The Cleaners, de Hans Block et Moritz Riesewieck
Le dépotoir virtuel de l’humanité
Le 15 mars dernier, le tragique événement qui allait secouer la Nouvelle-Zélande, et la terre entière, fut connu quasi instantanément : un tireur d’origine australienne avait pris pour cible deux mosquées de la ville de Christchurch, tuant, en quelques minutes, cinquante personnes, en plus de faire une trentaine de blessés.
Que la nouvelle fasse les manchettes n’avait rien d’étonnant, surtout avec l’omniprésence des nouvelles technologies relayant à la vitesse de la lumière toutes les informations – les vraies comme les fausses! Or, c’est surtout le « Facebook Live » du tireur pendant son carnage qui fut cause d’étonnement, de stupeur, et de macabre fascination. Car vingt-quatre heures après sa diffusion, plus de 1,2 million d’exemplaires de la vidéo circulaient sur Facebook, et sur d’autres plateformes telles YouTube, Twitter et Reddit. Les multinationales du virtuel ont bien tenté d’effacer tous les fichiers de ce film d’horreur, mais une question persiste : pourquoi, pendant de trop longues minutes, étions-nous témoin de ce carnage? N’y avait-il personne chez Facebook pour tirer la sonnette d’alarme?
Si on avait interrogé Hans Block et Moritz Riesewieck, deux documentaristes allemands, leur réponse aurait sûrement débuté par : « Oui, mais… » Après quelques années de recherche, d’enquête et d’entrevues, ce tandem sait mieux que personne à quel point la circulation des images, des messages et des idées sur les réseaux sociaux n’est pas aussi libre, voire aussi idyllique que Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, tente de nous le faire croire. Car de la même manière que les pays occidentaux ont « exporté » pendant des décennies leurs « matières résiduelles » dans des contrées pauvres où les normes environnementales sont des chimères, de nouveaux dépotoirs ont été érigés, polluant les esprits de ceux et celles qui doivent y travailler.
À Manille, capitale des Philippines, dans des tours à bureaux aussi impersonnelles que toutes les autres, des milliers de travailleurs payés environ 3 $ US s’activent, 10 heures par jour, à faire le tri de ce que l’on verra, ou pas, sur nos fils d’actualité, qu’il s’agisse de Facebook, YouTube, ou Twitter.
« Delete / Ignore » : un mantra de notre temps
Chaque jour, ces éboueurs du virtuel voient défiler sous leurs yeux des milliers d’images, environ 25 000, et en une fraction de seconde décider si elles doivent être effacées ou libres de circuler jusqu’à nous. Tout cela après une formation approximative, mais beaucoup de pression pour atteindre les quotas exigés. Ont-ils à déterminer le niveau d’originalité des vidéos de chats qui polluent nos fils d’actualité ou à se prononcer sur les performances vocales de candidats malheureux refoulés aux portes de l’émission La Voix? Plusieurs modérateurs rêvent que les choses soient aussi simples, et aussi distrayantes…Pédophilie, torture, décapitations : c’est le lot quotidien de ces nettoyeurs, exposés aux pires atrocités dont l’être humain est capable, et toutes celles que vous n’auriez jamais osé imaginer. Passe encore les images à caractère sexuel d’un goût douteux. Ce à quoi ils sont confrontés suscite souvent le dégoût, entraînant même des troubles psychologiques que les entreprises, des sous-traitants de Facebook faisant profil bas sur la place publique, considèrent comme des risques du métier.
Voilà d’ailleurs un des nombreux mérites de ce documentaire percutant, mais rarement par la cruauté des images, le plus souvent cachées, décrites avec une précision clinique, donnant tout de même froid dans le dos. Avec beaucoup de patience, les deux cinéastes ont tissé des liens étroits avec ces travailleurs que rien ne distingue des autres sur les trottoirs de Manille – des clauses de confidentialité les empêchent de raconter ce qui constitue le quotidien d’un « modérateur », à leurs proches comme à des journalistes —, acceptant de se montrer à la caméra, et de témoigner, alors qu’ils ont donné leur démission.
Et comment les blâmer? Pourtant, dans ce pays imprégné de religiosité catholique, certains d’entre eux se voient comme des censeurs d’une haute exigence morale, expurgeant des profondeurs de l’Internet les rejets nauséabonds d’une humanité en péril. À les entendre décrire les scènes d’abus sexuels à l’égard des enfants ou celles de tortures pratiquées par Daech, dont les décapitations — différentes en terme de précision chirurgicale selon le type d’instrument utilisé —, leur discours semble parfois teinté d’évangélisme. Ou alors, dans une posture idéologique décomplexée, certains adhèrent sans réserve à la tyrannie du président Rodrigo Duterte, lui qui a fait de la guerre contre la drogue une lutte sanguinaire subie par une partie de la population des Philippines, avec plus de 20 000 personnes tuées de sang froid, dans la rue, par les autorités policières. Pour certains modérateurs, éliminer ce qu’ils considèrent abject par un simple clic de souris relève de la même justice implacable et expéditive.
Neutres, les nouvelles technologies?
Ceux et celles qui croient encore que les technologies sont aussi neutres que la Suisse, que les algorithmes sont apolitiques, et que chacun des milliards d’internautes possède son strapontin pour s’exprimer en toute liberté remercieront Hans Block et Moritz Riesewieck de les avoir aidés à perdre leur innocence. Au-delà des constats désolants sur les mauvaises conditions de travail de ces nettoyeurs du numérique, des impacts psychologiques graves de ce travail atypique (les suicides y sont malheureusement nombreux, inspirés de ceux qu’ils doivent censurer, chaque jour), The Cleaners expose les dérives d’un monde de plus en connecté… aux mêmes sources. Au contraire des images pornographiques, les discours politiques haineux, mensongers, s’étalent avec une indécence consternante, et dans des pays sans liberté de presse, sans liberté tout court.Les deux cinéastes illustrent ici le cas du Myanmar (ex-Birmanie) et du triste sort de la minorité rohingyas, constamment démonisée sur Facebook avec une violence inouïe, validant ainsi des actes sanglants impunis. La démesure des camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh s’explique, oui, en partie, par la puissance de Facebook comme porte-voix de l’intolérance.
Est-il possible de sortir indemne de ces décharges 2.0? Les discours pessimistes et les regards voilés de tristesse des cinq protagonistes qui ont accepté de se confier à la caméra de Hans Block et Moritz Riesewieck prouvent qu’ils y ont laissé une partie de leur âme. Ce travail ingrat et invisible est à ce prix, mais personne ne les a prévenus. Pas même Mark Zuckerberg.