Alec Empire
« Nous pouvons programmer notre avenir »
En tant qu’artistes associés au label « Mille Plateaux » de Francfort, Alec Empire et son groupe Atari Teenage Riot avaient un regard politique sur les débuts de la scène techno en Allemagne.
Y a-t-il eu pour toi un moment en particulier où tu as été soufflé en entendant de la techno?
Alec Empire: Il n’y a pas eu de moment en particulier pour moi. Et ça s’explique très simplement : j’ai assisté à une soirée acid house pour la première fois à Nice en 1987. C’était vraiment de l’acid house pure. Très simple et j’ai tout de suite compris. Mais je me sentais plutôt à l’écart. Je n’ai donc pas eu cette expérience que beaucoup décrivent souvent, à savoir qu’ils se sont retrouvés dans une fête, un club ou une rave et qu’ils ont été comme transportés. Mais j’ai tout de suite compris que c’était le moyen de sortir de l’impasse dans laquelle je me trouvais à l’époque avec le punk. Avant de trouver le punk bon et d’en faire moi-même avec mon groupe à Berlin, il se trouve que, comme beaucoup de producteurs de techno plus tard, j’ai écouté et trouvé bons les premiers trucs de rap, Grandmaster Flash et ce genre de choses. Du coup, la culture DJ n’avait rien de nouveau pour moi.
Nous pouvions prendre notre avenir en main
Comment voyais-tu la scène rave à Berlin à l’époque ?Il était évident que ça deviendrait quelque chose de grand, non pas en raison de l’engouement qu’il y avait autour, mais parce que c’était aussi la solution à de nombreux problèmes dans l’industrie musicale. C’est vraiment une chose que l’on oublie souvent. La musique rock qui était liée à l’industrie musicale traditionnelle, à la structure qui existait, était très chère et n’était plus adaptée à notre époque. Il s’est avéré alors qu’on pouvait travailler beaucoup plus rapidement et à moindre coût, tout en produisant plus d’énergie. Un réseau mondial s’est alors constitué assez rapidement. Si l’on y réfléchit, en l’espace de cinq ou six ans il était devenu normal de voir des raves de 20 000 ou 30 000 personnes. Ça avait commencé dans un milieu qui en comptait environ 150. Internet n’existait pas encore. Les nouveaux sons devaient d’abord faire leur chemin dans le public. Et ça s’est fait presque tout seul. Aussi, une certaine prise de conscience totalement différente nous séparait, les gens de mon âge et moi, de la génération précédente. Nous pouvions prendre notre avenir en main, alors qu’avant, c’était toujours : « Nihilisme ! Destruction ! Et ainsi de suite ». Ces thèmes m’ont toujours fasciné - même plus tard, lorsque je considérais la techno comme une impasse - mais en fin de compte, il était clair que nous pouvions programmer notre avenir. Il suffisait de le faire et de trouver notre propre voie.
« D’où est-ce qu’ils viennent tous? »
Tu as toi-même participé à des raves illégales. Décris-nous un peu où c’était et à quoi ça ressemblait?La nouvelle se répandait généralement au moyen de flyers. C’était une méthode classique. Mais ensuite, il y a eu les répondeurs automatiques. Tu appelais un numéro de téléphone et tu apprenais où se trouvait le lieu. Ensuite, c’était vraiment simple : on installait le système de son et c’était parti. Si tu étais là en tant que DJ ou si tu participais à l’organisation, c’était toujours risqué parce que tu n’avais pas beaucoup de feedback. Il n’y avait pas de pré-vente, donc il fallait estimer à l’avance le nombre de personnes qui allaient venir. Disons que tu avais 1000 personnes - je parle des premiers événements- tu te disais alors : « D’où est-ce qu’ils viennent tous? » Et puis tu voulais répéter la même chose trois semaines plus tard. Tout à coup, il n’y avait plus que 200 personnes et tu te demandais : « Qu’est-ce qu’il y a de si différent maintenant ? ». Mais c’était aussi très intéressant, parce que c’était lié à beaucoup de risques et on avait l'impression de devoir sans cesse inventer quelque chose et chercher des lieux. Tu avais toujours besoin de nouvelles idées, par exemple en ce qui concerne le look des flyers. Est-ce que l’idée passait, est-ce qu’on la trouvait cool. C'était vraiment comme une aventure. Tu te lançais dans quelque chose et tu ne savais pas à quoi t’attendre.
Tu étais très critique à l’égard de la scène de Berlin-Ouest. Qu’est-ce qui te dérangeait ?
Les gens à Berlin-Est, et peut-être même dans un certain sens en Allemagne de l’Est, avaient un besoin extrême de liberté. Ça fait cliché, mais c’était vrai. Si le mur n’était pas tombé à ce moment-là, tout n’aurait pas explosé comme ça à l’Ouest non plus. Les gens de l’Est avaient un plus grand sentiment d’urgence. Ils étaient tous extrêmement déçus et frustrés par tout ce qui avait trait au socialisme. C’est vraiment une chose très importante, qui passe volontiers sous silence. Une partie des gens de l’Est a rejoint la scène techno. Mais d’autres, sous le coup de la colère, sont allés directement dans les milieux d’extrême droite. C’était même le cas de personnes qui avaient été punks dans les années 80 en RDA. C’était une période très difficile. C’est pourquoi, avec Atari Teenage Riot, on est arrivés avec des chansons comme Hetzjagd auf Nazis (chasse aux nazis), avec un point de vue politique que nous trouvions très important. L’attitude « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ne me convenait tout simplement pas. « On fait la fête, taisez-vous ! » n’était pas le message qu’on voulait envoyer depuis ce monde nouveau, qui était marqué par l’insécurité, la corruption au sein de la classe politique et des grandes entreprises. Une ambiance importante s’est créée dès 1990, après la chute du mur. Ce n’était pas vraiment la scène de Berlin-Ouest que je critiquais, mais plutôt ceux qui ne comprenaient pas le contexte politique ou qui s’en fichaient en quelque sorte. C’est une chose de travailler sur l’avenir, de faire naître une culture techno et d’essayer de nouvelles idées. Mais c’est une autre chose de fermer complètement les yeux sur la réalité qui se passe en dehors de ces espaces.
Je pense que les idées à l’origine de la techno d’autrefois existent toujours.
Pour nous, il y a toujours eu une différence entre le commercial et la commercialisation. « Something being commercial and the commercialisation ». Donc si la musique, ou même un certain concept de rave, de club ou d’œuvres d’art, devenaient populaires, grands et connus, alors c’était tout à fait correct. Ça ne voulait pas dire automatiquement que c’était mauvais. Ce qu’on refusait, c’était d’essayer de faire des compromis pour rejoindre un public qui n'avait rien à voir avec la musique et le milieu. Il y avait là une séparation très claire et pour nous à l'époque c’était la commercialisation. Par exemple, raccourcir un morceau pour la radio. En général, je ne suis pas contre le fait de modifier ou d’adapter des choses, cela a toujours fait partie de la culture DJ. Mais il y a une limite. Et il faut savoir où la tracer.
Comment vois-tu la techno d’aujourd'hui ?
En regardant des vidéos de sets de DJs sur les médias sociaux, on ne ressent plus cette euphorie, cet enthousiasme et cette énergie des débuts. Et pourtant c’est important ! Je trouve tragique de voir les gens brandir leur cellulaire et vouloir capter quelque chose qui n’est tout simplement pas là. C’est ainsi que je vois la techno d’aujourd’hui. Je pense que les idées à l’origine de la techno d’autrefois existent toujours. Ça peut être des stratégies pour aller de l’avant et trouver des moyens de sortir de cette impasse. Mais il faut bien sûr que les gens le reconnaissent. Si tout le monde va dans des clubs où on passe de la musique qui ne veut rien dire pour eux et qui ne reflète pas l’esprit du temps, alors ce n’est pas vivant et ce n'est pas passionnant. Le renouveau, je l’attends plutôt dans la musique électronique que dans le hip-hop ou le rock par exemple. J’espère que la techno a de l’avenir, parce qu’elle était en fait le début de quelque chose qui n’est pas encore terminé.
Alec Empire
Alexander Wilke-Steinhof, alias Alec Empire, est producteur de musique, compositeur et DJ. Il est le leader du groupe Atari Teenage Riot et le fondateur des labels Digital Hardcore Recordings et Eat Your Heart Out Records. Depuis 1991, il publie de la musique dans les styles électroniques les plus divers, notamment sur « Mille Plateaux », le label d’Achim Szepanski qui se réfère aux philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il a travaillé avec des artistes très divers, dont Björk, Nine Inch Nails et Mogwai. Alec Empire vit à Londres et se produit encore aujourd’hui, notamment avec Atari Teenage Riot.
Liste d'écoute Alec Empire
Cette playlist est la partie disponible sur Spotify des morceaux soumis par Alec Empire. Elle vous donne un petit aperçu de Digital Hardcore Recordings et de son propre œuvre. Malheureusement, pour des raisons de licence et de disponibilité, certains morceaux ont dû être supprimés. Pour obtenir la liste complète, veuillez écrire à la rédaction.