans le travail du groupe d’artistes M+M, qui participe également à l’exposition. Ils ont installé un tuyau dans un club. Au début, on ne voyait pas du tout qu’il s’agissait d’une œuvre d’art. Mais ensuite ils y ont diffusé des vidéos composées d’images d’ultrasons. Les séquences étaient montées de manière aussi dure que la musique techno.
Comment as-tu perçu ce type d’art ?
Je l’ai perçu comme une toute nouvelle façon de penser l’art, c’est-à-dire que cet art n’était pas présenté dans un musée, mais simplement intégré dans un lieu. L’espace en soi était rendu audible et perceptible de manière fascinante par la techno. Cette musique produite avec des moyens électroniques suivait dans sa composition des structures totalement différentes de celles de la pop ou du rock. L’esthétique des signaux et des superpositions produite par des moyens techniques peut également être transposée sur des plans visuels, comme l’a fait par exemple Ryoji Ikeda. Les expériences acoustiques qu’il a créées en tant que producteur de musique ont un effet maximal dans une salle de club, aussi sombre que possible et éclairée seulement par des effets de lumière de temps à autre. On perd alors le sens de l’orientation et l’espace devient presque irréel.
Des œuvres très politiques
Comment as-tu transposé cela dans l’exposition « Techno Worlds » ?Il m’importait de ne pas créer une exposition purement historique portant uniquement sur l’Allemagne. Il fallait que cette exposition englobe le phénomène global de la techno. Bien sûr, il n’est pas facile de décider ce que l’on présente et ce que l’on ne présente pas. Nous ne voulions surtout pas rester dans la nostalgie, nous cherchions plutôt à montrer une vision tournée vers l’avenir de cette culture vivante. Il s'agissait aussi de montrer que la capacité de transformation et le caractère hermétique de la techno, avec toutes ses adaptations, sont assez uniques au monde dans l’histoire de la musique.
Emmène-vous voir l’exposition: qu’est-ce qu’on peut y voir?
Nous présentons des points de vue ou des réflexions artistiques sur le thème de la techno issus de différentes époques, des années 90 jusqu’à aujourd’hui. On y trouve d’une part des gens comme Daniel Pflumm ou Chicks on Speed. Certains d’entre eux étaient très connus dans les années 90 ou se sont penchés sur le sujet. Mais il y a aussi des jeunes, comme Dominique White, par exemple, une jeune artiste qui n’allait pas à des raves à l’époque, tout simplement parce qu’elle était trop jeune. Nous avons aussi des œuvres comme celles de l’Otolith Group. Ces deux artistes Londoniens ont une approche très théorique, mais leur travail est entièrement consacré à la première techno, celle de Détroit. Et puis il y a DeForrest Brown et AbuQuadim Haqq, qui se sont intéressés à l’origine afro-américaine de la techno. Dans leurs œuvres, ils abordent la thématique du colonialisme, des processus de mondialisation et ainsi de suite. Ce sont des œuvres très politiques. D’autres artistes se sont inspirés du « clubbing ». Leurs œuvres sont très politiques, en partie, et traitent des clubs, mais aussi de la culture rave en tant que communauté et lieu d’actions politiques et de résistance.
Dans quelle mesure la techno est-elle encore présente dans l’art?
J’ai demandé à l’auteur Jörg Heiser, qui a publié le livre « Doppelleben - Kunst und Popmusik » (traduction littérale: Double vie - l’art et la musique), d’écrire un article pour notre catalogue. Il y cite Wolfgang Tillmanns, et je trouve cette citation tout à fait appropriée : « Un bon club est, visuellement parlant, stimulant à un point tel que ce qu’on appelle les arts visuels n'y sont pas vraiment nécessaires. Les plus grandes œuvres d'art sont les morceaux de musique comme tels, qui y sont interprétés avec une présence délirante. Ce mélange de musique, de lumière, de mouvement, de corps, de peau, de sueur et de vêtements suffit amplement. L’ambiance dans un club est à l’image de l’art dans sa meilleure expression : elle est totalement ouverte et ne te dit pas ce que tu dois penser. En même temps, elle n’est pas quelconque, elle est très spéciale et spécifique. (...) Je pense qu’un des effets productifs dans l’association de l’art et de la vie nocturne n’est pas le fait qu’on accroche des œuvres d’art dans les clubs, mais plutôt le fait que la musique et la vie nocturne donnent lieu à différents résultats qui peuvent nourrir toutes les formes d’art possibles ». J’ai trouvé cela très intéressant. Qu’est-ce que l’art ? Il y a, par exemple, des images réalisées par Tobias Zielony ou Wolfgang Tillmans eux-mêmes. Ce sont tout simplement des photos prises dans des clubs lors d’événements. Je trouve qu’il n’existe pas véritablement d’art techno uniquement en tant qu’art visuel. Cet art est toujours en relation avec la musique.
Mathilde Weh
Mathilde Weh est commissaire d’exposition, musicienne et artiste. Elle a travaillé jusqu'en 2022 au département des arts visuels de la centrale du Goethe-Institut à Munich. Elle conseille les projets artistiques des Goethe-Instituts à l’étranger et est curatrice de l’exposition Geniale Dilletanten - Subculture des années 1980 en Allemagne. Elle a publié le catalogue du même nom en collaboration avec Leonhard Emmerling (Hatje Cantz). Ancienne animatrice et rédactrice radio, elle s’intéresse de près aux subcultures ainsi qu'à l’art et à la musique et participe à des manifestations et des débats organisés par des institutions ou des universités, comme par exemple l’Akademie der Künste de Berlin. Mathilde Weh est à l’origine du projet TECHNO WORLDS.
Liste d’écoute de Mathilde
Cette playlist est la partie disponible sur Spotify de la liste « Top Ten » des morceaux techno préférés soumise par Mathilde Weh. Malheureusement, certains morceaux ont dû être supprimés pour des raisons de licence. Pour obtenir la liste complète, veuillez écrire à la rédaction.